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Les savoirs : clés pour l'imaginaire dans Le Surmâle d'Alfred Jarry: Une référence au prophète Mohammed

par Azouz Ali Ahmed*

Dans cet article consacré au roman, le Surmâle1 (une des rares œuvres lisibles de Jarry selon Rachilde, une romancière célèbre de la Belle Époque), s'impose de prime abord une question à plusieurs facettes : est-ce que la sensibilité particulière développée par certains écrivains de la fin du XIXe siècle en rapport avec leur fascination/répulsion à l'égard des sciences dites positives résultait d'un malaise général exprimé esthétiquement dans des œuvres majeures ou portait essentiellement une forme plus subtile de contre-culture face à celle idéologiquement soutenue d'une bourgeoisie française conquérante (une des conséquences du putsch de 1851 orchestré par Louis-Napoléon Bonaparte et ses partisans) qui tente de contenir dans certaines limites la création littéraire (les procès intentés contre Baudelaire et Flaubert en sont une des illustrations), et d'un échec du Progrès promu durant le même siècle au rang de religion, dont les prolongements marquent encore aujourd'hui, de manière assez frappante, les politiques néo-libérales qui s'avèrent impuissantes à lever les difficultés de l'économie européenne ? Les réponses ne peuvent être que complexes eu égard au fait que la science et la littérature «dissolvants du réel» (Pierssens) envahirent tous les domaines du possible, et surtout de l'imaginaire.

En effet, les savoirs prirent forme d'abord eux-mêmes comme textes construits, dans leur spécificité, avec les échos d'une «aura» toute scientifique, dirait-on, mais de même comme catalyseurs dans les expériences chimiques ou alchimiques des laboratoires des œuvres littéraires toujours en tension avec un réel au nom d' «inconnu» dont le visage reflète, sous différents masques, pour les uns, un optimisme démesuré, pour les autres, les signes des stigmates, quelquefois visibles, souvent voilés, de l'inquiétude et du désarroi. Aussi, en une tentative de lecture épistémocritique, nous essayerons de circonscrire, du moins de suivre quelques pistes (non encore empruntées) sur les savoirs mis en œuvre dans Le surmâle de Jarry. Tout comme de soutenir de même notre propos par une autre perspective d'inspiration bachelardienne, et qui rejoint, par certains aspects, les thèses de M. Pierssens(2) dont l'intérêt pour le rôle de l'imaginaire est non négligeable quant à la problématique des articulations entre science et littérature.

Un aristocrate des lettres (3)

Rabelaisien dans l'âme (ce que manifestent sensiblement ses écrits), Jarry est mort en 1907 à l'âge de trente-quatre ans en raison d'une consommation abusive d'alcool, boisson glorifiée par Marcueil (protagoniste principal du roman Le Surmâle) comme potentiellement virilisante (louange reprise par Georges Moustaki, dans une chanson célèbre des années 70 : Donne du rhum à ton homme) et décriée par Bathybius, son ami médecin, pour son pouvoir d'annihilation de la «libido». Comme écrivain iconoclaste, il a laissé une œuvre considérable, longtemps méconnue et boudée par les institutions littéraires et celles relevant du ministère de l'Éducation nationale en France. C'est pourquoi le propos de Mallarmé (qui vivait sa position de chargé de cours au lycée impérial de Tournon en Ardèche comme celle d'un exil, sans doute fécond pour l'homme de Lettres) «J'ai consacré ma vie à l'Art et à la Dèche» résume la situation sociale de Jarry, mais aussi son engagement total dans la vie littéraire et ses lourdes servitudes. D'où la fort significative sentence du poète Guillaume Apollinaire 4: «Alfred a été homme de lettres comme on l'est rarement. Ses moindres actions, ses gamineries, tout cela, c'était de la littérature.

C'est qu'il était fondé en lettres et en cela seulement. Mais, de quelle admirable façon !». Sans contredit, Jarry était porteur de savoirs immenses, riches de sa diversité d'homme ayant de solides racines culturelles et une formation académique pointue, constamment tenu en éveil par une «pulsion de savoir» qui lui a permis d'élargir de manière considérable son horizon intellectuel, littéraire et culturel. D'ailleurs, Henri Béar lui a consacré à ce sujet un ouvrage important(5) où il a mis en évidence les différentes cultures constituant le socle des savoirs de Jarry et dont certains alimenteront la trame narrative du Surmâle. Il n'avait rien d'un autodidacte (sauf, peut-être, une boulimie particulière pour les dictionnaires et ouvrages spécialisés des bibliothèques publiques) en tant qu'élève brillant, produit d'un système éducatif républicain. En outre, la culture populaire de Jarry (parce qu'il en est profondément imprégné, comme le montre la transposition de l'idiolecte potachique hors norme sur la scène théâtrale avec Ubu roi) se retrouve de façon fort explicite dans le Surmâle au chapitre XII intitulé «O beau rossignolet». Quant à sa contre-culture littéraire, elle s'appuie, selon Béar, sur les œuvres de Lautréamont, Rimbaud et Mallarmé, mais de même sur les recherches des peintres et du mouvement symboliste dans ses manifestations artistiques les plus diverses.

Il est, cependant, nécessaire, s'agissant de la contre-culture jarryque, de clarifier les choses, lui-même ayant affirmé qu'il n'était pas politiquement engagé : posture que l'interprétation de ses textes peut mettre, d'une certaine manière, à mal si l'on considère les différentes définitions opératoires du concept d'engagement en littérature qui se précisent, marquées par une certaine hétérogénéité, surtout après la Deuxième Guerre mondiale, autour de la figure emblématique de l'intellectuel engagé que personnifieront Jean-Paul Sartre, Foucault, Bourdieu, Badiou et bien d'autres, faut-il le souligner ? Les avis d'éminents spécialistes de Jarry comme Béar et Arrivé divergent nettement sur la question. Néanmoins, l'œuvre de Jarry, nous le croyons (prisme de lecture aidant) s'inscrit de manière consciente ou inconsciente à contre-courant de la culture bourgeoise et de ses assises idéologiques prégnantes durant le Second Empire. Et en cela, elle fut à la fois novatrice et rebelle à maints égards. De plus, sur les remarquables accointances de Jarry avec les autres arts que la lecture des Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien6 révèle, M. Arrivé dans sa préface assez fouillée aux ?uvres complètes(7) montre que, dans le chapitre XXIII consacré à «L'île sonnante» (titre qui interpelle musicalement, avec gravité et solennité, si l'on pense par association au son des cloches) :

L'énumération de plantes (en première lecture) telles les taroles, le ravanastron, la sambuque, la pandore #?!# n'avait pas pour objet la description d'une île imaginaire, mais l'œuvre musicale de Claude Terrasse et que les plantes étranges qui y poussent sont des instruments de musique. Leur présence a pour fonction de signifier indirectement un aspect, pertinent aux yeux de Jarry, de l'œuvre de Terrasse : la place qu'y prennent, selon lui, les instruments rares ou archaïques. De même toutes les autres îles visitées par les voyageurs sont autant d'univers littéraires, picturaux ou musicau(8).

Cette proximité avec les autres arts dans laquelle M. Arrivé décèle «la complexité des signes construits par Jarry» lui permet, entre autres, de dégager une thèse intéressante et incontournable à maints égards sur Les Langages de Jarry(9). En effet, le premier des savoirs que Jarry met en œuvre fort subtilement dans Le Surmâle relève de sa poétique d'auteur, de ses capacités à faire endosser la problématique épistémique par les personnages du roman et de l'inscrire dans un schéma narratif d'un haut niveau de complexité à une époque où la linéarité dans la composition du roman était une norme conventionnellement admise.

Littérature et savoirs multiples

Si la collecte minutieuse des termes techniques et scientifiques, fort nombreux dans Le Surmâle, donne une impression de saturation (effet intentionnellement provoqué par l'auteur, mais qui donne une idée sur un monde scientifique en plein essor), il n'en demeure pas moins qu'elle obéit de même, paradoxalement, à une stratégie d'écriture subsumant la fabrication de la machine-à-inspirer l'amour ; celle qui va entraîner la mort de Marcueil. Il en résulte que les connaissances scientifiques (savoirs) fondées ou approximatives ne sont pas posées là comme un objet décoratif d'un salon bourgeois, mais travaillent à l'interprétation d'un imaginaire fécond, et à montrer que l'aboutissement de l'aventure de «l'indien tant vanté par Théophraste» (incarné par Marcueil déguisé) obéit à un processus expérimental construit tout au long du récit : les entreprises scientifiques exigent du temps et des moyens ; ce que Jarry laisse transparaître en opérant une subtile, lente (qui se dessine dans la trajectoire générative de la trame romanesque) et vigoureuse transfiguration du scientifique par le littéraire. Cet aspect, à notre avis, creuse l'écart (malgré les similitudes avérées quant au langage scientifique utilisé et la thématique de la machine) entre Le Surmâle et L'Eve future de Villiers de L'Isle-Adam eu égard au traitement de l'information scientifique en tant que savoirs, car, selon Anne Lefeuvre (Le discours scientifique dans L'Eve Future) : «le but recherché par le développement de tels discours : non pas démontrer, ni expliquer, mais provoquer une impression de scientificité, et surtout de complexité(10) .» C'est ainsi, cependant, que Jarry va plus loin, d'une part, en opérant une rare synthèse des innovations scientifiques et techniques de l'époque à travers la construction de son objet (confrontation de l'homme et de la machine inventée par lui-même, dépassement des limites physiques et psychiques grâce à la performance sexuelle, interrogations angoissantes sur le pouvoir de la machine et de sa place dans le futur) ; d'autre part, en rendant le discours scientifique vraisemblable sous forme d'accouchement maïeutique (les interactions verbales des personnages relèvent de celles d'hommes de science ou de philosophes). Mais le plus significatif et fondamental dans les expériences menées dans le roman est remarquablement appréhendé par M. Pierssens :

L'exploit érotique de Marcueil consiste dès lors en la transformation d'un travail d'essence cyclique, répétitive (le cycle des possessions), analogue à celui que le cycliste met en jeu, en une conquête de l'infini linéaire du nombre, grâce à ce phallus devenu lui-même symbole de la multiplication. La répétition, principe fondamental des deux expériences, se trouve exploitée de deux manières totalement opposées : l'une pose un seuil qu'il suffit d'approcher, tandis que l'autre ne se fixe de limite que pour la transgresser et bouleverser ainsi le rapport de l'homme à l'impossible et au sacré% en un sens proche de celui que ces mots prennent chez Bataille dans L'Expérience intérieure, car seul le désir peut faire que le corps se tanscende pour s'identifier à une rationalité qui n'est plus celle de la raison, mais incarne l'absolu. La répétition qui fait la machine, transforme l'homme à son tour en une machine susceptible de produire son propre dépassement et sa propre destruction(11).

Voilà une séduisante analyse que nous nuancerons, cependant, sur la question du désir. S'il permet effectivement la transcendance en dehors de toute rationalité et qu'il incarne l'absolu, le désir peut, dans un même mouvement, prévenir l'homme contre l'effet néfaste et dévastateur de la répétition si elle prend une forme mécanique absoute de tout contrôle de type émotionnel dans les rapports humains (nécessaire, cependant, si elle s'appuie sur le désir, renouvelé par le jeu de la séduction sous toutes ses formes et ses langages, dans les rapports sexuels pour le maintien d'un certain équilibre, toujours à l'épreuve, par exemple au sein du couple). D'ailleurs, peut-on imaginer des prouesses érotiques sans le levier principal qu'est le désir ? Non, paradoxalement à vous, dirait, en pataphysicien, Jarry, avec un gros clin d'œil à la machine-à-inspirer l'amour (l'amour vrai ? Du moins tel que le comprennent et lui donnent du sens les humains en fonction de leur vécu anthropologique, culturel et religieux).

La littérature est, soulignons-le encore une fois, une machine à recycler les savoirs (et les idéologies existantes tout comme elle en produit de manière consciente ou inconsciente dans des textes). Qu'ils soient de première main, de seconde main ou incertains. Et Le Surmâle n'échappe pas à la règle, bien au contraire. Aussi, nous noterons, en premier, dans cette perspective, puisque le motif principal du texte repose sur les prouesses sexuelles, moyen ultime, parmi d'autres, de défier la machine, la référence à Mohammad (une figure puissante du surmâle, religieuse de surcroît), celle énoncée sur un ton voltairien : «Mahomet, en son Coran, se vante de réunir en sa personne la vigueur de soixante hommes» (p.20) Il est fort peu probable, eu égard à la phrase qui précède, que Jarry ait lu le livre sacré des musulmans dans lequel il serait difficile de retrouver une telle assertion. Pour M. Bordillon(12) , Jarry, usant, selon nous, du procédé de la particitation qui consiste à citer (le contenu du fragment se détache du contexte aux yeux du lecteur) sans préciser la source, reprend Rabelais qui a écrit : «#?!# Mahumet, qui se vante en son Alchoran avoir en ses génitoires la force de soixante guallefretiers» (Rabelais, ?uvres complètes, Bbli. De la Pléiade, p. 427). Le renvoi à Rabelais (dont la connaissance du Coran dépasserait peut-être à peine, nous le percevons à la lecture du texte, celle de Jarry) n'épuise nullement le sujet. En effet, le Coran n'a jamais abordé la sexualité du prophète, encore moins dans le sens que lui prêtent et Rabelais et Jarry (détenteurs d'un savoir encyclopédique immense, mais incertain et de seconde main sur maints contenus ; ce qui n'a rien de surprenant, ni de choquant d'ailleurs surtout quand on se situe dans le champ du romanesque et de l'imaginaire). Par contre, il faut le rappeler, l'Islam en tant que doctrine a polémiqué sur la question sexuelle à Médine (deuxième ville sainte après La Mecque) avec les traditions talmudique et chrétienne fortement présentes en terre arabe au début de l'avènement de la troisième religion monothéiste. En effet, l'Islam était la religion, osons le dire, révolutionnaire au moment de son irruption sur la scène du sacré fortement impliqué dans le social, et encore plus moderniste que jamais aujourd'hui si l'on considère les efforts d'interprétation de beaucoup d'intellectuels visant à revivifier la pensée coranique, qui a levé les tabous sexuels en reconnaissant qu'au-delà de la fonction procréatrice, la sexualité (les rapports intimes entre époux) revêtait une place fondamentale dans le couple et dans la société (les travaux de Malek Chebel en sont une illustration assez remarquable) ; ce que la psychanalyse défendra en mettant en relief le rôle de la libido (du désir) dans les actions humaines même si ses travaux sont soumis à critique depuis le XIXe siècle, car, ne l'oublions pas, avant le Coran, l'éthique sexuelle religieuse réglementait de manière précise et très restrictive les relations entre époux. En 165, saint Justin écrit : «Nous chrétiens, si nous nous marions, c'est pour élever des enfants» C'est pourquoi il affirme dans la foulée que «l'acte d'amour entre époux reste quand même un péché #?!#Le meilleur des états est celui d'eunuque» (Matt. : XIX, 12). En Islam, l'acte sexuel est un acte d'amour et non un devoir exclusif de procréation imposé aux fins de perpétuation de l'espèce humaine (elles sont un vêtement pour vous et vous êtes un vêtement pour elles : une métaphore qui traduit on ne peut plus éloquemment l'importance de la sexualité. Traduction d'une parole divine que l'on trouve dans le Coran, Sourate II), même chez les mystiques (par exemple, pour Ibn'Arabî, le grand poète mystique andalou enterré à Damas, l'amour divin se rencontre, se matérialise dans l'amour humain, propos que l'on pourrait tout autant attribuer à Jésus-Christ et à tous ceux qui se réclament de l'Église primitive). Par ailleurs, si l'on situe, ce que permet une autre interprétation du rapport fascination/répulsion des auteurs de la Belle Époque à l'égard des savoirs, l'Islam et le Coran du côté de ceux-ci, il est presque logique que leur pouvoir d'attraction suscite des interrogations, mais aussi des peurs qui se traduisent plus, dans les écrits, par un pouvoir d'absorption de la mimésis par la sémiosis puisque le descriptif dans le Surmâle se limite à une construction phrastique assertive grammaticalement réduite à peu d'éléments significatifs.

L'Islam séduit et suscite des craintes. Il apporte du nouveau en tant que savoir. La vision du monde change de perspective. D'autres rapports humains transforment les liens qui tissent le destin de communautés entières. On ne peut l'occulter. Et en même temps, il nourrit l'imagination des écrivain(e)s, des hommes de science, toujours tournés vers l'inconnu, le nouveau.

Dans la littérature occidentale, si l'on considère la question de l'amour autrement, un poème d'une force inouïe de Baudelaire (poète qui ne se retrouve pas par hasard sur la liste de lecture du docteur Faustroll, un personnage créé par Jarry) : La Mort des amants porte le sceau de cet élan transcendantal, mystique et mystérieux d'union de la matière (qui nous constitue) et de l'esprit (que nous portons d'une certaine manière, dont nous sommes l'habitacle). Au-delà de cette lecture, d'ancrage quelque peu particulier, nous amenant au cœur du Surmâle, il est, peut-être, utile, afin de comprendre la référence mohammedienne de Jarry, de souligner que le XIXe siècle a suscité un certain engouement pour l'Orient jugé plus tolérant à l'époque, entraînant par là même un mouvement extraordinaire de voyageurs parmi lesquels se distinguent des hommes de lettres et des artistes.

Quant à la virilité peu commune du prophète Mohammad, elle obéissait certainement à d'autres ressorts en rapport avec la situation socio-historique et politique de l'époque. Attestée par ses biographes antérieurs à Rabelais et à Jarry, et plus contemporains (Montgomery Watt, Maxime Rodinson, un spécialiste athée de l'Islam, et de bien d'autres) eu égard à ses nombreux mariages (reconnus au sein de la communauté, mais qui ne peuvent en constituer une preuve absolue) politiques, précisons-le, car le système d'alliances tribales, sur lequel pouvait s'asseoir tout projet politique ou idéologique (au niveau superstructurel) d'envergure, reposait sur les liens du sang. Construire un État à partir de Médine représentait une tâche de grande envergure qui ne pouvait se concrétiser eu égard au puzzle de la composante sociologique de la péninsule arabe de l'époque et de ses traditions guerrières (élément de survivance) sans de solides rapports entre tribus pouvant garantir la cohésion sociale et politique et promouvoir l'émergence de structures étatiques solides, capables de résister et de durer.

Afin de mieux décoder la stratégie d'écriture propre à Jarry, il faut d'emblée comprendre que la citation prétendument coranique rabelaisienne fonctionne, d'abord, comme préfiguration à l'exploit érotique de Marcueil qui va faire quatre-vingts fois l'amour à Ellen (chapitre XIII, La découverte de la femme), mais également comme référent au divin, au sacré à dépasser ; ce que M. Pierssens (précédemment cité) n'a pas manqué, avec pertinence, de mettre en relief. Cet exemple montre que dans le processus de fictionnalisation des savoirs, c'est leur mise en situation cognitive qui importe et non leur degré de scientificité ou de véracité empirique. Ce qui, inévitablement, amène les lecteurs à un effort de lecture interprétative ou participative (Umberto Ecco, Lectore in fabula) et bien au-delà lorsqu'il s'agira de répondre au besoin irrépressible de comprendre tel ou tel phénomène, ou d'essayer de résoudre une équation presque impossible, fruit d'un imaginaire particulièrement fécond comme le montre Jarry. Au-delà de la force de l'exemple, il faut rappeler qu'il est de tradition dans la littérature occidentale et cela depuis Voltaire de s'attaquer à la religion (chrétienne), mais par le détour d'attaques frontales de la religion musulmane, et particulièrement de la personne du prophète Mohammad, que l'on essaie d'éloigner de ce qu'il représente sur le plan sacré afin de mieux le confiner dans le domaine réducteur du profane pour un personnage de son envergure et par là même diminuer l'importance de la prophétie à laquelle on fait porter, par anachronisme historico-sémantique fort habile, la tenue du mythe. Stratégie d'écriture de contournement de la censure certes, mais qui exprime aussi un certain malaise né de cette fascination /répulsion à l'égard de la science dite positive de l'époque (le prophète lui-même disait, dans un hadith: quérissez la science du berceau jusqu'au tombeau) au XIXe siècle et bien avant si l'on considère le XVIe siècle (L'?uvre au Noir, un roman de Marguerite Yourcenar est assez éloquent sur les persécutions des hommes de science même appartenant à l'Église au nom des institutions religieuses). Cependant l'élévation par le biais du littéraire de Mohammad au rang de mythe (ceux de la Grèce antique sont nombreux dans le roman même s'ils constituent une sorte de contrepoint au positivisme du XXe au moins sur le plan symbolique) soulève d'autres questions que le siècle des Lumières aborde même prudemment, grâce à ses philosophes, en donnant une sorte de matérialité au transcendantal en privilégiant l'immanence comme grille de lecture du réel. Mohammad est un humain, devenu mythe au service de l'humain. Jarry fait dans ce roman un travail de déconstruction à la fois de la notion de progrès à laquelle il oppose le mythe qu'il construit en s'appuyant sur une figure religieuse importante malgré la critique indirecte et ironique dont elle fait l'objet, pour lui, en raison de ses capacités autant humaines (l'homme est mis en relief comme avec Rabelais ou Erasme au XVIe siècle) que surhumaines permettant de rivaliser avec la machine ou de la dépasser. En ce sens, la référence à Mohammad porte une charge incontestable de positivité qui se dégage de la structure du roman, peut-être à l'insu de l'auteur de lui-même.

Imaginaire et anticipation

La lecture du Surmâle, nécessairement soutenue par celles du Docteur Faustroll et de Messaline, autres œuvres importantes de Jarry, est intéressante à plus d'un titre, troublante, et d'une grande charge émotionnelle (ce qui caractérise sa réussite esthétique). C'est un roman qui met en œuvre des savoirs bâtis sur une trame discusive reposant sur une dynamique d'une remarquable structure. Nous pouvons le lire comme une pièce de théâtre, à la limite, classique, si l'on exclut les scènes du bar, du jardin d'acclimatation où la machine (dynamomètre) est perçue symboliquement comme une femelle, et celle de la course (au cours de laquelle surgit le pédard, autre signe préfiguratif de l'exploit futur de Marcueil qui se prépare comme le ferait un champion, multipliant les prouesses comme tests avant la grande et ultime épreuve; prenant une allure initiatique si l'on se situe sur le terrain anthropologique). Tout se joue au château de Lurance et la règle des trois unités pourrait couvrir sans contredit les événements. Bien plus, ce roman (moderne) est aussi un mélange des genres (théâtre comme nous venons de le montrer, mais aussi récit, poésie, écrit journalistique et discours scientifique). Afin de démonter avec soin la mécanique de ce roman, nous avons d'emblée relevé l'ensemble des termes qui font référence à des savoirs et quelquefois, pour la même notion, à des savoirs multiples, car comme le souligne fort pertinemment M. Pierssens : «Les savoirs que la littérature mobilise sont nécessairement hétérogènes de sorte que les objets qu'ils sous-tendent possèdent une organisation qui hésite entre le souvenir d'une pensée mythique et l'intuition du concept» (Savoirs à l'œuvre, p. 9). Par conséquent, nous avancerons quelques exemples en signalant, au demeurant, que les termes techniques, qui travaillent en profondeur le texte et poussent l'imagination de plus en plus loin, comme lors de la fameuse «course des dix mille milles» dont la vision est, on ne peut plus, surréaliste (les images, qui foisonnent sur l'écran mental du lecteur, stimulant ainsi son propre imaginaire, ressemblent, étrangement, à des planches de Max Ernst le peintre surréaliste), se déploient de manière graduelle et donnent tout son sens au concept de processus. En lisant, par exemple, la phrase suivante de la page huit : «Elle avait pu, avant tout, produire un autre résultat : des sourires ; mais par malheur c'était l'amphitryon qui l'avait prononcée», nous nous sommes posé la question : mais pourquoi le choix du substantif onomastique Amphitryon ? Jarry aurait pu simplement utiliser hôte, pas maître de maison, Marcueil étant célibataire. Amphitryon renvoie, en réalité, à deux sens ; l'un normatif (hôte), l'autre mythologique avec une connotation plus intéressante au plan sémiotique. En effet, au regard de la mythologie grecque Zeus apparut à Alcmène sous les traits d'Amphitryon et la rendit mère d'Héraclès, donc André, qui vient du grec Andrèas (virilité), veut battre tous les records. Au début du roman, et par un travail intertextuel subtilement voilé, Jarry annonce l'idée de record quand on sait ce que furent les douze travaux d'Hercule. Par ailleurs, à un autre niveau de lecture en rapport avec la mythologie tout en le dépassant dans une autre direction, il faut comprendre que le recyclage dynamique de certains mythes n'a pas seulement pour motif une recherche du passé ou d'un certain Âge d'Or (Lukacs), mais et surtout le besoin de ressourcement littéraire à la lumière des textes fondateurs de la civilisation occidentale. Cette remythologisation répond, d'une certaine manière, à un moment de crise de la pensée historique, car la fin du XIXe siècle va se caractériser par un puissant retour en force au mythe, en opposition consciente ou inconsciente au positivisme de Taine, de Renan et de bien d'autres acteurs du champ littéraire, culturel et scientifique. C'est pourquoi les référents mythologiques, que charrie Le Surmâle, participent de cette «mise à distance au réel» (Gilbert Durand) qui montre qu'un mythe peut être plus ou moins réalisé par le courage surhumain d'un homme, par la science, par la technique, etc. Les illustrations pullulent dans le texte de Jarry. Prenons, par exemple, le substantif «éther», il renvoie à éthylisme, mais dans le texte (p.146) «éther» porte trois significations : espaces célestes, composé volatil (en chimie), et antiseptique en médecine. Ainsi, l'éthéromane qui l'utilise cherche le léthé (l'oubli) dans les espaces célestes chez la fille d'Iris, elle-même source de l'oubli. De plus, le langage métaphorique, d'une extraordinaire puissance, libère l'imaginaire et assure au texte un haut degré de poéticité :

Sans aucun ornement ni confort, rudimentairement peinte de minimum, la machine exhibait sans pudeur (ce que fera Ellen au moment de l'épreuve, nous soulignons) ses organes de propulsion. Elle avait l'air d'un dieu lubrique et fabuleux enlevant la jeune fille. Mais, celle-ci tournait, à son gré, par une sorte de couronne, la tête du monstre docile à droite et à gauche?Les dragons sont toujours couronnés. La bête métallique comme un gros scarabée, essaya ses élytres, gratta, trépida, mâchonna avec ses palmes et s'en alla? Ellen qui avait une robe vert-pâle, parut une petite algue accrochée en travers d'un gigantesque tronc de corail emporté par un courant(13).

Tout est mobilisé dans un seul énoncé de quelques propositions : la machine, la divinité, le mythe, les éléments naturels?et en filigrane, la projection de quelque chose qui va advenir. En effet, Ellen conduit une machine et va devenir une machine à faire l'amour, au sens physique du terme. Par ailleurs, la description que fait Jarry de son héros à la page 9 est une sorte de pendant à la description que fait Rabelais de Pantagruel : d'où un vrai paradoxe. Avec Rabelais, la «soif de savoir» subsumait une forme de symbolisation dont l'accent portait sur les manifestations extérieures : le savoir médical inonde d'images de dissection sous un régime comique insoutenable pouvant provoquer chez le lecteur une sorte d'extase, d'euphorie que le rire provoque, l'intensifiant jusqu'à faire perdre au sujet la conscience de soi. Mais, avec Jarry, nous passons à un autre registre : la force insoupçonnée de l'homme (André Marcueil est décrit comme un être chétif) dont la croyance en l'illimité s'appuie sur l'irrationnel; une force qui se déplace vers des zones obscures, vers une dimension jusque-là négligée et que les recherches sur le psychisme humain commencent à identifier pour en révéler la profondeur et la puissance.

En outre, dans Le Surmâle, l'isotopie sexuelle est omniprésente et représente un des éléments les plus structurants du texte. La critique, en particulier celle fort pertinente des sémioticiens (Michel Arrivé, par exemple), l'explique par les tendances sadomasochistes de Marcueil. Analyse on ne peut plus judicieuse, car le crime sexuel est l'aboutissement de pratiques sexuelles perverses, exacerbées, mais peut-on pour autant le limiter à ce niveau d'interprétation dans le cas précis de Marcueil dont la machine s'est emballée soudainement, un peu comme celle d'un cheval devenu fou de rage après avoir mordu son mors. Osons cependant une autre lecture qui ne soit pas de surface, non linéaire, mais en lien avec le programme narratif profond du roman. En effet, Jarry a écrit : «La même scène de viol allait se répéter que celle du château de Lurance quand?et au milieu de cette folie, il comprit, dans un élan lucide que?» (p. 164). Un malade sexuel (d'une grande perversité) ne s'arrête pas au milieu de sa tentative de viol sauf s'il est surpris et qu'il doit parer au plus urgent : c'est-à-dire fuir le danger potentiel qui le menace lui-même, l'agresseur, de manière imminente. Or, à ce moment-là, précisément, un éclair de lucidité frappe Marcueil ; il prend conscience qu'il est devenu une machine presque incontrôlable et que le phonographe agissait sur lui comme une commande à distance rendant ses sens hyperesthésiés à un point de non retour, voire irréversible. C'est pourquoi, selon nous, ce qui se joue dans cette scène relève de quelque chose de beaucoup plus profond, d'extraordinairement plus complexe et quelque peu énigmatique et inouï ; et qui, au niveau ontologique, peut aussi renvoyer au mythe des origines, à la recherche, même par l'anéantissement (que la machine peut aider à atteindre de manière prompte et radicale), de l'union absolue (androgynie, retour à l'état primordial qui dissoudrait les différences en une forme de totalité, ou communion avec le divin comme chez les mystiques). Marcueil est un personnage qui a un objectif et il construit, en s'appuyant sur une forme de dédoublement, une machine lui permettant de se mouvoir et d'agir pour battre un record afin de repousser toutes les limites physiques et psychiques que fixeraient la science ou les expériences accumulées tout au long de son histoire par l'homme. C'est ainsi qu'il finira par devenir une victime de la machine-à-inspirer l'amour, qu'il entraînera avec lui, lors de sa fuite, dans la destruction et la mort. Le Surmâle est le pendant mâle et femelle à la fois de Messaline puisque Ellen également cherche la performance amoureuse, l'absolu que Marcueil trouvera dans la mort. D'ailleurs, tous les deux se dédoublent pour les mêmes raisons : battre un record dans le domaine des rapports sexuels et aller bien au-delà, c'est-à-dire se perdre dans les territoires de l'étrangeté, de l'illimité que les deux machines se disputent : celle que l'homme a créée avec les moyens de la science que les savoirs fécondent doublement (avec ses charges de positivité et de négativité) et celle qu'il porte en lui-même, dans son propre espace corporel, et que les mêmes savoirs lui font découvrir dans sa réalité tout aussi implexe et difficile à saisir.

?uvre d'anticipation ? Sans aucun doute, par certains aspects. Le Surmâle, ancêtre de superman et des comics américains, soulève des questionnements d'une formidable acuité, et d'une actualité brûlante. Incontestablement, la question des limites, toujours à dépasser dans tous les domaines de la vie (performances économiques, sportives, amoureuses, conquête de l'espace, course aux armements, etc.), est une réalité multiforme de la modernité, difficilement soutenable. Elle maintient le monde dans un état perpétuel de concurrence absolue. Mais, cette machine intelligente que l'on appelle aujourd'hui intelligence artificielle c'est-à-dire intelligence déshumanisée ne porte-t-elle pas cette part de fascination / répulsion que Jarry et quelques-uns de ses contemporains ressentaient comme une réelle menace exprimée sous l'inconnue d'une équation irrésolue (elle le restera si l'on en juge par les préoccupations que charrie la production littéraire d'hier et d'aujourd'hui) et qui fait à la fois la richesse et le malheur de la pratique romanesque (Pierssens). Au chapitre III et à la page 40 du Surmâle, Jarry anticipe par une simple formule quelque peu sentencieuse sur son propre avenir littéraire : «Il est certain qu'il n'y a point de raison que les hommes travaillent à faire durable s'ils ne supposent confusément que leur œuvre a besoin d'attendre quelque surcroît de beauté, qu'ils sont incapables de lui fournir aujourd'hui, mais que lui réserve le futur. On ne fait pas grand, on laisse grandir.» Le temps lui a donné raison.

Conclusion

Jarry a inscrit son projet dans un imaginaire fécond (empruntant des savoirs de seconde main, contestables à maints égards, même à l'histoire religieuse à travers une de ses figures les plus marquantes, celle du prophète Mohammad), producteur d'images fortes, à la fois sensibles et troublantes parce qu'elles mettent à nu une sorte de tension entre le plus et le moins, l'échec de l'homme et de la machine (ou de leurs réussites : Mohammad a posé les premiers jalons de ce qui deviendra une des plus grandes civilisations de l'humanité). Bachelard disait : «Oui, c'est à ma table d'existence que j'ai connu l'existence en tension vers un avant, vers un plus-avant, vers un au-dessus.» Jarry son aîné aurait, certainement, fait siennes ces paroles en y ajoutant : vers l'illimité, vers l'absolu. Conscient de l'absurdité du monde, il ne s'est pas dérobé. Il a joué en pataphysicien. Que ses écrits ne s'évaporent pas dans l'éthernité du docteur Faustroll.

*Queen's University (Ontario), Canada

Notes :

1. Alfred Jarry, Le Surmâle, Paris-Genève, Editions Slatkine, 1995.

2. Michel Pierssens, Savoirs à l'oeuvre. Essais d'épistémocritique, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1990.

3. J'emprunte l'heureuse formule à Hubert Juin,

Écrivains de l'avant-Siècle, Paris, Éditions Seghers, 1972.

4. Cité par Michel Décaudin dans sa préface à Alfred Jarry.

?uvres (Paris, Robert Laffont, 2004).

5. Henri Béar,

Les cultures de Jarry (Paris, Presses Universitaires de France,1988).

6. Alfrred Jarry «Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien», in ?uvres complètesI

(Paris, Gallimard,1972), p. 657-743.

7. Alfred Jarry, ?uvres complètes, Michel Arrivé (direct de), op. cit., p. XVII.

8. Ibidem,

9. Michel Arrivé, Les Langages de Jarry. Essai de sémiotique littéraire, Paris, Klincksieck, 1972.

10. Anne Lefeuvre in http : //www.fabula.org/forum/colloque 99.php

11. Michel Pierssens, Savoirs à l'oeuvre. Essais d'épistémocritique, op, cit., p. 39-40.

12. Henri Bordillon ( direct de) in Alfred Jarry, ?uvres complètes II, (Paris, Gallimard, 1987), p.779.

13. Alfred Jarry, Le Surmâle, Paris-Genève, Editions Slatkine, 1995, p.71.