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«Esthétique de boucher» (*)

par M'hammedi Bouzina Med

Des milliards en dinars et devises, une présence dans le bâtiment, le commerce, l'industrie... Comment et pourquoi un personnage anonyme, sans argent, sans passé entrepreneurial est devenu un «boss» ayant pignon sur rue?

L'affaire de la tentative d'introduction sur le marché national de la consommation des 701 kilos de cocaïne continue de révéler, chaque jour qui pas- se, d'autres affaires de trafics et de pratiques mafieuses sous-adjacentes mettant en cause des responsables publics à diverses échelles et divers milieux. Les Algériens semblent découvrir, ahuris, l'étendue et l'énormité du crime et du scandale qu'ils ne concevaient que dans les films policiers et romans noirs. Comment en est-on arrivé à ce stade dans la criminalité organisée? Un tel réseau de bandits ne nait pas du néant. Il y a des raisons objectives qui ont prévalu à sa constitution: l'ouverture tous azimuts et sans garde-fous du marché économique national à l'aune de l'abondance de l'argent frais de la rente des hydrocarbures. Le pays s'est lancé, à juste titre, dans une dynamique effrénée de développement en lançant des projets et travaux à tout va pour rattraper le retard cumulé de plusieurs décennies de stagnation et d'immobilisme économique. L'agent coulait à flots, les chantiers quadrillaient le paysage national, la croissance à deux chiffres allait bon train.

Du coup, des milliers d'entrepreneurs, d'entreprises souvent improvisées se jetaient dans cet «eldorado» financier algérien. Des gens sans qualités techniques, sans expérience, sans patrimoine entrepreneurial et parfois sans apport financier initial et surtout sans culture managériale se retrouvaient « Entrepreneur», «Homme d'affaires», «Managers et Consultants» etc. Comment? Par quel artifice ou miracle? Par le «réseau» et liens de famille, d'amitiés intéressées ou de concupiscence vorace face à l'offre mirobolante et facile du marché national.

Malheureusement, la volonté de l'Etat d'ouvrir grand les vannes du trésor public pour rattraper les énormes retards dans tous les secteurs de la vie économique s'est faite dans la précipitation sans protections et garanties techniques, juridiques et même sans promotion de la ressource humaine déjà en déficit structurel. Beaucoup y verront une stratégie du «Pouvoir politique» - qui n'a rien avoir avec la notion d'Etat- pour acheter la paix sociale et une forte adhésion et soutien populaire. Et il en fût ainsi avec le renouvellement à quatre reprises du mandat présidentiel à M. Abdelaziz Bouteflika et peut-être même un cinquième. Le débat sur la légitimité ou non des mandats présidentiels passés est dans ces circonstances suranné, inutile et sans escompte politique pour l'opposition de manière générale. Car, quel que soit les fraudes ou manipulation des urnes, il n'est de mauvaise fois que de ne pas reconnaitre que le vote a été à chaque fois largement en faveur de M. Abdelaziz Bouteflika. Pour les pourfendeurs de Bouteflika installés à Alger et ses confortables salons politiques , il leur faut se rendre à l'intérieur du pays chez le «bon peuple» des travailleurs, des jeunes et des paysans pour se rendre compte de la popularité de Bouteflika. Logement sociaux, routes et autoroutes, Ansej et crédits à la consommation aux travailleurs, emploi etc. sont passés par là et plombé toute remise en cause de cette politique accompagnée de «nouvelles richesses» qui envahissait l'espace public et social. C'est dans cette euphorie nationale du tout consommable frénétique et incontrôlé que va proliférer bandits et opportunistes de tout bord. Tout s'y prête pour ce genre d'aventuriers: la vitesse et la multiplication des chantiers à tout va, une administration archaïque, dépassée et sous alimentée prête à «manger» dans les mains des nouveaux entrepreneurs et riches hommes d'affaires, une justice, non déplaise à son syndicat et son ministre, gangrénée par la corruption, sous équipée et loin d'être indépendante des pouvoirs politiques et exécutifs et cerise sur le gâteau: une manne financière publique abondante. Les ingrédients parfaits pour la « croissance» du phénomène de corruption. Un terrain propice pour les flibustiers à l'abordage du navire Algérie.

La corruption à l'échelle du gendarme ou policier en poste dans un barrage routier est une lointaine image qui prête à sourire face à celle qui frappe les rouages les plus sensibles de l'Etat: la mafia algérienne est née. Comme toutes les mafias du monde, elle ne va pas faire dans de la dentelle. Elle vise gros, emploie les moyens qu'il faut y compris le chantage, la violence, le crime. La tentative d'inonder le pays de drogues dures telle la cocaïne est un crime contre le pays. Pour autant de raisons, vouloir cerner cette affaire à la seule signature du «boucher» et de quelques acolytes et sous- fifres ou la traiter comme une affaire isolée du contexte politico- économique du pays serait une erreur stratégique de la part des responsables qui s'en occupent. L'affaire de «Khalifa» et la façon dont elle a été traitée notamment en faisant payer des prête- noms et soldats de seconde zone ne doit pas se répéter. L'arrestation et l'emprisonnement de son patron Khalifa Moumen a clôturé le dossier. Ce n'était pas suffisant: des milliers de victimes de Khalifa sont à ce jour abandonnées et sans aucun droit de réclamation de leurs dus et des dizaines de complices de Khalifa ont échappés à la justice, parmi eux de hauts responsables de l'Etat et de syndicats encore en fonction aujourd'hui. C'est cette impunité à géométrie variable qui a donné de l'appétit aux autres bandits qui attendaient l'opportunité de passer à l'action et dont fait partie ce fameux «boucher». Et puis combien d'autres «bouchers» - mes respects à la profession évidemment- activent encore à travers le pays et même en connexion avec l'étranger comme c'est le cas de cette affaire de cocaïne? Combien d'autres affaires se révéleront à nous à l'avenir et comment seront-elles traitées? Le défi dans cette affaire pour l'Etat est double: réhabiliter la «personnalité» morale de l'Etat en ne laissant aucun doute sur sa volonté de démanteler par l'action les réseaux mafieux et engager une lutte sans merci contre la corruption qui envahit ses rouages et structures. Il faut au delà de l'affaire du «boucher» donner, vite, des signes forts en frappant fort dans ce genre de milieux connus et dénoncés par des citoyens et associations civiles.

La progression alarmante du niveau de corruption est la conséquence de la faiblesse des institutions publiques au plan de la ressource humaine et au plan des moyens techniques et modernes de gestion du pays d'une part, et des injustices sociales qui laissent malgré de réels progrès économiques du pays des pans entiers de populations à l'abandon et en marge des bénéfices du pays d'autre part. Il s'agit donc de ne pas céder à l'effet d'annonce dans l'affaire du «boucher» en la traitant comme un fais divers d'un bandit quelconque, mais de s'interroger sur le comment et surtout pourquoi de telles affaires explosent à la face le champ social et politique par intermittence. Le travail d'assainissement et de moralisation des institutions de la république à entamer est énorme et capital pour épargner au pays la faillite. Puisse cette nouvelle affaire du «boucher» servir au réveil des bonnes consciences et donner un espoir de ne pas désespérer de l'avenir, notamment à la jeunesse qui assiste, médusée, à ce triste spectacle.

(*) Titre emprunté, avec sa bienveillance, au titre du roman paru en 1990 de mon ami Mohamed Magani, écrivain talentueux et discret.