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Exporter aujourd'hui

par Arezki Derguini

On se rend mieux compte depuis le succès des expériences extrême-orientales de développement qu'exporter est le moyen pour l'offre de créer sa demande. Les pères de l'économie politique qui appartenaient à l'économie dominante n'avaient pas besoin d'expliciter et de souligner l'importance des moyens non économiques utilisés pour ce faire (colonialisme). Ce n'était pas le souci, il le devient depuis que la puissance productive a explosé (fordisme) et que de nouvelles nations industrielles ont émergé. Disposer de marchés extérieurs est donc une affaire cruciale et les moyens d'y parvenir ne cessent pas de changer. L'échange a besoin pour exister de satisfaire deux parties, il finit cependant par tourner à l'avantage d'une partie, car il participe de la construction d'une division du travail qui ne progresse pas de manière égale.

Exporter signifie tout d'abord s'établir sur le marché mondial. Dans un cas, produire et vendre aux autres ce qu'ils ne produisent pas et ce dont ils ont besoin, comme entre l'Afrique et le reste du monde. Ainsi le pétrole et le besoin de pétrole qui sont inégalement répartis sur la surface du globe donnent lieu à un commerce mondial. Mais aussi du XV° au XVIII° siècle avec la traite des esclaves, des rois et des chefs africains qui échangent avec les Européens des captifs contre des armes et des curiosités. Dans un autre cas, comme entre l'Extrême-Orient et l'Occident, où la division du travail est plus développée, produire et vendre aux autres ce qu'ils produisent eux-mêmes, mais améliore leur pouvoir d'achat. Ce qui peut s'avérer durable ou temporaire selon l'effet positif ou négatif sur le pouvoir de produire ce pouvoir d'achat [1].

L'Occident a fait le pari de céder la fabrication, le maillon de la chaîne de valeur exposé à la concurrence de la main-d'œuvre bon marché de l'Extrême-Orient, pour être en mesure de réallouer ses ressources en faveur des segments à forte valeur ajoutée (conception, marketing) moins exposés à la concurrence internationale. Il n'était pas le seul à compter là-dessus. Ces pays d'Extrême-Orient ayant réussi à pousser leur avantage plus avant, les pays riches qui leur avaient ouvert leurs marchés hier et concédé certaines productions, se soucient aujourd'hui de les rapatrier.

Croissance économique et politique de défense du pouvoir d'achat

Produire pour le marché mondial peut signifier s'émanciper d'un marché local étroit pour pouvoir transformer un tel marché, l'élargir, si une telle production permet d'étendre les marchés locaux du travail et des capitaux. Pouvant produire et vendre pour le marché mondial à un coût avantageux, on peut intéresser un financement extérieur et susciter ensuite une épargne interne qui pourra prendre la relève. Le but stratégique de l'exportation est ici l'élargissement du marché national par l'accroissement de la puissance productive et la valorisation d'un avantage comparatif.

L'avantage comparatif se rapporte toujours à la base aux coûts de la main-d'œuvre, de la formation et de l'énergie. On a tort de disperser son attention en se focalisant sur les prix des produits [2]. Le coût de la main-d'œuvre doit s'élever moins vite que le niveau de formation pour maintenir la compétitivité de l'économie. C'est là l'enseignement que je tire des expériences des pays asiatiques, c'est là à mon sens le problème de la croissance économique. Les États-Unis s'efforcent d'attirer vers eux les meilleures qualifications du monde. La Corée du Sud a fabriqué deux fois plus d'ingénieurs que la France relativement à leur population. La Chine se prépare à engager une armée d'ingénieurs dans la compétition mondiale. Parce que nous n'avons pas compris que c'était là le « nerf de la guerre », l'industrialisation algérienne a tourné à vide avant de se révéler une machine à importer.

Il va sans dire que produire pour le marché mondial peut aussi signifier s'émanciper d'une tutelle nationale étroite en même temps que profiter d'un avantage comparatif national, sans l'intention de vouloir ou le pouvoir de transformer le marché national du travail et des capitaux. Dans notre cas, il s'agira de profiter du coût de l'énergie pour accéder à une position concurrentielle sur le marché mondial. C'est la voie que pouvait prendre la réussite d'une entreprise nationale. Car l'absence d'une stratégie nationale d'élargissement du marché national par un accroissement de la puissance productive ne laisse pas d'autre voie de progression à une entreprise nationale privée soucieuse de sa croissance et consciente des limites des marchés nationaux. Pour qu'une entreprise ne se désolidarise pas de la puissance productive d'un territoire, elle doit faire partie d'une stratégie qui permette d'améliorer son environnement en même temps que son efficacité.

Les préférences temporelles : la soif d'innover versus la soif de consommer

La défense ou l'amélioration d'un pouvoir d'achat peut donner lieu à deux conséquences opposées : un accroissement ou un décroissement de la puissance productive selon que l'on réussit ou échoue à élargir, à améliorer l'efficacité du marché et à remonter ses chaînes de valeur. À quoi tient cette capacité d'améliorer le pouvoir d'achat ? À une qualité du milieu social et institutionnel : ses capacités d'innovation et d'incitation à l'épargne ainsi que la capacité de leur transformation en investissements. Car dans le milieu social, innovation, épargne et investissement tiennent ensemble dans ce que Keynes appelle la préférence temporelle. C'est la soif d'innover et le pouvoir d'investir qui nous poussent à épargner, à préférer le futur au présent. Au contraire de la soif à consommer qui nous pousse à importer, à préférer le présent au futur. C'est un état d'esprit, des dispositions qui transformeront l'entreprise et qu'elle traduira en avantages matériels. L'entreprise internalise des pouvoirs qu'elle n'a pas fabriqués, mais qu'elle valide, justifie, renforce ou détruit en retour. C'est une erreur que de séparer l'entreprise de son milieu et de considérer que c'est elle qui crée les richesses, c'est d'abord le milieu dans lequel elle évolue qui est la source des richesses, elle le cultive ensuite ou le détruit.

Le pouvoir d'exporter a donc fondamentalement pour origine une propension sociale à l'épargne et à l'innovation qui établit un avantage comparatif dans la qualité et le coût de la main-d'œuvre. C'est là une disposition sociale extrême-orientale que des politiques autoritaires et une organisation industrielle ont su mettre en œuvre et valoriser [3]. La démocratie hérite des bonnes habitudes que des autorités peu démocratiques ont réussi à établir. Les « institutions démocratiques » qui détruisent les autorités sans en créer de nouvelles ne conduisent pas à la démocratie. Pas d'apprentissage et de transmission sans autorité, le coût de la formation s'avère alors trop élevé. Je rappelle que j'entends par autorité le pouvoir de se faire obéir sans user de la contrainte.

Une dynamique de création du revenu et des patrimoines confuse

À la différence de celle suivie par les pays asiatiques, la politique algérienne à l'indépendance (qui visait aussi à élargir le marché national et à soumettre la demande à l'offre locale mais sans que celle-ci ne fasse partie de l'offre mondiale) ne pouvait pas compter sur des traditions manufacturières et des capacités d'exportation. Aussi l'accroissement de la production par l'investissement visait le seul marché local en se substituant aux seules importations qu'alimente l'exportation d'hydrocarbures. La dynamique de création de revenus si elle ne devait compter que sur le revenu distribué par la production de substitution d'importations (production locale destinée à la consommation locale) aurait été limitée par l'étendue du marché local. Seulement une telle dynamique bénéficia de la contribution d'une production particulière destinée au marché mondial, celle des hydrocarbures, qui domina toute la production. La dynamique de création du revenu ne dépendra plus que de la production des hydrocarbures. Il ne fut pas assigner un objectif clair à l'avenir et aux modalités de la répartition du revenu et du patrimoine. Il n'est pas question de privatiser. Mais alors quelle répartition des revenus et des patrimoines ?[4] Et quelle légitimité ? Pas besoin donc de répondre à ces questions. L'offre des hydrocarbures déterminera la demande globale. La politique d'import-substitution, permise par la politique d'exportation des hydrocarbures, à la différence de la stratégie d'exportation manufacturière, ne portant pas la production à l'intérieur du marché mondial, ne pouvait pas libérer une dynamique de croissance de l'offre conséquente : l'horizon des deux stratégies était différent. Pour l'une c'était l'offre mondiale, la souveraineté résidait dans la régulation du marché mondial ; pour l'autre c'était l'offre des hydrocarbures, sa distribution nationale. La Chine associait sa souveraineté à sa puissance productive, à sa capacité d'innovation et à l'étendue de ses marchés extérieurs. L'Algérie à la capacité de défendre son marché intérieur que lui permet de créer sa capacité d'exportations en hydrocarbures. Sa souveraineté se limite à la défense du pouvoir d'achat que lui donnent ses ressources naturelles desquelles elle dépend beaucoup et non à l'accroissement de sa puissance productive dont elle dépend peu.

Nous disions que la dynamique de création du revenu restait confuse. Bien que l'économie de marché était devenue officielle, c'est toujours sur l'épargne publique que continue de reposer l'effort d'investissement. On ne dégage toujours pas une stratégie qui expliciterait le développement du revenu privé sur lequel pourrait reposer une dynamique du revenu indépendante des hydrocarbures. Sur quels revenus autres que ceux des hydrocarbures et quelle épargne sociale autre que l'épargne publique faire reposer l'investissement futur ? De toute la société ou de quelques grandes entreprises ? Qui épargne pour quels investisseurs et investissements ? L'innovation doit-elle concentrer les ressources ou les diffuser ? Nous avons proposé une réponse plus haut : l'innovation et l'épargne doivent devenir des dispositions sociales. La société doit investir dans une qualité et un coût compétitifs de la formation. La capacité d'intervention de la puissance publique alimentée par le revenu des exportations en hydrocarbures a atteint ses limites, elle ne peut plus porter plus avant le niveau de formation de la société, nous devons basculer dans un nouveau régime d'accumulation où l'État et la société mobilisent et investissent d'autres ressources. Assurément, disposer d'une main-d'œuvre au coût compétitif signifie mobiliser des ressources non marchandes au service de la compétition marchande. Ne pas comprendre cela aussi, c'est ne pas trouver ce que l'on cherche.

La fabrication d'une société hors sol

On ne pressent pas que l'objectif du politique soit le développement de telles dispositions. Les incitations économiques et politiques n'orientent pas dans cette direction. Nous restons comme bloqués dans un processus d' « accumulation primitive »[5] qui vise à produire une classe de propriétaires sans être en mesure de dégager l'avantage comparatif qui pourrait enclencher l'accumulation du capital. On vise à produire une telle classe à l'insu de la société parce qu'une partie de la société dirigeante ne sait pas et qu'une autre ne veut pas dire quelle classe produire et pour quelle fonction [6] ? Les importations entretiennent un pur consommateur pour mettre la société hors sol, la priver de ses attaches au capital naturel et rendre disponible ce dernier à une appropriation privative. La société n'est-elle pas aujourd'hui séparée de ses conditions d'existence comme elle ne l'a jamais été ? Son indice de développement humain l'a-t-il dotée de quelque capacité concurrentielle dans la compétition internationale ? Il porte la marque d'une société séparée de ses conditions d'existence, il ne pourra donc faire illusion encore longtemps.

La confusion doctrinale et politique recouvre des stratégies sociales et politiques non explicitées et non assumées. Nous allons vers une privatisation de l'économie sans pouvoir y aller franchement et faire adhérer la société. On ne peut affirmer vouloir mettre l'État en faillite, ni vouloir produire la clientèle d'une privatisation et pourtant c'est à quoi nous conspirons tous. Tout se passe comme si, il fallait produire une demande sociale en faveur de la propriété privée, qui n'existe pas encore, en même temps que les conditions qui fassent accepter une telle propriété aux non-propriétaires pour préserver la paix sociale.

La distance qui existe entre la propriété privée et notre société est plus grande que celle des sociétés de l'Europe de l'Est qui se sont converties à l'économie de marché. De par son histoire coloniale et précoloniale. Aussi est-il impossible de prévoir la réaction de la société devant un fait accompli qu'elle n'aurait pas anticipé. Ensuite nous ne bénéficions pas des mêmes faveurs de la part du marché mondial : l'Europe de l'Est a été intégrée au marché européen pour être soustraite à l'orbite russe. Aujourd'hui elle se bat pour la fermeture des frontières méridionales de l'Union européenne. Le marché mondial ne nous est pas autant favorable qu'aux sociétés asiatiques pour permettre à nos entreprises d'obtenir de nouvelles positions dans l'économie mondiale qui les doteraient d'une légitimité d'exercice en mesure de faire accepter à la société la reconnaissance de leurs droits informels. À la confusion doctrinale, aux stratégies occultes, aux indispositions de la société en matière de propriété, s'ajoute l'hostilité du marché mondial pour empêcher la mise sur pied d'une économie de marché dynamique.

Milieu innovant et hiérarchies sociales légitimes

Reprenons notre argumentaire : un milieu épargnant, innovant, cultivant son avantage comparatif et un marché extérieur non hostile, voilà les conditions majeures d'un « atterrissage » et d'un redémarrage pertinent de la société et de l'économie algériennes. Pour ce faire, il faudrait que l'Afrique produise de véritables hiérarchies sociales, économiques et culturelles, qui soient en mesure de coopérer pour créer des marchés africains en mesure de cultiver un avantage comparatif. Des hiérarchies légitimes en mesure d'entraîner le continent dans la récupération de sa souveraineté sur ses conditions d'existence.

Les entreprises doivent faire partie d'une société marchande en mesure d'adopter et d'exécuter des stratégies d'élargissement. La société marchande doit produire une hiérarchie en mesure de coordonner et d'orienter leurs efforts. Sans hiérarchie marchande légitime, les entreprises ne pourront pas coordonner leurs efforts, mobiliser les ressources de la société, de sorte à lui permettre d'intégrer la compétition internationale. Pas de hiérarchie légitime sans milieu social innovant d'une part et sans compétition sociale aux règles et aux résultats consentis d'autre part. La dynamique d'élargissement du marché national pourra ainsi avoir pour horizon l'intégration de l'ensemble de la population et non pas d'intégrer une minorité à la classe moyenne mondiale cliente de la globalisation.

Le terme de hiérarchie fait partie des notions que la société de classes préfère évacuer. Aussi faut-il résolument l'en dissocier. J'associe ce terme aux notions de valeur, de mobilité sociale, de confiance sociale ainsi que d'autorité au sens d'obéissance et de soumission consenties. Ce qui suppose des clarifications en matière de propriété et d'héritage que nos traditions peuvent nous donner. La propriété ne doit pas reproduire des classes sociales ni entraver la mobilité sociale. Les règles d'héritage et la redistribution doivent moins viser à reproduire des inégalités que des égalités. Il nous faut reprendre, remettre à leur place les « données » ou « constantes » que nous fabriquons : c'est quoi la propriété, c'est quoi les règles d'héritage, c'est quoi la redistribution ? Et ne laissons pas autrui répondre à notre place, nous ne pouvons pas leur confier nos comptes.

Démarchandisation de l'économie et reproduction de la force de travail

La stratégie préconisée ici suppose un bon point de départ. Avec la cohésion de la société marchande et son adhésion à l'horizon stratégique d'intégrer l'ensemble de la population et non de l'exploiter, elle doit donner une certaine cohérence à la société d'ensemble. La contraction du revenu national pouvant conduire à une contraction de la société marchande, relativement aux besoins ou indépendamment d'eux, comment faire pour que la société n'handicape pas ses capacités d'investissement au travers de ses demandes de redistribution ? Notre réponse est la suivante, la société doit faire place à une société non marchande en mesure de reprendre en charge des coûts dont la socialisation étatique l'avait dessaisi. J'ai en vue la reproduction de la force de travail qui a longtemps compté sur les ressources non marchandes avant que le pétrole ne leur substitue des ressources marchandes.

Une société non marchande doit être reconstituée pour permettre à la société entière de s'investir et de partager avec la société marchande les coûts de la reproduction et de la formation de la force de travail. La hiérarchie sociale marchande doit préserver l'unité de l'économie, ses racines non marchandes, correspondre à une hiérarchie de toute la société de production et non de la seule société marchande. Les trois étages de l'économie comme les définit l'historien Fernand Braudel[7], le sommet de la société marchande, les sociétés marchande et non marchande, doivent rester solidaires. Celle marchande doit partager les résultats de son efficacité avec l'ensemble, celle non marchande sa solidarité et autres ressources avec l'ensemble, celle du sommet de la société marchande sa position d'observation avec l'ensemble.

Il nous faudra ainsi passer d'une démarchandisation publique qui ne peut plus être soutenue par les ressources publiques, une démarchandisation par le haut de la société marchande et par la fiscalité pétrolière, à une démarchandisation privée par le bas de la société marchande, par la coopération et l'innovation sociales non marchandes. Dur atterrissage qui seul permettra à la société d'échapper à la « nécessité » qui fait dérober le sol sous ses pieds en l'expropriant de son milieu de vie. L'agriculture, l'éducation et la santé devront à nouveau être démarchandisées par la société plutôt que privatisées. Nous sommes en mesure de nous rendre de nombreux services que nous ne sommes pas en mesure de payer. Allons-nous y renoncer pour nous mettre à ériger un dieu argent et l'adorer ? Il ne s'agit plus pour ces secteurs d'entretenir une armée industrielle du travail. Plutôt que de fabriquer une classe de propriétaires qui épargne et investit et de purs consommateurs à l'image de la société de classes, c'est une société de producteurs consommateurs qui épargne, innove et investit qu'il faut produire. On ne peut plus faire confiance au principe du ruissellement de la richesse selon lequel les riches s'enrichissant enrichiraient la société. Pour illustrer l'ampleur du choc que l'atterrissage pourrait occasionner à la société, je donnerai un exemple : il faudrait substituer à l'université académique qui enseigne ce que nous importons et traduisons de livres et qui fabrique une armée de chômeurs, une université populaire où se rencontreraient de réelles demandes et de réelles offres d'innovations nationales et internationales. Il faut rendre la jeunesse à ses conditions d'existence réelles et lui donner les moyens de s'accorder avec elles et de les transformer. Il faut transformer sa demande de liberté en demande de pouvoir réel. Mais qui pourra lui tenir un discours de vérité et lui servir d'exemple ? Il faudra descendre dans l'arène pour le savoir.

Une autre circulation des élites africaines et du monde émergent

Les hiérarchies sociales devront donc composer avec d'autres hiérarchies du continent et du monde émergent, sans vouloir ériger de classes sociales, pour assurer une intégration nationale et continentale. Il faudra une autre circulation des élites africaines et du monde émergent. Il faudra soustraire aux puissances dominantes ces élites émergentes. Car aujourd'hui on ne peut se donner des marchés extérieurs comme au temps des dragons asiatiques ou de la Chine avec des marchés mondiaux relativement ouverts et des calculs occidentaux particuliers. Aujourd'hui les États-Unis, les Européens sont plus prudents. Ils sont moins sûrs de pouvoir préserver leurs marchés et de conquérir des marchés extérieurs. Ils sont moins certains de pouvoir se réserver les segments à haute valeur ajoutée des chaînes de valeur. Ils mesurent davantage l'ouverture et la fermeture de leurs marchés. Les marchés qui feront notre industrialisation n'existent pas encore. L'ouverture des économies nationales devra s'accompagner de la construction du marché africain. Ce qui permettra aux producteurs africains de bénéficier des conditions d'une compétition réellement qualifiante.

La société salariale ne pourra pas être l'avenir des sociétés africaines, elle est le passé des sociétés occidentales qui de leur production avait conquis le monde entier. Le marché ne pourra pas intégrer toute la société, il ne disposera pas de marchés extérieurs pour écouler sa production excédentaire. Il faudra compter avec une société non marchande dynamique et une circulation des compétences entre les trois étages solidaires de l'économie. La globalisation tend à fabriquer une classe moyenne mondiale agglomérée autour de certaines métropoles et de certains États. Elle tend à soumettre la régulation des rapports entre les trois étages de l'économie à des centres de gravité extérieurs. Elle menace ainsi la cohésion de la majeure partie des sociétés nationales. La cohésion sociale va donc dépendre de la gravitation de la classe moyenne. À quels centres de gravitation obéira-t-elle ? Pour qu'elle puisse obéir à des centres de gravité locaux qu'il lui faudra faire émerger, il lui faudra d'abord atterrir, se réconcilier avec son milieu de vie.

Notes :

[1] On sépare la production de la consommation parce que dans la réalité consommation et production sont socialement séparées (les consommateurs sont distincts des producteurs), ce qui ne veut pas dire qu'il faille les maintenir séparés : un flux de revenu qui les unit doit être reproduit, le consommateur dépense la dépense du producteur qui l'a employé qui si sa dépense ne lui est pas retournée cessera d'employer. La thésaurisation est un méfait économique parce qu'elle empêche le cycle de reproduction du revenu de s'achever.

[2] On ne réfléchit jamais qu'à partir d'une certaine position, la théorie des avantages comparatifs depuis David Ricardo ne fait pas exception. Les économies émergentes qui sont des économies de rattrapage doivent savoir faire avec le coût avantageux de leur main-d'œuvre. Si elles ignorent cet avantage, elles se condamnent à un mauvais départ qui ne les mettra pas en situation d'imiter avec profit d'abord, et d'innover ensuite.

[3] Ne peut-on pas être étonné par la confiance dont la Corée du Nord fait preuve quant à ses moyens de sortir de son isolement ? N'est-ce pas cet étonnement qui pousse le président Trump à se rapprocher du jeune dirigeant nord-coréen ?

[4] On continue de refuser à considérer franchement la privatisation. On ne veut pas voir que le problème est moins dans la privatisation elle-même que dans le type de privatisation que l'on aura choisi d'adopter. Les meilleurs exemples dont nous disposons sont ceux des pays scandinaves.

[5] A. Benachenhou. La formation du sous-développement en Algérie, OPU, Alger, 1976.

[6] Voir notre article « la richesse, une responsabilité sociale » le Quotidien du 17/05/2018.

[7] Fernand Braudel représente l'économie comme une construction à trois étages : au rez-de-chaussée se trouve l'économie non marchande ; au premier étage celui de l'économie marchande qu'il définit comme une économie cohérente réglée par la concurrence et qu'il identifie au capitalisme industriel ; à l'étage supérieur, le sommet de la société marchande qui fait partie de la société dominante, peut se soustraire à la concurrence de par sa proximité à l'Etat et qu'il identifie au capitalisme financier.