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La ville est un esprit

par Benkoula Sidi Mohammed El Habib*

La ville est possible partout. Aussi bien dans un hameau que dans un quartier en pleine ville. Aussi, il y a des villes composées de plusieurs villes(1), qui forment des ensembles homogènes, principalement économiques, ou sociaux, ou culturels, etc., ou des ensembles de composition hétérogènes, sous forme de sous ensembles juxtaposés, séparés dans l'esprit, et présentant des formes urbaines différentes.

Au-delà, des discours économiquement alarmistes, les théories martelées de Marx(2), la ville se fait d'elle-même, là où elle trouve l'espace et l'occasion de le faire. La ville peut exister à des degrés variés et selon des formes urbaines multiples. Elle peut investir un urbanisme quelconque (en cela je partage les idées de Bernardo Secchi) et s'y déployer de manières différentes et différenciées.

La ville est plus un esprit qu'un espace spatialement incarné(3).

On dessine et fabrique l'urbanisme, mais on ne produit pas la ville. On la suscite.

L'urbanisme se théorisant à partir de l'observation de la ville (voir Marcel Poète (1866-1950), historien de Paris et de l'urbanisme(4), de son étude historique, puise sa légitimité et prend naissance, «naturellement» , à partir de l'étude des pratiques coutumières et spatialisées; étape que nous négligeons en Algérie, parce que nous n'en sommes pas, en termes de théories, des fondateurs, et encore moins des continuateurs (5). Nous sommes encore des «emprunteurs» de concepts que nous adaptons très peu, ou pas du tout, à nos réalités.      Les élites vouent un mépris inconcevable pour les pratiques culturelles qui façonnent l'ordre spatial et accordent une importance exagérée aux dessins des bureaux d'étude publics et privés qui ne prennent pas vraiment en compte les enjeux liés au foncier et la protection de l'environnement. Comme ces bureaux ne mesurent pas leurs contributions ignorantes au «déracinement culturel et environnemental de larges populations, particulièrement en milieu urbain récent » (dixit Marc H. Gossé, architecte(6).

L'urbanisme commence par s'inspirer de la culture urbaine.

Il le fait dans un contexte «particulier», historiquement industriel qui a remis en cause les acquis urbains de plusieurs siècles. Avec l'industrialisation, la crise de la ville ancienne, stable, relativement homogène, a inspiré la nécessité d'en préserver un tant soit peu l'esprit, devant le déferlement incontrôlée des populations issues de milieux ruraux, pour chercher un travail confortable et suffisamment rémunéré.

La modernité urbaine acquise jusque là, fut ébranlée en son cœur par la ruralisation subite de «la ville stable», grosso modo, dès la fin du dix-huitième siècle. De très nombreuses villes en Europe sont devenues ouvrières et firent subir à leurs populations nouvellement urbaines, la répression des entrepreneurs qui ont utilisé l'habitat comme moyen de répression. A cette ville, correspondent non seulement une population en voie de « citadinisation», et des dispositions juridiques devant faciliter son établissement en vue d'en assurer la stabilisation urbaine, mais aussi des formes d'expression bourgeoises inédites, qui ont débouché sur la production d'habitat différencié, selon le rôle social occupé, inédit, et un usage de matériaux spécifiques (un vernaculaire remplace un autre !).  Depuis, les villes du monde entier ont beaucoup changé, dans la longue comme la courte durée, et selon des rythmes de changement propres aux cultures urbaines, disons, dominantes. Par contre, ce que nous y voyons le moins, ce sont les changements éphémères (sournois !) qui sont, pourtant, décisifs dans la définition des identités urbaines. Jean-Pierre Frey (architecte-sociologue) a abordé ce sujet, s'il m'en souvient bien, dans l'une de ses publications de la revue Insaniyat du CRASC, de manière allusive à mon sens, mais à juste titre, pour comprendre les modes par lesquels les lieux ont tendance à transmuer sans que nous ne remarquions les mécanismes ayant été à l'origine du changement irrémédiable et parfois en voie de déploiement.

Retenons pour le moment que nos villes actuelles ne sont pas toujours, socialement homogènes ; elles le sont de moins en moins (nous avons remarquées ce genre de caractéristique dans des lieux reculés, pourtant réputés pour leur homogénéité sociale et culturelle), et dépendent beaucoup, cependant, de la double variante (foncier, immobilier), et du niveau de solvabilité des populations. La seule homogénéité valide, et dominante, de la ville d'aujourd'hui, est de nature économique ; la ville n'est plus que morale, ni d'essence religieuse. C'est un mythe !

La ville actuelle, algérienne, est économique, et se conjugue aux vicissitudes du formel et de l'informel «culturel» .

Pour avoir une idée plus ou moins fiable de l'accomplissement de l'esprit de la ville, comme pour ce qui concerne la ville algérienne, il faut avoir une connaissance affinée des mécanismes des «économies de l'informel et formel» et leur imbrication, ne serait-ce que pour espérer, à titre d'exemple, arriver à un état de connaissance et de contrôle des territoires et envisager des dessins inspirés des desseins conscients/inconscients populaires(7). Ce qui signifie le retour à des schémas que nous qualifions d'ordinaires dans la fabrication de l'urbanisme, par l'envisagement et l'assimilation des mécanismes de concordances des urbanismes populaires et publics.

En ville, l'enjeu consiste à combiner un urbanisme aux contours universels à un autre plutôt inspiré des fabrications populaires comme issues de la culture dominante dans les quartiers de l'informel. Il s'agit d'apprendre comment allier un urbanisme international reconnu comme étant formel, à un urbanisme informel, d'essence culturelle, tout en ayant en vu l'idée d'un urbanisme qui se confond inévitablement avec les enjeux « aliénants» de l'économie.

La ville est de l'urbanisme proche des gens. L'urbanisme ne fait pas ville automatiquement

D'abord rappelons-nous que l'urbanisme est ce que nous pensons conserver de la ville telle qu'elle a existé pendant des siècles ; c'est le souvenir d'un passé qui n'est plus (par exemple il ne reste de la ville coloniale que son urbanisme !) et n'a jamais été le même ; de la ville ancienne nous n'en recevons que le résultat que nous mythifions au point d'en faire un idéal.

Ensuite, l'urbanisme qualifié de moderne consacre la rupture avec les règles de la ville classique (il eut un rejet absolu de l'urbanisme des médinas), par le rejet de la rue-séjour à ciel ouvert, et la recherche du monumental artistiquement expressif. L'urbanisme moderne a favorisé la voiture par rapport à l'homme, et les moyens de transports publics. Depuis les années 1950, l'urbanisme a beaucoup évolué en faisant des tentatives de se détacher complètement des diktats du modèle de la ville de la renaissance, et de celui du tissu dix-neuvième. Ce dernier, en Algérie, a déclassé le modèle générique de la médina et ksar et fait objet de la focalisation des architectes algériens. Disons même qu'économiquement, ces tissus que nous qualifions gauchement et péjorativement de moyenâgeux, sont incapables, pour le moment, de porter des projets urbains modernes (la démarche patrimoine à l'occidentale, souvent, s'y avère contraignante et inaboutie par inadaptation), et que dans de nombreux cas, comme ce fut le cas du peu de ce qui restait ou reste du ksar de Ain Sefra, ces lieux qui ont fini par perdre leur «validité séculaire», ont été abandonnés au bon-vouloir de leurs anciens habitants qui y trouvent, par perte d'une bonne partie des savoirs traditionnels, comme à ksar Ghassoul (appelé aussi semble-t-il : le petit Ghardaïa) un intérêt économique minime; ils y exercent des activités vivrières comme d'utiliser ce qui reste des enclos comme zriba. Ces villes-ksour illustrent assez bien le propos de Marc H. Gossé relatif à « l'érosion du savoir-faire traditionnel ».

L'urbanisme à Oran est pluriel. Nous ne sommes presque jamais dans la même ville

Nous pouvons élargir nos observations à nos -milieux urbains vécus. Car si la région d'el Biyadh avec ses ksour merveilleux demeure pour nous un «hors lieu» , Oran est du vécu, notre lieu, un espace où nous y avons enserré nos attaches.

En ce sens, ce que nous observons dans les quartiers de l'informel d'Oran est impressionnant ! Certains quartiers(8) se caractérisent par un véritable lacis de rues qui tortuent dans tous les sens, épousant un relief accidenté et difficile pour les voitures qui y circulent. Nous les qualifions de « néo-médinas» , tellement les maisons chevauchent les unes sur les autres et le réseau viaire est étriqué. C'est peu probable que nos architectes portés sur des modèles plutôt européens (dans les départements d'architecture, on y enseigne la maison de rêve souvent américaine, française, allemande, etc.) puissent dessiner l'intérieur des maisons populaires, tant la plupart des maisons « improvisées3 donnent l'impression d'être des cours avant d'être des maisons. Des voitures très chères en sortent à donner à poser la question du statut social des habitants. Ils sont riches ou pauvres ?

C'est dire combien nous savons peu de choses de nos milieux urbains, des conditions économiques, des référents culturels, et de la tendance spatiale qui sous-tend le modèle culturel dominant9.

Ignorer les quartiers de l'informel, c'est beaucoup méconnaître la société « informelle» pourtant très algérienne que nous regardons avec beaucoup de préjugés.

Le désordre de l'extérieur ne dit absolument rien de l'ordre intérieur de ces quartiers où l'esprit de la ville se déploie pleinement. Les ruelles grouillent de piétons qui circulent avec beaucoup d'enchantement parmi la marchandise de tout genre étalée sur la chaussée, et à des prix imbattables. Cet informel, à supposer qu'il le soit vraiment, comble l'échec de l'économie formelle ; celui d'avoir raté le pari d'être une «économie sociale» . Cette dernière admet l'intégration de la citoyenneté de manière relative, sans les contraintes du formel pouvant l'empêcher, comme la fiscalité « excessive» qui produit l'exclusion. « Dans ces quartiers nous avons à faire à des « non-citoyens» qui survivent grâce à une économie vivrière, une économie du contournement, détachée du circuit du formel, et qui fait du bien à la société des pauvres» (10).

En général, les habitants de ces quartiers ont une représentation de soi très locale. Ils se voient à la marge de la nation et ne reconnaissent pas tellement l'appartenance à cette dernière. Dans leur esprit, l'Etat devant être à leur service, les abandonne. Ce n'est pas donc à eux d'être à son service.

La ville n'est plus que spontanée

Longtemps, je fus tenté de parler de mort de la ville, à l'instar d'une Françoise Choay en France; faire dans l'exagération comme d'affirmer que la ville n'existe plus. Mais bon, je me rends compte que le génie des habitants est à la fois imparable et imprévisible. On ne sait jamais ce qui peut advenir d'un gated-community, ni d'un quelconque quartier ou cité. Dans ce sens, un ami sociologue m'a toujours dit que Henri Lefebvre affirmait que : « le vécu se moque du conçu ». J'en suis venu à penser personnellement par l'observation des espaces urbains (je me conforme aux théories de l'urbain italiennes que je trouve proches de la réalité urbaine algérienne, enfin pour ce qui concerne les territoires du nord algériens) que « le conçu dans l'inconscient culturel populaire ne cesse de se moquer du vécu muable». Tout se passe dans l'imaginaire qui n'est jamais constant. Toujours en ce sens, il nous arrive, souvent, d'oublier que nos villes sont des sommes de villes qui juxtaposent et différent, par leur intensité de vie urbaine, leur économie, ou leur culture.

L'on nous apprend que la diversité de la forme urbaine révèle la diversité culturelle des populations. Des siècles durant, la ville et l'urbanisme se confondaient. Nous pouvons paradoxalement nous poser la question si c'est toujours le cas aujourd'hui. Car la ville n'est plus que « spontanée». Aujourd'hui, il est plus cohérent de parler d'urbanisme que de ville tout en sachant que l'urbanisme dépend formellement de l'action planifiée des autorités qui n'envisagent pas tout le temps les bonnes actions ni la méthode qu'il faut pour les mener. Et qu'à partir de là, il est normal que nous questionnions la capacité des populations à s'identifier à leurs lieux d'habiter qu'elles n'ont pas conçus.

*Architecte et docteur en urbanisme

Notes

1- Propos que nous reprenons du défunt Hmida Sahraoui, architecte.

2- Selon Manuel Castells, sociologue : « ni Marx ni Engels n'ont pensé la ville autrement qu'au travers de la contradiction, ou de l'opposition entre la ville et la campagne. [Il y a] un énorme déficit théorique chez Marx et son fidèle compagnon Engels, quant à la ville, et plus particulièrement la ville capitaliste. Quant à la ville « socialiste », ils n 'osent guère l'imaginer?».

3- Dans un échange avec un journaliste indépendant à Paris, au mois de décembre 2017, j'ai affirmé que «la ville est un esprit qui inspire l'urbanisme. L'urbanisme donne la possibilité à cet esprit d'exister. ».

4- Marcel Poète est fondateur de l'institut d'histoire, de géographie et d'économie urbaine de la ville de Paris, qui devient en 1924, l'« Institut d'Urbanisme de Paris 3 (IUP), où nous avons eu l'honneur d'obtenir notre diplôme de doctorat en 2005.

5- J'ai tenté de faire ce travail auprès de mes étudiants, au moins attirer leur attention dessus, seulement je fus confronté à la résistance de mes propres collègues qui préfèrent s'étaler sur des aspects opérationnels qui ont pourtant montré leurs limites dans l'ensemble de nos villes. Aujourd

'hui je n'enseigne plus l'urbanisme au désintérêt le plus total de nos responsables universitaires.

6- Il était aussi enseignant à l'Institut d'Architecture de La Cambre (1979-2006),et coopérant en Algérie (1970-1977).

7- Toujours en ce sens, Bernardo Secchi affirmait que: «Gustavo Giovannoni était persuadé que l'aménagement du territoire passait par une grande maitrise des mécanismes de l'économie et des théories de la localisation.».

8- Je ne cite que des noms de quartiers pour ne pas stigmatiser ses habitants, et ne pas inciter les autorités à prévoir des interventions lesquelles ont pour effet de les dénaturaliser. Il est temps de mener une nouvelle politique urbaine qui améliore ces quartiers en préservant leurs qualités qui ne sont pas que physiques, et en protégeant leurs caractéristiques primordiales, surtout lorsqu 'elles ne contreviennent à l'esprit républicain.

9- En faisant cette observation, nous pensons à Jean-Jacques Deluz dont l'œuvre est au cœur de la question urbaine en Algérie.

10- Propos que nous avons recueilli d'un sociologue qui a choisi de vivre parmi les pauvres selon ses propos.