Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Ces mots qui font mal

par Kebdi Rabah

Les mauvaises langues se noient dans leurs crachats (Proverbe Sénégalais)

Certains mots font mal. Comment sortent-ils ? Quel est le mécanisme de leur irruption subite et incongrue ? Peut-on s'en exorciser ? Des questions auxquelles on ne semble pas encore avoir trouvé de réponse et pour preuve : une pathologie encore vivace bien ancrée dans notre corpus linguistique, une transgression par la parole qui nous colle à la peau au point de faire partie intégrante de notre quotidien.

C'est à croire que ces mots vivent en totale autarcie par rapport à la bonne conscience, qu'ils lui faussent compagnie et se jouent d'elle comme d'une sentinelle avachie. Cantonnés dans le réduit de la connaissance, rouillés et las de n'être utilisés à bon escient, ils profitent du moindre interstice pour se frayer un passage en contournant la pensée. Ils dégoulinent alors en bave visqueuse,lave volcanique incandescente et ravageuse, stupéfiant jusqu'à la langue qui s'en veut d'avoir osé les prononcer. Flèches ricochant sur leur cible ou la transperçant, en laissant une trace béante et un gout de cendre dans la bouche. Une bouche bée dirait-on,comme pour exhaler l'odeur fétide de leur outrage. Dire, c'est écrire dans une encre invisible, aussi, nulle gomme ne parviendra à effacer les stigmates de ces projectiles de l'offense : regrets et componction, excuses et contrition ne pourront au mieux que cautériser une morsure dont la cicatrice sera toujours là pour témoigner de l'excès.

De l'injurerance de charretier à l'insulte véhémente et infamante du loubard, le forfait par le verbe est toujours avanie ; il existe, il est courant et se rencontre en tout coin de rue. Il avilit son auteur, souvent sans qu'il s'en rende compte.Autant pernicieux que frustrant,il est aussi facile à commettre qu'à éviter. Nombre d'intempérances par l'hypertrophie des mots, d'altercations, de rixes, de crimes n'auraient pas lieu d'être si dans leurs déflagrations, les disputailleurs avaient eu la présence d'esprit d'opérer un tri dans leur glossaire interne, d'en choisir les vocables par lesquels ils devraient communiquer sereinement en prenant soin de ne pas précéder leur pensée du potentiel destructeur de ceux qui sont toxiques , ceux tapis dans la partie sombre de leur nature, prêts à surgir et empester l'atmosphère. Savoir choisir ses mots !Voilà un thème qui devrait figurer comme priorité d'apprentissage dans tout système éducatif. Du berceau au tombeau on devrait répéter inlassablement aux apprenants que la parole est ce qui fait la principale différence d'avec les animaux, que si le processus du «déroulé» de la volubilité obéit à la vitesse du son, celui de la pensée qui le sous-tend suit celle de la lumière. Il serait par conséquent plus conforme à la bienséance et aux lois de la physique que la pensée précédât le verbe ; ça éviterait bien des drames.

Au-delà de son niveau de développement scientifique et technologique, le degré d'évolution d'une société se reconnait aussi au raffinement de la façon dont ses membres communiquent au quotidien. La maîtrise du langage, l'art de la rhétorique, furent jadis, en certaines contrées, un signe distinctif d'étalonnage et d'appartenance à un groupe social catégorisé. «Se prendre de parole» avec quelqu'un et nombre d'écarts offensants, considérés comme atteintes à l'honneur, trouvèrent leurs dénouements dans des duels «réparateurs». Duels qui donnaient généralement la victoire aux plus habiles au maniement des armes et hélas pas toujours aux plus policés. Fort heureusement ce type de «justice» relève désormais du passé, mais il en est resté néanmoins quelques aspects positifs notamment cette propension à respecter une certaine ligne rouge dans les rapports sociaux sous peine d'exposer sa vie aux aléas de la vengeance. Le couple éducation/instruction aidant, ceci se transforma progressivement en mode de vie convivial faisant de la politesse une seconde nature et privilégiant l'argument oratoire serein, le dépouillant de toute vulgarité pour l'imposer uniquement par la raison.

Ailleurs, chez les «civilisés», à l'exception de quelques marginaux, c'est comme cela que ça fonctionne !Chez nous, hélas, les indigences multiples n'ont pas permis d'assoir fondamentalement cette ligne rouge, de l'imposer à la majorité pour que le vivre ensemble cesse d'être le calvaire ensemble, de faire de la parole un outil de rapprochement plutôt que celui de la discorde. Seuls subsistent encore quelques principes hérités d'un fond ancestral, pas toujours en harmonie avec une modernité débridée et inassumée, principalement fondés sur des considérants entourant le culte et tout ce que notre culture à couvert du voile de la pudicité. On aurait pu y ajouter le respect de l'ainesse et de la toison blanche mais l'expérience tend à démontrer qu'il n'en est rien. En tous cas, tant mieux qu'il existe au moins ces garde-fous mais, hélas, pas toujours efficients car paradoxalement c'est dans ces points de fixation que les mufles d'aujourd'hui trouvent leur «inspiration». C'est là qu'ils butinent et y puisent leur fiel et ce n'est pas par hasard s'ils s'en prennent en priorité à tout ce qui est pudique et religieux. Le blasphème, ce «haillon de l'âme» disait Victor Hugo, en est particulièrement prisé. C'est aussi leur manière de déverser, dans le récipient vide de leur éducation,leur trop plein de goujaterie. Ainsi leur souillure devient une arme destructive par laquelle s'exprime la violence, laquelle est d'autant plus nuisible qu'elle profane en priorité le tabou ou/et le sacré : c'est là que ça fait le plus mal.Dieu lui-même n'y échappe pas, «ina'l ddin» peut recevoir le label de ces «produits finis» dont on dit qu'ils sont nés chez nous. Pourtant, avec la bigoterie conquérante, on est en droit d'espérer moins de rouille dans la bouche de certains de nos concitoyens. Hélas tout se passe comme si les égards ne sont conçus que pour s'arrêter au seuil de la mosquée et le comble est souvent atteint en le mois sacré du ramadan. Mais le reste n'est pas en reste, il suffit d'examiner la teneur des insultes, grossièretés et blasphèmes proférés pour se rendre compte que la panoplie des termes utilisés répond à un «cahier des charges» spécialement conçu pour flétrir, «scarifier» le vis-à-vis et lui infliger des lésions indélébiles. Des mots qui creusent, notamment ceux flétrissant la mère, se nichent au fond de l'être au point de susciter en réaction des comportements pouvant aller jusqu'à l'irréparable. Les femmes, sont les victimes privilégiées car fragilisées par leur condition, sans défense et donc impunité garantie.

Pourquoi de jeunes Algériens tonnent-ils et donnent-ils autant de la voix, en faisant leur, un langage si ordurier ? Les mauvaises langues diront que la vulgarité leur sied à merveille puisqu'ils évoluent à longueur d'année en milieu excrémenteux et qu'ils s'y complaisent. La question reste en tous cas posée. Est-ce le résultat d'un chamboulement total et brutal de la société qui aurait perdu ses repères ? Est-ce la conséquence de toutes ces décennies de violence ? Est-ce le résultat d'un enseignement qui ne réussit pas à «produire» du citoyen ou de la famille qui a démissionné ? Est-ce le mélange détonnant de la mal-vie, de l'ignorance et du sang chaud méditerranéen ? Est-ce l'expression personnifiée de notre fameuse «redjla» ? Est-ce une revanche sur le sort, du fait d'être sevré de certaines libertés dont celle d'expression ? Sans doute y a-t-il un peu de tout cela. Toute recherche scientifique dans ce domaine est la bienvenue, mais ce qui est certain est qu'il n'en a pas toujours été ainsi. Il fut un temps, surtout dans l'Algérie rurale, où des malotrus ont été rossés pour avoir prononcé en public un seul mot vulgaireet ce sans même l'avoir destiné précisément à quelqu'un. Aujourd'hui tout le monde fait semblant d'ignorer. Il est vrai que le vacarme de la ville libère la gorge et assourdit l'ouïe,que son anonymat facilite le propos vulgaire et en fait la résonnance des malotrus ;comme le crachat et les orduresil fait partie du paysage :dans les disputes, les joutes oratoires et même les jeux de société, du simple citoyen jusqu'à l'élu et le haut responsable politique, nul n'en échappe. Il est impossible de se réunir en famille et de garder la fenêtre ouverte quand on jouxte un lieu de rassemblement de jeunes ; quant à aller au stade avec sa femme ou sa fille?allah yestar.Pourtant les délits d'insulte, de blasphème et d'atteinte à la pudeur existent, le législateur les a prévus mais il les sanctionnera le jour où il pourra aussi le faire pour la transgression du code de la route, notamment l'interdiction faite aux piétons de traverser la chaussée en dehors des passages cloutés? finalement tout se ramène à une question de conduite.