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Casbah et Sid el Houari : réflexions sur le patrimoine

par Benkoula Sidi Mohammed El Habib*

Je trouve qu'il y a une fixation démesurée sur la Casbah qui est dans un mauvais état. Je crois que depuis que les français ont ouvert de grands percements dans cette «ville-quartier», aucune autre opération osée n'a été réalisée. On ne fait que s'acharner à réanimer un corps agonisant et gaspiller de l'argent dans une absence totale de vision. Au fond la Casbah c'est comme Sid el Houari; on ne sait pas quoi en faire.

D'ailleurs, c'est quoi l'intérêt de retaper si on ne sait pas «renta biliser» son effort? Agir sans vision c'est louper son projet. La Casbah demeure la boîte de pandore de la mémoire d'Alger. Sid el Houari contribue au complexe du colonisé. Pour reprendre le propos de Mohamed Larbi Merhoum (architecte) tout en me le faisant mien, qu'il s'agisse de la Casbah d'Alger, de Sid el Houari, et des ksour, on ne les a découverts en tant que villes arabes ou européennes que depuis que nous avons conquis les villes coloniales.

Dans ce sens, Alger souffrira de ne pas occuper le rôle qu'on lui assigne tant qu'on ne sait pas démythifier la Casbah. Voire l'intégrer dans une histoire globale de la ville-capitale au lieu de continuer de vivre cette situation bi-urbaine de séparation où il y a d'un côté Alger et de l'autre, le reste d'Alger.

Alger est entre autres la Casbah, et la Casbah n'est pas tout Alger.

Ce que nous perdons de vue, c'est que la Casbah d'avant et l'après 1830 n'est pas la même à tout point de vue. En somme, nous avons contribué à la production d'une image devenue pour nous une prison.

Elle nous empêche d'exister en dehors du mythe des origines et oblige de figer nos temporalités identitaires au service d'une religion ou d'une idéologie » nationalisante » Dans le cas algérien, je suis tenté de croire que le propos de François Loyer, historien d'art, est juste quand il dit que «le tout patrimoine relève totalement de l'idéologie».

Concernant la Casbah, les choses sont on ne peut plus compliquées. Les uns et les autres défendent un espace qu'ils ne connaissent pas vraiment, dans lequel ils se reconnaissent pourtant parce qu'ils ont emprunté de l'Occident son invention moderne du patrimoine matériel, et surtout son discours.

En réalité, nous voulons inconsciemment ou consciemment nous construire dans les idées que l'Occident se fait de lui-même, comme si nous étions incapables de (nous) penser par nous-mêmes à partir de notre culture ce qui est censé être notre patrimoine.

Nous voulons aller à la modernité sans conscience de soi.

À Oran on n' a pas trouvé mieux que de donner le nom d'un saint-patron musulman à une forme urbaine mitigée, plus européenne dans la forme qu'autre chose, comme si on cherchait à la convertir à la religion d'ici.

Et la rendre acceptable.

Cela nous donne l'idée d'envisager un premier critère de catégorisation des objets de la patrimonialité en terme d'acceptable/inacceptable. Ce critère peut prendre en considération l'importance des tissus par rapport aux bâti, c'est-à-dire prendre en compte «la préservation des tissus plus que celle des bâtiments quand ces tissus sont encore en mesure de répondre aux sollicitations d'aujourd'hui» (dixit Mohamed Larbi Merhoum, architecte).

Le «tissu dix-neuvième» (dixit Mohamed Larbi Merhoum) a permis l'introduction de la ville basse à la modernité, alors qu'elle se prêtait déjà au tout début de la colonisation française à l'établissement des populations européennes. Longtemps les indigènes sont maintenus dans leur statut de personæ non gratæ. C'était le cas aussi au temps des Espagnols.

Dans la situation actuelle, et la domination de la culture du colonial, ce n'est pas évident de dénouer toute la confusion que génère Sid el Houari autour de la question de l'identité urbaine. Ce n'est pas évident aussi de construire à partir d'une origine multi culturelle qui n'est pas assumée ni dans l'esprit ni dans la forme. Et de voir qu'il est salutaire de nous construire par nous-mêmes au temps du présent.

Le patrimoine se révèle être un handicap dans le cas d'Oran.

Sid el Houari pose un véritable problème de parallaxe dans l'histoire urbaine d'Oran, de par son isolement et de surcroît d'être en quelque sorte un hors lieu en plus du fait d'être un non-lieu (sur l'approche du non-lieu et hors lieu, nous recommandons de se reporter aux travaux de Marc Augé, anthropologue). Sid el Houari est une «ville-quartier» où «l'on ne va pas» (c'est un propos de Louis I. Kahn, architecte, que je m'approprie car je le trouve fascinant dans le cas de Sid el Houari). Le déploiement de l'urbain vers l'Est, ne fait que confiner la ville basse dans son isolement et mystifier son historicité en la faveur d'une mémoire emphatisée, ampoulée par une élite qui ne s'est pas posée la question de si elle partage la même culture avec les populations d'Oran. Nous avons à faire à un véritable cas d'individuation du site urbain et d'abstraction.

En d'autres termes, dans la même communauté, les groupes s'acculturent et se » déculturent », d'un coté, par mépris, et de l'autre, par volonté de ne pas céder. À priori, il s'agit d'un territoire urbain traversant, de passage, temporaire, enfoui dans un enfoncement naturel et mémoriel, un talweg, coupé du «reste de la ville», sans projet réel visant à décider de son devenir, sans futur prometteur pour le moment.

Sid el Houari comme la Casbah nous amène à nous poser la question de la réussite de l'urbanisme, si ce dernier est possible sans assimilation de la culture dominante (nous pouvons trouver quelques éléments de réponse dans les travaux de François Loyer, historien d'art, en particulier son passage par la Grèce et André Ravéreau, architecte, dans ce même pays) et sans intégration d'une logique économique ?

Nous sommes bien dans un pays qui envisage un tourisme sans touristes sur fond de politiques de conservation sans rentabilité.

La question que j'ai posée il y a quelques années reste très vraie : qui restaure pour qui ? Un peu comme le «Qui tue qui ?» (En effet, en plaçant cette interrogation dans son contexte des années 1990, elle apparaît plus comme une affirmation d'un non-dit qu'une question).

Dans l'état actuel des choses, de domination des archaïsmes de toute sorte, le patrimoine nous plonge dans une énième vague d'intégrisme. Ce dernier est prodrome d'une culture consolidée de la recherche d'une identité exclusive jamais inclusive. Le patrimoine exprime l'échec flagrant du projet national devant être fondé sur la construction d'une identité riche de sa pluralité culturelle. En termes d'identité, nous nous retrouvons pris dans le piège de territoires multiples de patrimoines mutuellement exclusifs (ça reste une hypothèse à vérifier).

L'autre critère qui ressort dans l'étude de ces sites qui ont l'air de refuser le principe de la momification, est la valeur symbolique. En effet comme nous avons à faire à des territoires qui ont été remodelés, qui ont subit des transformations et des détériorations importantes et connu des mutations comme suite à des démolitions (inopinées), il devient nécessaire (même urgent) de sauver les zones et les objets représentatifs pour la mémoire collective, et peut-être même les rendre plus visibles en vue de les utiliser comme éléments fondateurs, clefs dans de futurs opérations de réaménagement et de ménagement urbains (j'ai dit à mes étudiants pourquoi ne pas libérer la mosquée de Sid el houari, la centrer dans une grande place et dégager de grands axes qui aboutissent sur cette place. Enfin, faire de la mosquée l'arc de triomphe de la ville basse).

Là, vient à mon esprit l'idée consistant à dire que l'haussmannisation qui est loin d'être une opération de démolition comme beaucoup de collègues ont eu la tentation de le croire, est une belle introduction à la modernité. D'où le propos que je reprends de Fernand Pouillon, architecte, qu'il ne faut pas faire du patrimoine une histoire de vie ou de mort.

C'est en ce sens que j'envisage le troisième critère de «l'espace à moderniser dans l'échelle de l'ensemble», c'est-à-dire œuvrer à permettre le changement comme cycle naturel de la vie de nos villes-quartiers tout en essayant d'en préserver l'esprit.

Le patrimoine doit être autant d'occasions de continuer à vivre le présent, et surtout le présent, au lieu de figer dans le passé.

Grosso modo je propose trois critères de préservation: 1. Acceptable/inacceptable 2. Valeur symbolique 3. Espace à moderniser dans l'échelle de l'ensemble.

Ça nous sort des critères habituels et opérationnels de préservation qui ont tendance à figer les situations.

* Architecte et docteur en urbanisme