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Importations : les difficultés du passage à l'économie de marché

par Djamel Labidi

La polémique sur les produits interdits à l'importation ne cesse de rebondir de semaine en semaine. La question est directement liée à nos réserves de change et à leur diminution relativement rapide depuis la chute des prix des hydrocarbures.

Des interdictions d'importation sont prononcées, d'autres décidées puis levées. A elles seules, cette valse d' hésitations montre la difficulté de la question. Le problème n'est pas, en effet, facile à résoudre lorsqu'on a la responsabilité politique de la prise de décision. Il n'est pas seulement un problème économique mais aussi un problème social. Comment, en effet, faire passer ce cap, celui du passage nécessaire à l'économie de marché, à la société, dans cette période transitoire où notre économie n'est pas encore assez exportatrice hors hydrocarbures.

Il faut noter tout d'abord l'importance relative des réserves de change de l'Algèrie par rapport à nombre d'autres pays. Elles représentaient 200 milliards de dollars en 2014, soit le montant du PIB algérien à cette date, et 90 milliards de dollars aujourd'hui soit environ la moitié du PIB actuel de l'Algérie. Il faut se féliciter de leur importance ainsi que la prudence qu'il y a eu à les constituer. Elles peuvent en effet être un atout précieux si elles sont gérées dans le sens de l'évolution vers l'économie de marché.

Reste donc à savoir si les interdictions d'importation de produits vont dans ce sens.

Les besoins ou la demande

Le principal argument des interdictions prononcées est que ces produits « ne correspondent pas à des besoins» et que l'Algèrie peut donc s'en passer. La vision administrative de l'économie d'Etat parle «besoins» là où il faut parler, en économie de marché, de demande.

La route de la soie a été, jusqu'au 15eme siècle, l'un des moteurs de l'économie mondiale. Avait-on besoin de la soie? De même pour la route des épices qui a été au Moyen âge le principal support de l'influence commerciale et de la diffusion de la civilisation arabo-islamique, pour devenir , après le 15eme siècle et l'ouverture, par Vasco de Gama, de la route de l'Europe vers l'Inde, le principal moteur de développement du commerce maritime occidental à travers la création des comptoirs des «Compagnies des Indes». Avait-on besoin des épices?

En URSS, l'industrie textile produisait des pantalons que personne n'achetait. Et paradoxe pour le socialisme d'Etat, c'est le jean, l'habit de l'ouvrier américain, le fleuron de l'industrie textile occidentale, qui était recherché, et qui avait le plus de valeur. On avait oublié simplement qu'il y avait ce qu'on appelle la mode, qui détermine non pas un besoin mais une demande.

On se souvient aussi de la fameuse phrase, du président Boumediene qui disait à l'époque «qu'il fallait choisir entre importer le fromage et le développement de l'industrie» Faux dilemme. La proposition ne parait convaincante que parce qu'elle suppose le problème à résoudre résolu. Mais il serait trop facile de sortir du contexte de l'époque: si nous savons aujourd'hui l'inefficacité de l'économie administrée, c'est que cette voie a été explorée. C'était «à l'époque». Il ne s'agit pas donc de revenir en arrière.

Mais revenons à cette approche par les besoins. Qui décide des besoins? La notion de besoins est subjective. Seule la demande est objective car elle est immédiatement sanctionnée par le marché. Derrière l'approche par les besoins se cache un populisme qui ne dit pas son nom à travers la publicité faite à une liste caricaturale de produits supposés inutiles, «biscottes», ketchup, alimentation pour chats et chiens...» et qui ne peut convaincre que ceux qui ont une vision naïve ou simplifiée et réductrice de l'économie.

Dans cette vision, l'économie consiste en un système simple de production et de répartition de la production, sous l'œil vigilant de l'Etat devenu capitaliste, qui joue alors tous les rôles, la production, comme la distribution et l'investissement. Or l'économie, et la science économique sont devenues infiniment plus complexes, l'économie de marché faisant de tous les produits des marchandises et industrialisant toute la production.

L'approche par les besoins ne reconnait au fond, et finalement, dans les produits que leur valeur d'usage notamment pour les produits de consommation directe, revenant ainsi des dizaines de siècles en arrière, au temps des premières formations humaines, voire à la «commune primitive». Elle oublie que la différence entre consommation et investissement est toute relative et que tout produit a deux faces, à la fois de consommation directe et de consommation productive, c'est à dire d'intrant, de facteur de production. Le lait c'est aussi l'industrie du lait, le carton c'est aussi les emballages, le ketchup c'est aussi la restauration, le fast-food etc.

Cela n'a donc pas tardé, l'interdiction de certains produits a stoppé des industries algériennes de transformation, créé des problèmes aux milliers de jeunes algériens qui se sont investis dans le fast-food, par exemple, et qui ont contribué à animer la vie des villes et à la moderniser. Elle a compliqué encore les perspectives de l'industrie du tourisme, qui, on le sait, est basée sur la disponibilité entière de tous les produits pour la satisfaction du touriste etc.. On le voit, la chaine économique est plus complexe, et aucun système bureaucratique ne peut la gérer, au risque de devenir tentaculaire et encore plus inefficace. Un tel système ne peut, évidemment, remplacer la souplesse, la vitesse de réaction et d'adaptation de l'économie de marché.

De plus, dans la vision administrative de l'économie, la sphère des échanges risque en permanence d'être oubliée au profit d'une relation directe entre l'Etat et le consommateur, relation non seulement bureaucratique par excellence mais qui met aussi en danger, en permanence, la crédibilité de l'Etat. Les prix administrés, fixés bureaucratiquement, créent la spéculation puisqu'ils ne correspondent pas au marché. Le commerçant est de ce fait, perçu, avant tout, comme un spéculateur potentiel, ce qui cause des tensions économiques mais aussi politiques. La dimension essentielle du commerce dans la vie économique n'est pas alors perçue, sans parler de sa dimension culturelle et civilisationnelle. Les caravanes ne transportaient pas seulement des marchandises mais aussi des idées.

«Nous n'avons pas»

Dans le même registre, disons, d'une vision simplificatrice de l'économie, il y a l'argument que certains produits sont interdits à l'importation car ils ont leur équivalent dans la production nationale. Ce serait donc pour encourager la production nationale. C'est toute la problématique de ?l'économie de substitution», qui n'a nul part démontré sa validité, et qui a toujours fait partie de la panoplie des arguments de l'économie d'Etat. La notion d' «équivalent» est déjà discutable en l'absence d'études sur le comportement des consommateurs.

D'autre part, il faut voir aussi l'impact de telles interdictions, c'est à dire d'une économie de pénurie, sur la valeur du dinar, qui ne peut alors que chuter au profit des devises étrangères car celles ci peuvent, elles, permettre d'acquérir les produits manquants, et leurs conséquences aussi sur d'autres secteurs, déjà mentionnés, comme notamment l'industrie du tourisme pour qui la pénurie est un danger mortel. Qui peut venir dans un pays où la réponse au client sera invariablement «nous n'avons pas». Pourtant l'expérience en a déjà été faite...

Ensuite, il ne s'agit pas de substituer systématiquement un produit national à un produit étranger. Il peut être plus avantageux économiquement de l'importer que de le fabriquer, c'est à dire de participer à la division internationale du travail. Un pays ne peut évidemment tout produire. Il se spécialise avec le temps dans certains domaines ( par exemples l'industrie laitière pour les pays scandinaves, les industries chimiques pour l'Allemagne etc..) et commerce avec les autres pays pour échanger avec ce qu'il n'a pas. Une politique d'autarcie est extrêmement coûteuse et les pays qui y ont été contraints, pour des raisons historiques, par exemple l'ex URSS, l'ont payée très cher.

Il est regrettable que cette contrainte aux effets désastreux ait été présentée par la suite comme un bienfait économique, par les idéologues de l'économie administrée, à travers des affirmations, là aussi au parfum populiste et flattant notre nationalisme, consistant à dire par exemple que «l'Algèrie est un grand pays qui pourrait tout produire».

Quant à l'argument de protection de la production nationale, il faut se demander si l'interdiction de produits étrangers est la meilleure manière de le faire et s'il n'y a pas d'autres moyens. Dans le domaine de l'industrie agroalimentaire, les produits nationaux sont largement demandés par rapport aux produits étrangers, pour des raisons évidentes de prix, mais aussi en raison d'une qualité qui n'a cessé de progresser justement en concurrence avec les produits étrangers présents sur le marché.

On touche alors là à un point essentiel qui, s'il est mal évalué, risque de conduire au retour à l'économie administrée à partir du souci légitime de préserver nos réserves de change. Notre problème n'est pas l'absence de production nationale, mais l'absence d'exportations significatives, en dehors des hydrocarbures. C'est une idée reçue que de croire que l'Algèrie vit des hydrocarbures. Heureusement d'ailleurs qu'elle n'en vit pas, car si c'était le cas, la situation aurait été terrible. Les hydrocarbures ne représentaient en 2014 que 30% de notre production intérieure brute (PIB) et environ 20% aujourd'hui avec la chute des prix du pétrole.

Cela veut dire que les Algériens produisent et que 70% de notre PIB vient de la production nationale hors hydrocarbures. En effet, celle-ci s'est réellement développée ces dernières années. Ainsi, par exemples, l'agriculture et l'industrie agroalimentaire couvrent 50 à 60% des besoins du pays, l'industrie pharmaceutique 50%; pour la sidérurgie, on prévoit un excédent de production en 2020, la production de ciment est déjà elle excédentaire par rapport à la demande nationale, l'électroménager, l'électronique se développent rapidement etc..

L'opinion donc se trompe ou est mal informée lorsqu'elle pense que l'Algèrie «vit à 90% de son pétrole». En réalité les ventes d'hydrocarbures représentent, non pas la quasi-totalité de notre PIB, mais la quasi-totalité (95%) de nos exportations. Là est le problème. Nos réserves de changes sont importantes. Mais elles sont aussi fragiles. Elles diminuent rapidement d'année en année car elles proviennent d'une seule ressource pratiquement, la vente des hydrocarbures, et diminuent donc en proportion directe de la chute des prix du pétrole et du gaz.

Mais même derrière une idée fausse, il peut y avoir une vérité, même déformée. En l'occurrence, ici, cette impression que «nous vivons de nos ressources en hydrocarbures» vient probablement du fait que le budget de l'Etat, lui, dépend trop des hydrocarbures. Au poids des hydrocarbures dans les exportations du pays, vient donc s'ajouter leur poids dans les finances publiques et donc la sensibilité de celles ci aux fluctuations des prix du pétrole. Les recettes des hydrocarbures représentaient 60% des recettes de l'Etat en 2014, et environ 40% dans le dernier budget. L'idéal serait, pour une situation meilleure des grands équilibres économiques du pays, que les recettes d'hydrocarbures représentent, dans le budget de l'Etat, la même proportion qu'elles représentent dans le PIB, soit actuellement par exemple, environ 20%.

On peut expliquer les distorsions dans la nature et l'origine des recettes de l'Etat par la facilité à recourir au financement par les hydrocarbures, qui a pu faire négliger depuis leur nationalisation, l'effort à déployer pour améliorer le recouvrement de l'impôt. Mais il y a aussi la nature même de l'économie d'Etat. Celle ci en est venue, quasi naturellement à s'appuyer sur le seul secteur vraiment rentable financièrement, celui des hydrocarbures, les autres entreprises économiques publiques étant souvent déficitaires et pesant, au contraire, sur le budget de l'Etat. L'amélioration des finances de l'Etat passe donc naturellement par l'amélioration et la modernisation du recouvrement des impôts, comme le note la dernière loi des finances mais aussi, par l'évolution vers l'économie de marché. Tout cela forme, en effet, un tout: l'économie de marché impose la concurrence, qui à son tour stimule les exportations et qui rend donc l'économie du pays ainsi que les finances de l'Etat plus solides car moins dépendantes des hydrocarbures.

C'est la diversité de ses exportations qui explique qu'un pays comme le Maroc par exemple, avec pourtant environ le quart de nos réserves de changes, soit 25 milliards de dollars, ne semble pas s'inquiéter outre mesure de l'état de ses réserves de devises, et que bien au contraire, il songe même à libéraliser totalement les changes et à rendre librement convertible le dirham.

En résumé les problèmes de notre économie ne viennent pas de nos importations mais de la structure de nos exportations. Aucune économie n'est devenue concurrente en vase clos. Il faut donc veiller à ce que la politique des importations ne vienne pas, à terme, entraver celle des exportations, en freinant dans les prochaines années la réalisation de cet objectif stratégique, celui de diversifier nos exportations. Il s'agit de l'atteindre aussi bien à travers l'activité des entreprises domestiques, qu'à travers la fabrication de produits de qualité et de haute technologie par des sociétés étrangères qui s'implantent sur le territoire national ou qui travaillent en partenariat avec des sociétés locales.

L'assemblage industriel: préventions et réalités

C'est le moment ici de parler de l'activité d'assemblage, dans le secteur de l'automobile et dans d'autres. Elle fait l'objet, elle aussi, des mêmes préventions d'une idéologie économique qui s'est formée, dans les années 70, au sein de l'économie d'Etat. Ces préventions risquent en permanence d'amener les investisseurs directs étrangers, à fuir, de guerre lasse, un pays qui leur multiplie les contraintes.

Il faut savoir que le démarrage économique de la Chine s'est fait et que son développement se poursuit avec les activités d'assemblage dans tous les domaines, de l'Iphone à l'Airbus. L'activité d'assemblage représente encore aujourd'hui les 2/3 de ses excédents commerciaux. A tel point, que Pascal Lamy, ancien directeur Général de l'OMC, pouvait qualifier la Chine d' «usine d'assemblage du monde» (1). Il faut savoir aussi que tous les produits importés pour l'activité d'assemblage sont exonérés totalement de taxes douanières ce qui a créé, vers la Chine, un afflux énorme des investissements directs étrangers (IDE) et amené à l'installation de très nombreuses sociétés étrangères.

Celles ci ont été les principaux vecteurs de transfert de technologie. De même, en ce qui concerne le Vietnam. Pour les mêmes raisons, ses exportations sont passées de 129 milliards de dollars en 2013 à 300 milliards de dollars en Janvier 2018. Elles sont le fait, pour l'essentiel, de l'activité des sociétés étrangères, les sociétés domestiques vietnamiennes ayant encore des difficultés à exporter, ce qui est compréhensible dans cette phase d'émergence industrielle du pays. Mais le taux de croissance de l'économie vietnamienne dépasse les 6% par an tandis que le taux de chômage est pratiquement nul (2,3%). Développement, croissance, plein emploi, n'est- ce pas là les véritables facteurs d'indépendance et de souveraineté.

Plus prés de nous, en Tunisie, déjà dans les années 70, les grandes compagnies touristiques occidentales installaient hôtels et complexes touristiques. On s'interrogeait alors sur les risques pour l'indépendance de la Tunisie et sur la validité d'un tel développement. Mais peu à peu, les Tunisiens ont ainsi transféré cette technologie et pris en charge totalement la construction de leurs hôtels et complexes touristiques, du moindre ameublement jusqu'aux services les plus sophistiqués. Aujourd'hui ils attirent des millions de touristes dont les Algériens.

Il en a été de même pour l'industrie textile tunisienne. Elle a commencé par ce qu'on appelait «le Trafic de perfectionnement passif» où les grandes marques mondiales lui envoyaient les tissus, accompagnés de patronage pour faire confectionner le modèle et le réexpédier. Elle est ensuite passée à la co-traitance, puis à la sous-traitance etc.. Cette industrie représente aujourd'hui 200 000 emplois. La Tunisie est aujourd'hui le premier exportateur d'Afrique en valeur et 70% des entreprises tunisiennes ont le statut offshore et travaillent pour le marché européen.

Certes il s'agit d'évaluer tout cela de façon critique, notamment sous l'angle du coût social de cette industrialisation. Celle ci, quelle que soit la situation, a toujours eu un coût dans l'Histoire. Mais aujourd'hui la possibilité existe d'emprunter, en Algèrie, une voie moins coûteuse qui aurait l'avantage à la fois d'intégrer les résultats positifs, notamment sociaux, de la période historique précédente et de mettre à profit les avantages de l'économie de marché.

En fin de compte, les difficultés actuelles à gérer la question des importations, montrent bien que toute la question réside, non pas dans l'économie de marché dont la nécessité est indéniable, mais dans la transition vers celle ci, dans la meilleure manière de gérer cette période de transition, de trouver la meilleure voie de passage de l'une à l'autre, d'unir et de réunir toutes les énergies nationales vers une économie de marché progressiste. Bref tout dépendra de la qualité de la gestion économique, sociale et politique de cette nouvelle période historique.

1- Richard Hiault, «Chine contre Etats Unis, les vrais chiffres d'une guerre commerciale», Les Echos.fr, 01/12/2016.