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Rue en ébullition, pouvoir en hibernation

par Abed Charef

A cause d'un pouvoir déclassé, l'Algérie vire vers une sorte de non gouvernabilité. Une situation très inquiétante, qui imposte une révision des priorités.

Une députée du Parti des Travailleurs, soucieuse de faire l'évènement, à défaut de peser sur les choix politiques du gouvernement, introduit un amendement au projet de loi de finances 2018. Elle souhaite que la prochaine loi de finances affirme explicitement que le gouvernement mobilise des moyens supplémentaires pour l'enseignement de tamazight. Ce n'est pas le texte adéquat pour un tel amendement, répond la commission des finances de l'APN. Mais c'est de bonne guerre de la part de la députée. Celle-ci a tout à fait le droit de dribbler ses adversaires pour marquer des points et gagner du terrain. C'est aussi un classique de l'entrisme politique, pratique très répandue dans ces courants : on ne s'oppose pas frontalement à un gouvernement, mais on tente de peser sur ses décisions.

Assez logiquement, la commission des finances a rejeté la proposition d'amendement. Dans la forme plutôt que sur le fond. Que la commission soit favorable au contenu de l'amendement proposé ou non est secondaire. La loi de finances est un document qui traduit en dépenses-recettes les choix politiques d'un gouvernement. Elle ne constitue pas une somme d'intentions, et ne vise pas à énumérer les résolutions du gouvernement.

Une fois rendue publique, l'information a déclenché des évènements en cascade, plus ou moins attendus. Selon une spirale plutôt banale. Sentiment d'injustice, d'exclusion, manifestations, violence, déchainement de passions, etc. Les campus universitaires sont de nouveau en ébullition, la rue guette le moindre signe de débordement, alors que le gouvernement navigue dans un autre univers, entre planche à billets et promesses de préserver le pouvoir d'achat.

Les acteurs de cet épisode inutile ont beau apporter les clarifications, et expliquer les tenants et aboutissants de l'affaire, rien n'y fait. Il y a trop de passif entre les institutions et la rue pour que ça puisse être rapidement oublié. Chacun ne retient que ce qu'il a envie de retenir, la partie qui lui convient le mieux.

Fragilité extrême

De tout ceci, ce qui frappe d'abord, c'est l'incroyable fragilité d'un pays, susceptible d'être déstabilisé par le moindre évènement. Un amendement législatif sans intérêt a suffi pour faire sortir des milliers de personnes dans la rue. Manipulation ? Peut-être. Et même probable. Mais la manipulation n'est possible que sur un terreau favorable. Le rôle d'un Etat, c'est précisément d'encadrer les choses pour réduire les possibilités de manipulation à un niveau proche de zéro. En Algérie, la gestion approximative du pays fait que tout peut être objet de manipulation : langues, religion, régionalisme, Droits de l'Homme, tout.

Les institutions chargées d'éviter les manipulations tournent à vide. Quand elles ne sont pas elles-mêmes «utilisées à des fins non avouées », selon la formule consacrée. N'importe qui peut les manipuler, et pousser la population dans la rue.

Dans cette affaire, c'est tout une Assemblée Nationale qui se trouve dans la tempête. Pour rien. Car admettons que l'amendement ait été approuvé. Qu'en aurait-il résulté ? Rien. Le parlement n'a aucun pouvoir face à l'exécutif. De plus, l'administration est devenue si peu efficace qu'elle n'est même plus en mesure d'exécuter les décisions du gouvernement. Est-il nécessaire de rappeler toutes les décisions officiellement prises et jamais appliquées ?

Société non gouvernable ?

Plus tard, quand la crise s'est aggravée, des acteurs ont tenté d'intervenir pour apaiser la situation. FLN, RND, Haut-commissariat à l'Amazighité, autant de symboles du pouvoir que personne n'écoute. Aucun d'entre eux n'est suffisamment crédible pour être entendu.

Ceci est particulièrement inquiétant, même si cette situation a déjà été vécue dans le passé. Car au-delà de cette affaire, pointe un phénomène dangereux : le pays se dirige vers une sorte de non gouvernabilité.

Les Algériens ont perdu le sens de la discipline, de l'obéissance à l'autorité légale,du respect de la norme fixée par la loi et que le pouvoir est chargé d'appliquer. De plus, comment gérer un pays quand les institutions qui en ont la charge n'obéissent pas à des normes publiques, légales, et acceptées de tous ?

On connaissait l'argent informel, qui gère tout un pan de l'économie du pays. Avec les années, s'est greffé à lui le pouvoir informel, devenu insolent sous Abdelaziz Bouteflika. A côté d'eux, la société hésite, se demandant comment elle veut être gérée, refusant des règles inadaptées, dépassées, et d'autres qu'il s'agit de mettre en place, mais que le pouvoir est incapable de concevoir, d'élaborer et d'appliquer.

Cette société revendique, prend possession de la rue, mais elle ne trouve pas de partenaire. Elle se rend compte rapidement qu'elle peut imposer sa loi par le apport de forces, par l'émeute. Par la rue. Quitte, lorsque la situation arriver à pourrissement, à obtenir la satisfaction de revendications sur le papier. Avant de repartir dans un nouveau cycle de contestation quand on se rendra compte que les promesses n'ont pas été tenues.

C'est le grand enjeu d'aujourd'hui. Qu'il s'agisse de la revendication relative aux langues berbères, à la situation de l'université, aux Droits de l'Homme et aux libertés, l'urgence n'est pas de présenter des revendications et de moduler leur radicalité. L'urgence est de construire un Etat capable de mener des arbitrages justes, crédibles, en mesure de répondre de manière concrète aux revendications des Algériens.