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Se protéger des pauvres?

par Arezki Derguini

? ou revoir nos comptes. On rapporte qu'un chien en putréfaction jeté dans un château d'eau a causé une épidémie de typhoïde. La société peut donc être victime de n'importe quelle sorte de détraqué qui voudrait se venger d'elle ou lui servir d'exutoire. C'est face à ce genre de phénomène et notre impuissance que nous éprouvons le besoin d'une certaine discipline sociale, d'une certaine confiance dans la société.

Les sociétés les plus sûres, et cela en tout temps, ne sont pas celles où chacun est libre de se comporter comme il l'entend, celles où l'incertitude domine la vie sociale, mais celles qui accordent leurs actes à leurs paroles et font preuve d'une libre discipline sociale. elles qui en se donnant une loi la respectent et se fixant de ce fait des objectifs les atteignent. Je crois qu'il faut distinguer dans les sociétés individualistes et celles collectives, celles qui sont autoritaires de celles qui sont libérales. Le rapport du groupe à l'individu, ou vice versa, n'est pas que de domination et l'inversion de la domination ne peut s'effectuer que parce qu'il y a continuité, égalisation du rapport de force. Si l'on peut opposer libéralisme et collectivisme parce que des systèmes, cela ne doit pas être le cas pour les qualités libérales et collectives. J'en veux pour preuve les sociétés scandinaves qui sont les plus égalitaires et les plus libérales [1].

Et je veux soutenir ici que l'Algérie en ayant opté à l'indépendance pour un socialisme autoritaire, une société collective autoritaire, dérive aujourd'hui vers une société individualiste autoritaire [2], ce qui ne sera pas pour arranger encore une fois ses affaires. Car pour faire face à l'inégalité du monde, les petites nations doivent s'efforcer de la contenir en leur sein. Et c'est pour éviter une telle dérive qu'il faut reprendre nos comptes : comment et pourquoi sommes-nous passés d'une conscience de la nécessité d'une certaine discipline sociale à l'indépendance, de sa pratique à son abandon, de sorte que la politique d'autoritaire et volontariste est devenue une politique au fil de l'eau qui surfe sur les divisions sociales et leur accommodement ?

Une société ne peut survivre sans esprit de corps, certes, mais cet esprit est le fait de valeurs et de conditions sociales. Dans notre distinction on peut dire que les sociétés individualistes libérales soumettent l'égalité à la compétition : « nous sommes égaux pour protéger la compétition », ce qui n'est pas sans rapport avec le culte de la performance il est vrai ; et les sociétés collectives (je ne dirai pas collectivistes étant donné le sens autoritaire dont ce terme est chargé) libérales mettent la compétition au service de l'égalité : « nous entrons en compétition pour protéger notre égalité » de l'inégalité du monde. L'on comprend que ce dernier esprit puisse animer les petits pays plutôt que les grands, les sociétés homogènes plutôt que les hétérogènes. Dans un cas, l'individu signifie la négation du groupe (ou ce dont il faut se protéger pour le moins), dans un autre, son égal complément. Pour les petits pays, ou ceux qui sont dominés et veulent cesser de l'être, il n'y a pas d'autre issue qu'un « socialisme démocratique » où liberté et compétition individuelle se doivent d'être au service du groupe, de la compétition collective et inversement. Pour les « Empires », la mise en concurrence des individus et des groupes peut être la solution et les avantages qu'une telle compétition procure, en retombant sur les individus et les groupes, leur permettront de durer. Mais dès que ces avantages auront été épuisés, ou qu'ils deviendront le monopole de quelques groupes, l'Empire se défera.

Lorsque les sociétés voudront s'organiser pour combattre l'inégalité du monde, qu'elles réussiront pour ce faire à empêcher la formation d'empires hégémoniques, le monde se portera mieux [3]. De ce point de vue, elles ne doivent pas craindre la formation de petites nations qui peuvent être solidaires, mais ne peuvent se suffire, elles doivent craindre plutôt qu'elles ne puissent pas s'entendre entre elles, qu'elles veuillent reproduire entre elles l'inégalité du monde pour être finalement la proie de quelques empires ou oligarchies mondiales.

Dans notre cas, la solidarité anciennement basée sur le principe de redistribution, construite de haut en bas et à partir d'un centre unique, va voir se réduire son champ d'application. La construction par le bas de la solidarité va devoir prendre le relais et le principe de redistribution va devoir se décentraliser et se démultiplier pour permettre aux trois principes d'intégration de se combiner et produire la cohésion, la coopération et la compétition nécessaires.

À l'indépendance nous avons rejeté le libéralisme. Notre socialisme a socialement été un socialisme par défaut, parfaitement illustré par la réaction des ouvriers agricoles des domaines coloniaux et l'adoption de l'autogestion. Il n'était pas inspiré de nos valeurs et croyances. Le fait d'une élite éclairée par la guerre froide, le socialisme s'est alors fait, sans état d'âme, autoritaire. Et aujourd'hui, plus d'un demi-siècle après l'indépendance, alors que la société n'a plus de prise sur ses conditions d'existence, il va être question d'adopter le libéralisme de manière autoritaire, parce que celui des riches. Alors que des patrimoines se sont constitués, l'État va vouloir défendre la propriété privée qu'il avait méprisée, maintenant qu'il ne peut pas se suffire, lui qui se croyait riche ? Des fermes coloniales nous allons passer aux concessions postcoloniales [4]. Et alors que notre pouvoir d'achat a été multiplié plusieurs fois et de manière inégale, certaines voix dans la société vont s'élever pour exiger la protection de leurs biens et personnes de la convoitise d'autres moins munies. Allons-nous passer d'un peuple en armes à une armée au service des riches ? Et irons-nous prétendre que ces riches seront au service du peuple ? Prouvons-le, engageons-nous !

À l'indépendance, après l'autogestion nous avons poursuivi avec la révolution agraire et avons déclaré « la terre à ceux qui la travaillent » et nous avons mis en place des grands domaines avec leurs ouvriers et non pas des petites ou moyennes exploitations avec leurs paysans, leur capital et leur savoir-faire. Il semblait si évident alors que ceux qui la travaillaient étaient ceux qui œuvraient dans le cadre de la propriété publique et des grandes exploitations, où la science et la technique pourraient s'appliquer, et non pas les propriétaires moyens paysans ou autres. En fait nous avons, d'un côté, poursuivi l'œuvre du colonialisme en ne restituant pas les terres aux collectivités locales et de l'autre nous avons empêché la formation d'un capital agricole qu'il soit matériel ou immatériel. La terre a alors cessé d'être cultivée, elle a été envahie par le béton et abandonnée par le travail vivifiant. Pour être travaillée, être performante et attractive, elle aurait dû être confiée à la compétition d'une paysannerie moyenne. L'État avait la finance, il pouvait l'encadrer et il aurait pu avoir une autre base fiscale.

La société dominante issue du mouvement de libération est en train de suivre une mauvaise voie. Une voie dans laquelle l'ont entraîné les dispositions de la société et du monde, ainsi que ses échecs successifs. Un libéralisme autoritaire ne sera pas accepté, car ses coûts sociaux et environnementaux seront trop élevés et son rendement économique trop faible. Le retour à un « socialisme démocratique » est la seule solution qui puisse faire accepter une compression drastique de la consommation et qui puisse permettre un ordre public avec un État dont la base fiscale se réduit. Socialisme algérien, quoiqu'on en ait mal parlé, et scientifique parce qu'il résulte de l'expérimentation d'une société et non de laboratoires au service d'une finance extractive. C'est toute la société qui doit expérimenter, alors le travail pourra être le fait de la société, pas seulement des machines, et le capital celui de sa propriété pas seulement d'une minorité.

Il faut reconnaître que cette issue n'est pas aisée. Qui des héritiers de la société dominante aujourd'hui finissante pourront sauver l'héritage de la lutte de libération, préserver la mémoire de ses luttes et emprunter des chemins aujourd'hui escarpés ? Dans un monde où les riches partent en guerre contre les pauvres, pour ne pas changer leurs habitudes dévastatrices, quel sera leur combat, notre combat ? Nous avons peur du débat, de ses dérapages, mais les dérapages seront inévitables si nous le refusons, alors que nous pouvons les contenir si nous l'acceptons réellement pour le bien de chacun. Il faut aller au fond de nos sociétés pour y chercher les accords qu'elles peuvent construire. Les experts qui négligent ou font fi des croyances d'une société sont d'un scientisme dangereux. On réentend la leçon du socialisme autoritaire reprise par le libéralisme de même nature, selon laquelle il faudrait changer de mentalité. Hier mentalité de gourbi[5], aujourd'hui mentalité d'assisté. Oui la mentalité du peuple change, mais pas sans son consentement ou alors en mal. Un peuple qui ne croit plus en rien, ou seulement à la mécanique de ses intérêts particuliers (ce qui revient au même), est un peuple aveugle livré à ses pulsions. Par contre, un peuple dont l'expérience confirme les croyances triomphe et s'installe dans le temps. Car ce qu'il faut comprendre c'est que chez le peuple, l'homme de conviction ou d'action, le savoir est instinct ou croyance, croyance que la pensée, les diverses expertises sociales ont pour devoir d'accompagner dans la transformation qu'occasionne et qu'exige d'eux la confrontation avec le monde. Il faut croire et penser, car la force d'une société est dans la confiance qu'elle a en elle-même et dans le savoir qu'elle a du monde.

Pour que les propriétaires de ressources notables ne se séparent pas du reste de la société, ne forment pas une classe de riches qui rejoindront les rangs de la guerre mondiale contre les pauvres, il nous faut revoir nos comptes, leur solidité et leur solidarité. Du côté de la demande, nous avons voulu une éducation et une santé pour tous gratuite : des recettes sans dépenses. Quand nous étions majoritairement démunis et avions des ressources providentielles, elles étaient une bénédiction. Mais dès lors que notre état s'améliorait et que nous n'en profitions pas pour sortir de notre état, elles devenaient une malédiction : elles servaient à creuser un fossé entre propriétaires et non-propriétaires. En réalité nous n'avons pas voulu une santé et une éducation pour tous, mais seulement profité de la gratuité chacun comme il le pouvait, à la manière de prédateurs ou de rentiers. Car il n'y a pas de santé et d'éducation gratuites, mais seulement une éducation et une santé accessibles pour tous ou non. Cet abus de langage nous a coûté. La santé et l'éducation ont un prix et nous continuons à ne pas vouloir en supporter la charge. Nous nous sommes installés dans une mentalité de passager clandestin : bénéficier d'un service (image d'un train) et faire payer le prix (du billet) aux autres. La fiscalité pétrolière ne peut plus financer nos emplois, payer notre éducation et notre système de soins, si nos impôts ordinaires ou autres contributions ne peuvent le faire à sa place et s'il nous faut payer alors ces services après avoir payé les impôts, seuls les dotés de revenus suffisants pourront y avoir accès. Dans ce cas, nous aurons choisi le type anglo-saxon d'État providence pour reprendre la typologie d'Esping-Andersen, mais nos riches pourront-ils faire preuve de charité et porter assistance aux démunis ? Ou bien seront-ils aveuglés par leur compétition ? Nos détenteurs de ressources doivent être mis à leur place de sorte à pouvoir s'enrichir en enrichissant la société et non en l'appauvrissant. Pour ce faire nous avons besoin d'un Etat social qui mêlerait les types social-démocrate et corporatiste d'État providence plutôt qu'un de type libéral qui exige une forte marchandisation des services et un pouvoir d'achat conséquent. Il faut une autre implication de la société qui lui permette de se réapproprier ses conditions d'existence, qui lui permette de contribuer autrement, en même temps qu'une autre organisation de la société, que celles qui ont été demandées jusqu'à présent pour pérenniser la justice sociale. Il faut se rendre à l'évidence, le marché ne pourra pas se substituer à la redistribution comme principe d'intégration économique et sociale. Il faudra faire appel simultanément aux trois principes de réciprocité, de redistribution et du marché (K. Polanyi) autrement que par le passé étant donné la place que la redistribution ne peut conserver : voilà l'équation fondamentale qu'il nous faudra résoudre.

Notes :

[1] L'économiste et sociologue danois Esping-Andersen propose de distinguer trois types d'États providence : social-démocrate ou universaliste particulièrement présent dans les pays scandinaves, libéral ou résiduel présent aux États-Unis, au Canada et en Australie et conservateur corporatiste largement présent en France et en Allemagne.

[2] On parle pour l'Europe de l'Est et la Turquie de « démocraties illibérales » ou de « démocrature ».

[3] L'Europe s'est mieux portée après les traités de Westphalie qui ont permis l'établissement d'un nouvel ordre politique. Le morcèlement de l'Europe en comtés, duchés et provinces a laissé place à l'émergence d'États-nations. Cette nouvelle organisation politique reposait également sur la recherche d'un équilibre des puissances qui consistait dans le fait qu'aucun État ne devait avoir un comportement hégémonique. Les Empires n'avaient donc plus leur place dans ce système. L'ingérence était également proscrite.

[4] La concession est l'acte par lequel l'État consent, à une personne physique le droit d'exploiter des terres agricoles du domaine privé de l'État sur la base d'un cahier des charges fixé par voie réglementaire, pour une durée maximale de quarante (40) ans renouvelable, moyennant le paiement d'une redevance annuelle dont les modalités de fixation, de recouvrement et d'affectation sont déterminées par la loi de finances.

[5] Qui donc a soufflé à Boumediene cette idée ? La majorité écrasante de la population avait l'habitude de rénover annuellement ses installations, elle aurait pu apprendre à les améliorer jusqu'à pouvoir les partager avec le reste du monde plutôt que de désapprendre pour demander ensuite au reste du monde de le faire à sa place. Et cet esprit de rupture ? On ne rompt pas avec le passé, on construit avec.