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Les écrits de la passion

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

La dépossession. Roman de Rachid Boudjedra. Editions Frantz Fanon, Tizi Ouzou 2017 (Editions Grasset & Fasquelle, Paris 2017), 201 pages, 700 dinars



Une abracabrante histoire familiale : un père, incroyable coureur à travers le monde d'affaires, de fortunes et de femmes ; passant son temps à ramener au domicile familial des petits enfants perdus... ou fruits de ses amours passagères. Une mère inénarrable, accusée (injustement) d'avoir commis un adultère, alibi pour la marginaliser et pour ne plus l'honorer comme il se doit... mais toujours bien entretenue. Un frère aîné et aimé médecin, homosexuel, banni par le père et qui se suicidera en terre étrangère. Une soeur adoptive (ou demi-sœur) adorée mais insaississable. Un oncle, tout le temps plongé dans la comptabilité des affaires de la famille. Des amis du père et de l'oncle - dont l'associé, Jacob Timsit, un juif issu d'une famille très proche des Indigènes puis de la lutte pour l'Indépendance du pays - tout le temps en conciliabule dans la pénombre du cabinet d'expertise comptable. Il y a, aussi, un étrange individu, artiste ?peintre de son état, au nom de Albert Martinet. Il maîtrisait la langue arabe... et son épouse était une «grande dame» aux chapeaux fleuris.

Et, au centre de l'histoire ?une histoire qui traverse le temps ; celui de l'époque coloniale, mais aussi celle de la guerre et de l'Algérie indépendante... entre Constantine, Bône (Annaba) et Alger...- deux tableaux : l'un conquérant et agressif (du XIIème siècle, «La prise de Gibraltar», par 300 guerriers arabes...et 10.000 Numides ) est signé du plus grand peintre de l'âge d'or musulman, Al Wacity ; l'autre pacifique et paisible (du XXème siècle, «La Mosquée de la Place du gouvernement») d'Albert Marquet, lui-même, magistral impressionniste, ami de Matisse, installé en Algérie, depuis 1927. Des tableaux qui résument la mémoire du Maghreb. Personnage principal, un jeune homme miné par une obésité boulimique, surplombé par un père trop complexe qui écume les rues avec son copain d'enfance, un beau gosse, clown et séducteur coureur de jupons impénitent.

C'est en se ressourçant aux deux tableaux accrochés dans le cabinet d'expert comptable de son oncle qu'il trouvera une certaine sérénité. Il deviendra architecte. Il passera, bien-sûr, par une participation à la guerre de Libération nationale... et en épousant la fille d'un riche colon , en rupture de ban bien avant la guerre. Hélas, l'atelier (sis à la ville «Djenane Sidi Said») et une partie des œuvres de Marquet (décédé en 1947) légués à l'Algérie (une vingtaine de toiles... seulement, se trouvent au musée des Beaux Arts d'Alger) ? seront, plus tard, à la mort de l'épouse, en 1971, à Alger, usurpés par un «petit bureaucrate corrompu du ministère chargé de la préservation de la Culture». La dépossesion du pays d'une partie de sa mémoire et de son histoire venait de commencer !

Ah oui ! Pour ne pas changer, l'auteur «descend en flammes», au passage, Isabelle Eberhardt «qui ne faisait que forniquer et boire avec le premier nomade qui passait par là», Etienne Dinet, «homosexuel et médiocre artiste qui était venu dans le Sahara pour trouver de jeunes amants... et officier minable des renseignements généraux français», Delacroix qui «avait du génie mais c'était un flic», Gide «qui écumait la ville de Biskra et dont la pédophilie était notoire»...

L'Auteur : Né en 1941 à Ain Beïda (Aurès), études en maths et en philo. Enseignant universitaire puis, à partir de 1972, il se consacre à l'écriture. Auteur d'une œuvre considérable, traduite dans le monde entier.

Extrait : «Les Ottomans s'installèrent en Algérie de 1516 à 1830 et se comportèrent comme des colonialistes, sans foi ni loi. La population algérienne déserta les côtes et les plaines du pays fertile et s'installa sur les montagnes et dans le désert, pour fuir les Turcs, souvent des janissaires et des mercenaires venus des Balkans et qui se comportèrent en mercenaires impitoyables» (pp 172-173)

Avis : Texte labyrinthique. Ecriture torturée. Style aux multiples formes. Beaucoup de fautes techniques (avec des mots tronçonnés et même une phrase incomplète, en page 195, 1er paragraphe )... et une erreur (?) historique : le 20 août 1955 s'est déroulé à Skikda et non à Constantine.

Citations : «L'homme est voué à la guerre... Il aime ça... Mais, on ne parle que des grandes : les deux guerres mondiales. On ne parle pas des guerres anticoloniales (Vietnam, Madagascar, Algérie), les guerres d'Irak, de Libye, et de Syrie aujourd'hui !» (p 29), «Le malheur est jaune safran et l'anxiété a une couleur verte» (p 184), «Quelle différence entre un cimetière musulman ou chrétien et un autre juif ? Tout cela se vaut : de la terre et des vers et des racines et du silence» (p 188), «Les autorités n'aiment pas les statistiques sèches. Elles les préfèrent enrobées» (p 188), «Le visage humain est un palimpseste qui s'efface et se réécrit, éternellement, avec l'acuité et la lucidité de la conscience, impitoyablement, crue et cruelle que nous impose la réalité du monde où nous sommes en représentation» (p193)



Les hommes et toi. Roman de Selma Guettaf (préface de Catherine Belkhodja). Apic Editions, Alger 2016, 124 pages, 500 dinars.



Une sœur, un frère. Nihed et Rayane. Deux jeunes vies, deux existences... qui se séparent... qui se «perdent»... qui se retrouvent.... car, depuis toujours, ne formant en réalité, qu'un seul être. Une histoire d'amour qui ne dit pas son nom...et qui n'ose, malgré la disparition de presque tous les tabous, aller plus loin que les câlins fraternels. La soif de liberté, avec tous ses excès, aussi. Des sortes d'enfants terribles de la nouvelle Algérie. Enfants d'un couple désuni, la mère mal-aimée et décédée, le père mal-aimant et toujours par monts et par vaux, ils se réfugient dans un cocon ? «thermos» qui n'appartient qu'à eux -, dans des vies qui leur permettent d'exister pleinement? Entre Paris et Alger. Mille métiers, mille misères et mille plaisirs. Une libération grâce à une liberté sans limites, mais dans une immense solitude et dans la douleur de ne plus être ensemble. Ils se retrouveront à Alger. Ils tenteront de se rebâtir et de bâtir une vie «normale». La société alentours ?celle des interdits - les rattrapera assez vite.

L'Auteure : Elle est née à Oran mais vit actuellement à Paris. Etudes de Lettres modernes. Premier roman «J'aime le Malheur que tu me causes» aux Editions L. Labter en 2014.

Extrait : «Dans une société qui n'est pas prête à se détacher de ses mœurs, on rejoint le camp des Diaboliques quand on a pour seule virtuosité la liberté» (p 59).

Avis : Très beau et très bon roman. Ecriture vive, alerte et sincère mais assez tourmentée comme les vies qui y sont décrites.Une splendide histoire d'amour (inaccompli, rassurez-vous !) entre un frère et sa sœur. La préfacière affirme «qu'il y a quelques années, ce type d'écriture n'aurait jamais pu être publié,en Algérie. Trop de tabous bousculés». Désolé, Mme, mais au fil de mes lectures, j'ai vu, ces dernières années, bien pire (ou bien mieux, c'est selon !), l'Algérie étant un véritbale «bouillon de culture».

Citation : «Accepter d'être lamentable, d'être rien, c'est peut-être ça vieillir» ( p 21).



Hiziya, princesse d'amour des Ziban. Roman de Lazhari Labter. El Ibriz Editions, Alger 2017, 290 pages, 1.000 dinars



Hiziya bint Ahmed Belbey? Une princesse d'amour, née en 1855, issue de la grande et riche famille des Bouakkaz, établie dans la petite oasis de Sidi Khaled, pas loin de Biskra, de la tribu des Dhouaoudia, descendants des Beni Hilal. Elle voit le jour en 1855, huit siècles après les invasions des troupes hilaliennes, composées d'hommes, essentiellement, dont les survivants prirent épouses dans les tribus berbères et se fondirent en eux.

Elle allait vivre une des plus belles histoires d'amour avec son cousin S'ayyad, une histoire d'amour, vécue depuis l'enfance, qui s'acheva, hélas, top tôt, avec sa mort inattendue en 1878, à la fleur de l'âge (mort accidentelle ? par empoisonnement à l'initiative d'un amoureux éconduit ? maladie... d'amour ? un coup de feu tiré par mégarde par son amant ?...)

Mohamed Benguitoun, né en 1843 ( proche du couple, ou de la famille ou de la tribu ou ami de S'ayyad), composa le fameux poème, à l'âge de 35 ans... un long texte qui fut «sauvé» par un certain Constantin-Louis Sonneck (1849-1904) en poste, en Algérie, à partir de 1867 et ancien directeur de l'Ecole supérieure musulmane de Constantine, entre autres. Première version publiée, en 1899. D'autres suivirent dont celles de Souheil Dib, Mohamed Belhalfaoui, Abdelhamid Hadjiat, Cheikh Mostefa Naimi... et du célèbre poète palestinien Azzedine Menasra qui fit connaître Hiziya et son histoire dans les pays arabes (1986)

Le reste de l'histoire contemporaine du poème ? «cette merveille de la poésie populaire amoureuse du XIXème siècle» - est connu puisqu'il a été repris et déclamé en chanson par les plus célèbres de nos chanteurs : Khelifi Ahmed, Khoudir Mansour, Rabah Driassa, El Bar Amar, Abdelhamid Ababsa... et, aussi, par de jeunes chanteurs des nouvelles générations. Aujourd'hui encore, Hiziya, «celle qui a la part belle» ou «celle qui marche indolemment» continue de faire rêver grands et petits, heureux ou malheureux, vieux et jeunes amoureux... et, aussi, toutes les femmes en quête d'égalité et de liberté.

Et, 139 ans après, le dimanche 3 septembre 2017, à Beni Messous (Alger) Lazhari (Labter) ben Tayeb ben Mohamed ben Ahmed ben Saâd ben Othmane ben Bouzid de Laghouat a «enregistré symboliquement, tout comme l'avait fait Benguitoun pour son poème, ce roman pour les générations actuelles et à venir». Avec, en prime, un poème sur l'héroïne, à la manière de Mohamed Benguitoun.

L'Auteur : Né à Laghouat en 1952. Il vit et travaille à Alger. Poète, écrivain, journaliste indépendant, ancien directeur de l'Edition à l'Anep puis des Editions Alpha avant de créer sa propre maison d'édition (qui porte son nom). Il a publié un grand nombre d'ouvrages (poésie, essais, témoignages) en français et en arabe. Hiziya est son premier roman.

Extrait : «Le poème de Benguitoun est, en fait, une élégie, un chant de mort, connu depuis l'Antiquité comme une des formes de la poésie, et devenue, à partir de la Renaissance, un genre poétique, faisant partie de la poésie lyrique, mirthat en arabe, considérée, depuis toujours, comme genre à part entière chez les Arabes. L'élégie est, particulièrement, adaptée à l'évocation d'un mort ou à l'évocation d'une souffrance amoureuse due à un abandon, une absence ou une perte. Et, c'est exactement la cas de Hiziya, morte à la fleur de l'âge et en pleine passion amoureuse» ( p 27)

Avis : Un roman docu-fiction annoncé... un nouveau genre (chez nous) qui, de plus, présente ?en annexe- plusieurs versions du fameux poème de Benguiton... en arabe et en français.Il y a, aussi, une bibliographie. Donc, un roman docu-fiction-étude ! Quasi-complet.

Citation : «Consolez-moi, ô braves gens, de la perte de la belle des belles. Elle repose sous terre, en moi un feu ardent brûle. / Vous ne pouvez imaginer à quel point je souffre ; Mon cœur s'en est allé avec la svelte Hiziya» ( Poème traduit par Lazhari Labter. Extrait, p 241), «Mohamed Benguitoun, l'homme pieux, qui ne faisait que l'apologie du propphète de l'Islam, dans des chants sacrés, allait rentrer, grâce à Hiziya, dans l'histoire par son seul et unique chant profane et inscrire ainsi son nom en lettres d'or, aux côtés des noms des célèbres poètes arabes des Moua'llaquat» (p 129)



PS : En matière d'édition, selon le président égyptien de l'Union des éditeurs arabes, lors du dernier Sila, l'Europe est en avance par rapport aux pays arabes. «Il y a un écart de 400 ans entre nous et l'Europe», ajoute-t-il.... En raison d'une industrie du livre faible, du manque d'encouragement étatique, de la censure, des taxes douanières élevées, du manque de lignes de transports, et de librairies, de l'inhabitude (presque une honte qui ne dit pas son nom) de lire, du manque d'apprentissage soutenu à la lecture, au niveau des écoles.... mais aussi, et je partage cette opinion, dans l'inconscient du citoyen, il n'y a pas de respect de l'écrivain... et de l'écrit (en dehors du Livre saint, encore que là, il y a, peut-être, une bonne part de crainte). La révolution numérique a aggravé plus qu'elle n'a aidé à solutionner tout ou partie du problème, et le retard avec l'Europe risque de s'aggraver.. vu la manière dont on consomme, actuellement, chez nous, les nouveaux outils technologiques («Aïch la vie»...et maintenant «Aïch l'internet !»)