Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Karl marx à alger : sens et portée d'un séjour

par Omar Merzoug *

De nombreux écrivains, voyageurs, philosophes ou essayistes ont séjourné ou vécu en Algérie quelques jours, quelques mois ou quelques années. Parmi les plus connus, Cervantès y a passé cinq ans et l'on sait ce que son œuvre doit à sa captivité. Plusieurs écrits de l'auteur espagnol font référence à son expérience algérienne. Alexis de Tocqueville, Théophile Gautier, Guy de Maupassant, Alphonse Daudet et certains autres ont aussi visité l'Algérie après l'invasion française. Beaucoup d'Algériens ignorent qu'un an avant sa mort Karl Marx a séjourné en Algérie.Il en parle longuement dans les lettres ou les billets qu'il a expédiés à ses proches et à ses amis. Cette correspondance présentant un intérêt certain, ce voyage nous a paru mériter qu'on s'y arrêtât.Surprendre le regard du philosophe allemand sur la réalité algérienne, nul, à notre connaissance, ne l'a encore tenté dans la presse nationale.

Karl Marx est sans conteste l'un des penseurs les plus fameux de l'histoire. Ses écrits ont séduit une grande partie des intellectuels dans le monde et ses idées se sont répandus au sein des masses populaires. Plus de la moitié de l'humanité en appelait à sa pensée afin de donner un sens à son combat contre l'oppression et l'exploitation de l'homme par l'homme. Rationaliste, fils de la philosophie des Lumières et légataire hérétique de Hegel1, Marx a fourni une solide assise au matérialisme historique, élaboré la méthode connue sous le nom de ?matérialisme dialectique' et soutenu des thèses en économie politique qui ont eu un impact considérable sur la pensée universelle. Lorsque le centenaire de la mort de Marx a été célébré en grande pompe, une formule revenait souvent qui résumait l'universalitéde la pensée marxienne : c'était, disait Henri Lefebvre2, une « pensée devenue monde ». Marx s'est élevé à la hauteur des philosophes, des économistes et des sociologues les plus illustres de l'humanité par ses écrits, la liste des travaux, des livres, des essais, des manuels, des émissions sur son œuvre sont innombrables. Ceux qui se sont proclamé ses disciples, fidèles ou rebelles, ne se comptent plus et portent pour certains des noms prestigieux, Lénine, Trotski, Staline, Mao, Tito, Che Guevara, et dans une moindre mesure, les socialistes arabes et tiers-mondistes.

Né à Trèves, en 1818, Marx est issu d'une famille juive. Son père était un avocat libéral que la nécessité, plus que la conviction, a contraint d'embrasser le protestantisme luthérien. Le jeune Marx fait de fortes études de droit et de philosophie.      

A 23 ans, il soutient une thèse dont le titre « Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et chez Epicure », montre ses préférences philosophiques. Démocrite comme Épicure sont deux grandes sources d'inspiration d'une philosophie matérialiste. Mais malgré ses brillants titres universitaires, Marx ne parvient pas à « décrocher » un poste de professeur. Il se rabat alors sur des activités militantes.Acquis aux thèses hégéliennes, il rédige ses premiers textes journalistiques. S'orientant vers le communisme, il devient une sorte de révolutionnaire professionnel.En 1847, il rédige, avec son compère Engels3, le « Manifeste du parti communiste ». C'est à cette époque que les deux pères fondateurs du « socialisme scientifique » rencontrent l'Algérie, ravagée par les troupes d'occupation française, depuis près de vingt ans.

Les biographes de Karl Marx et ceux qui se sont donné pour tâche de disséquer sa pensée philosophique, économique et sociologique n'accordent qu'un intérêt fort limité à son séjour algérien. Ainsi Franz Mehring, dans sa biographie classiquepubliée en 1919, n'y consacre que quelques lignes : « Marx arriva à Alger le 20 février 1882, souffrant à nouveau de pleurésie, ayant attrapé froid durant le voyage, mais il jouait de malchance, car jamais Alger n'avait connu d'hiver et de printemps aussi pluvieux et maussades4 ». Bernard Cottret, pour sa part, traite le voyage sur le mode de la chronique, narrant quelques événements destinés à distraire le lecteur européen.Quant au dernier biographe de Marx, Jonathan Sperber5, relevant certains faits intéressants qui pourraient être la matière d'une analyse un peu plus poussée, est le seul à remarquer un trait essentiel. En effet, Marx met à l'actif de la colonisation le fait d'avoir libéré la population noire d'Algérie de l'esclavage, un peu comme, dans le Manifeste communiste6, il avait loué la bourgeoisie d'avoir été un facteur de progrès et de transformation radicales. « Ces nègres d'Algérie étaient en général naguère les esclaves des Turcs, des Arabes, mais ils sont devenus libres sous le régime français », écrit-il.

Marx ne voit pas que la colonisation a généralisé la servitude, considérablement appauvri les Algériens, donnant des lettres de noblesse au racisme le plus éhonté. Les préjugés arabophobes, issus de son éducation et de l'influence qu'exerça sur lui la philosophie de l'histoire de Hegel, font qu'il manque l'occasion de se hisser à la perspicacité qu'on eût pu attendre d'un penseur d'exception. Mais n'a-t-il pas reconnu lui-même qu'en Algérie il était « intellectuellement très bas » ? Cela n'excuse pourtant rien, car si Marx partage les préventions de l'européen ordinaire touchant le monde arabo-musulman, on serait en droit de se demander où serait sa grandeur de philosophe, cette faculté d'analyse si percutante et si géniale dont on l'a longtemps crédité. « Je sors de ma dernière maladie terriblement diminué. Moralement par la mort de ma femme, physiquement par un épaississement de la plèvre et d'une irritation accrue de bronches » écrit-il. Ses médecins ont recommandé le climat algérien comme salutaire pour sa santé et F. Engels a insisté pour que son plus proche ami fît le voyage.

Parce que ce séjour semble n'avoir que des raisons privées, les biographes de Marx le négligent. Pourtant à y regarder de près, à en croire la correspondance de l'auteur du Capital,ce passage à Alger éclaire d'un jour nouveau ou différent la personnalité du père du marxisme et donne des précisions sur son attitude face aux habitus des colons et à la réalité de l'oppression française.

Le climat d'Alger, qui est en général clément à l'approche du printemps, fut, en cette année 1882, assez épouvantable, peu propice à résorber le mal dont souffrait le penseur allemand. Il le dit dans une lettre adressée à sa fille Jenny : « Il y a dix ans qu'Alger n'a pas connu un hiver aussi pourri. Mais Engels etDonkin (médecin de Marx) ont pris feu et flamme pour l'Afrique sans bien se renseigner,ni l'un ni l'autre?Entre nous, je le répète, il est de ces gens dont l'affection serait capable de vous tuer7 ». Le 20 mars 1882, à Paul Lafargue8, Marx écrit : « Il pleut toujours, le temps est si capricieux qu'il varie d'une heure à l'autre » et, le 7 avril, il note qu'il « a plu toute la nuit sans arrêt ». Un climat peu fait, selon toute apparence, pour lui rendre la santé, du moins pour l'améliorer. À sa fille Laura, Karl Marx déclare pourtant que sa « santé s'améliore peu à peu. Les insomnies ont cessé (le plus insupportable). L'appétit est revenu, la toux a vraiment beaucoup diminué ». Marx quitte Alger, le 2 mai 1882. Il mourra moins d'un an plus tard. Dans un hommage posthume F. Engels, son vieil ami et compagnon de lutte,déclare : « Ce qu'a perdu le prolétariat militant d'Europe et d'Amérique, ce qu'a perdu la science historique en cet homme, on ne saurait le mesurer. Le vide laissé par la mort de ce titan ne tardera pas à se faire sentir. » Sans doute faut-il mettre sur le compte de l'émotion et de la douleur ces propos dithyrambiques. Dans ce même discours, Engels attribuait à Marx deux découvertes fondamentales. Il aurait mis au jour les lois de la science historique. Celles-ci sont l'expression de la primauté de l'infrastructure matérielle sur les idées, les croyances et les sciences, en un mot, ce qui se dit dans la vulgate marxiste sous le terme de « superstructure ». « Dans la production sociale de leur existence, écrit Marx, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale »9. Ce qui, en clair, signifie qu'avant de songer à spéculer, à philosopher ou même à croire, il faut se préoccuper de se nourrir, de se loger, de se vêtir. Ce n'est donc pas dans la pensée des hommes, comme on a eu tendance à le croire, que se trouve le secret de la liberté humaine. La conscience, la raison, l'intelligence ne sont que des produits dérivés, la pensée n'étant qu'une sécrétion du cerveau. Cependant, la pensée n'est pas un simple reflet. Marx professe un déterminisme assez net dont on se demande comment il pourrait s'accorder avec la liberté, puisqu'après tout le marxisme se donne pour une philosophie de l'émancipation. Selon Engels, Marx aurait découvert la loi du mode de production capitaliste et celle de la plus-value, ou comme on le dit aujourd'hui, de la survaleur.

Quels regards ce voyageur singulier a-t-il jeté sur notre pays, devenu colonie française, en cet hiver 1882 ?Tout l'intérêt de son passage à Alger est dans cette question. Certes les circonstances dans lesquels il accomplit ce séjour ne contribuent pas à lui faire voir l'Algérie sous un jour positif.

*Docteur en philosophie (Paris-IV)

Notes :

1- «Je suis un disciple de Hegel. Toutefois j'ai pris la liberté d'adopter envers mon maître une attitude critique et de lui faire subir un changement profond», Karl Marx, Le Capital, tome II, chap. 1.

2- Henri Lefebvre (1901-1989), philosophe et sociologue marxiste français.

3- Friedrich Engels (1820-1895), le plus proche ami et soutien de Marx dans les années difficiles. Il veillera à la publication des tomes du Capital que Marx n'a pas eu la force et le temps d'éditer.

4- Franz Mehring, Karl Marx, histoire de sa vie, éditions sociales.

5- Jonathan Sperber, Karl Marx, Une vie au dix-neuvième siècle, Liveright publishing corporation, 2013

6- «La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire» écrivent K. Marx et F. Engels.

7- Lettre à Jenny Longuet, 16 mars 1882.

8- Socialiste français, gendre de Karl Marx, et connu pour être l'auteur du fameux «Droit à la paresse ».

9- Contribution à la critique de l'économie politique, 1859