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Le mouton, Sidna Ibrahim et nous

par Kebdi Rabah

On peut juger de la grandeur d'une Nation à lafaçon dont les animaux y sont traités. Gandhi

Et voilà que les litières rancies et les effluves fétides du purin envahissent à nouveau les quartiers populeux de la Capitale. Dieu ce qu'une odeur, un son, voire un simple phonème peut nous replonger au cœur d'un évènement et éprouver le besoin d'en parler. Conjuration par le verbe ? Peut-être !En vérité c'est le bêlement, « beee » par la voix de son auteur, qui a déclenché en moi le « déroulé » de cette réflexion et l'irrésistible envie de la partager en cette approche de l'Aïd. Onomatopée ou vocable à part entière, peu importe ! Ce qui est sûre est que nos oreilles auront de nouveau à le subir,une semaine durant, et ce jusqu'à l'heure fatidique de l'immolation.

Charmante litanie pour mélomane aigri. Acérée, audible, limpide comme tout ce qui vient du fond de entrailles, elle est de plus transnationale et facile à retenir. Elle peut vouloir dire : bonjour, merci, je suis là, j'ai faim ou simplement heureux de te voir, va savoir ! On la doit à un animal doux, naïf, obéissant,mais surtout emblématique car, selon la légende et les saintes écritures, c'est lui qu'aurait envoyé le seigneur de l'univers à Abraham pour le substituer à un de ses fils et l'empêcher ainsi de commettre un infanticide au nom de la foi. De ce qu'a dû être le supplice de la mère, personne ne s'en soucie, c'est subsidiaire ! Au fait, de Sarah ou de Hager, laquelle des deux épouses d'Abraham enfanta le préposé à l'holocauste ? On en aura sans doute jamais la certitude car cette ambiguïté est consacrée même par les textes.

Chacune des deux communautés, juive et musulmane, considère comme vérité absolue les écrits fondant ses convictions et s'arrange,par une interprétation exégétique, à enattribuer les « lauriers » à l'ascendance qui lui convient. Pour les musulmans il s'agit d'Ismail alors que pour les Juifs ce serait Isaac?.Mais certains érudits penchent pour le doute et admettent que cette confusion est le signe de la providence pour que les deux communautés aient enfin quelque chose à partager et par conséquent à s'entendre. Quant au substitut lui-même, il est permis de penser que si le choix du seigneur s'est porté, entre tous les animaux qu'il a créés, sur le mouton, c'est qu'il a de bonnes raisons de le faire et sans doute qu'une de ces raisons tient à la soumission de la dite créature, trait de caractère qui destine naturellement au sacrifice parce qu'antonyme de résistance. « Transfusée » à l'homme cet attribut est passé à la postérité avec son adoption à leur compte par des émules bien de chez nous. On raconte en effet que du temps de la glorieuse « Fafa », lorsque son territoire s'étendait de Dunkerque à Tamanrasset, un de nos bachaghas aurait dit, s'adressant à un dignitaire colon : Monsieur l'Administrateur « toi coto moi moto » ; comprendre par-là « toi couteau moi mouton », tu peux faire de moi ce que tu veux.

Depuis l'avènement de l'Islam, le vénérable geste d'Abraham, consacré par le Coran, fut reconduit et, chaque année des millions de moutons, têtes enduites de henné, sont ainsi immolés sur les places publiques, à la chaine, l'un après l'autre, comme pour donner l'occasion aux suivants d'être témoins du supplice de leurs devanciers, et ce,au grand « bonheur » des enfants qui peuvent ainsi se délecter du spectacle du sang jaillissant à flot d'une gorge béante et d'une jugulaire tranchée à vif.Kermès d'odeurs et de couleurs dont l'enfant ne perdra pas une miette. Il devra à son corps défendant contempler les derniers soubresauts d'un « compagnon »de jeu qui, quelques heures auparavant, était encore par lui cajolé. Il pourra ainsi accompagner son agonie jusqu'à ce que, dans une ultime ruade, le dernier souffle de vie daigne s'extraire et abandonner la dépouille inerte aux équarisseurs embusqués et piaffant d'impatience de tester le fil de leurs lames récemment émoulues. Pour tous, la curée peut alors commencer et, à l'exception du contenu des viscères, qui ira encombrer avec la coagulation sanguine les conduites des eaux résiduaires, rien ne se perdra. Il restera l'enfant face à sa mémoire. Des nuits durant elle le hantera, l'interrogeant sur quelle voie faudra-t-il qu'il chemine : celle qui lui permettra de n'avoir pas à s'identifier aux auteurs d'une barbarie si affligeante et donc à les détester ou celle qui le conduira à les imiter ultérieurement. Choix Cornélien duquel il ne sortira pas toujours indemne.

De quelle pédagogie faudra-t-il alors faire usage pour lui expliquer qu'à l'origine celui qui git au sol a été son sauveur et que, c'est par miracle, si lui-même n'est pas aujourd'hui à sa place ? Comment peut-t-il comprendre et admettre que l'on soit obligé de passer par ce choix ? Comment faut-il s'y prendre pour lui faire avaler que c'est ainsi que se récompense les dévouements suprêmes, que c'est le sort réservéà tous ceux qui donnent leur vie en sacrifice pour en sauver d'autres ?Vaste chantier pour les éducateurs et psychologues.

Les juifs et les chrétiens n'ont pas jugé utile de reproduire le geste sacrificiel du père des trois religions monothéistes. Pour les musulmans, sans faire partie des obligations rituelles, il est néanmoins reconduit par la tradition « sunna ». C'est dire que si aujourd'hui on décidait de l'ignorer, il n'est nullement porté atteinte aux fondements de l'Islam. Du reste, nombre de musulmans ne consentent pas au sacrifice du mouton sans pour autant se considérer exclus de la communauté musulmane. Par ailleurs la religion est affaire d'individus ayant atteint l'âge de raison, pas de gamins portant encore couches, et ce n'est pas l'entêtement de certains à les faire s'assoir, lors de la prière du vendredi, aux premiers rangs, sous l'œil bienveillantde l'imam officiant et des caméras de télévision, qui changera quoi que ce soit. La sagesse voudrait qu'on les laisse s'éveiller au monde en toute sereinité dans la plénitude de leur imaginaire et de leur sens critique ; qu'ilsle découvrent dans le respect de leur innocence et émotivité, qu'ils fassent leur choix en toute conscience plutôt que de les formater en leur imposant précocement des pratiques et des scènes de violence cauchemardesques dont ils ne comprennent rien quant à la symbolique et dont on ne se lassera pas de constater ultérieurement les néfastes conséquences. Que les adultes accomplissent ce qu'ils considèrent relever de leur croyance, ç'est leur droit et ça les regarde, mais qu'ils le fassent en dehors du regard d'enfants vulnérables et scrutateurs car les effets peuvent être incommensurables : c'est aussi le droit des enfants ! Au demeurant, il suffit d'être un tant soit peu attentif à ce que rapporte les medias ou d'observer autour de soi pour se rendre compte qu'en matière de violence nos chérubins ont largement dépassé le stade du tolérable.

Prélude à celle des adultes pour lesquels, depuis peu, le sol ne suffit plus comme ring puisqu'ils ils ont désormais jeté leur dévolu jusque sur les avions pour y étaler leurs rixes à même les cieux. Dieu quelle agressivité, « oulachsmahoulach »! Tout ceci n'est pas le fruit du hasard, il doit forcément y avoir une relation de cause à effet avec l'état général de la société. S'il est vrai que les raisons à cela sont multiples et que nous ignorons l'impact exact de chacune, il est tout aussi vrai que beaucoup relèvent de notre bon vouloir, de ce que nous semons en tant qu'adultes, par bêtise ou par ignorance, les graines du mal sans mesurer les conséquences de leur germination.

Si les vicissitudes de l'histoire, à travers la décennie noire ou ce qu'officiellement on nomme la tragédie nationale, ont laissé leur lot de bestialité dans les esprits de ceux qui étaient aux premières loges, au point d'en constater les remissions des années plus tard, il n'est pas nécessaire de l'entretenir et d'en rajouter volontairement,comme c'est le cas à l'occasion de chaque Aïd : Fête de piété, de pardon et de réjouissance qui n'a nul besoin d'être sanguinolente pour se bonifier. Beaucoup rétorqueront que tout cela n'est pas nouveau, qu'il n'est qu'une répétition de ce qui se faisait jadis et que ça n'a jamais posé problème.

Dire cela c'est ignorer que comparaison n'est pas raison car, d'une part, le rapport qu'avaient les enfants aux animaux, particulièrement à la campagne, était fondamentalement différent, d'autre part, la communauté d'antan,solidaire dans son ensemble, avait érigé assez de garde fous moraux et éducationnels pour prévenir et circonscrire tous les débordements psychologiques d'enfants qui auraient été exposés à la violence ; une sorte d'immunité collective en adéquation avec une harmonie sociétale bien établie. A l'inverse, la cupidité, la clochardisation et l'égarement de la société de ces dernières décennies, matrice latente à l'expression de la violence, fait que toute « erreur de manipulation » peut se transformer en détonateurs auprès d'âmes fragilisées par l'état de tension permanent induit par certaines idéologies obscurantistes et les aléas d'une modernité débridée et inassumée. Le principe de précaution incite donc à la prudence et au bannissement de tout ce qui peut contribuer à perturber un équilibre psychologique fragiliséet en perte de repères.

Quant aux multiples autres désagréments, une autre facette de l'abattage sauvage, surtout lorsqu'il se fait en milieu urbain(rue, terrasse, caves, salles de bain etc?) qui sont aussi une forme d'agression, donc de violence, il serait fastidieux de les énumérer. Il serait redondant de s'y étaler tant l'Algérien est coutumier,partout ailleurs, de ce type de comportements au point où l'incivisme, l'ignorance des règles élémentaires de savoir vivre en tant qu'irrespect de la loi, de l'environnement et de ses rapports avec autrui fait désormais partie intégrante de sa culture pour ne pas dire de sa personne. Sans cela on ne peut comprendre cette légèreté à envahir et dénaturer l'espace public et cette réticence à faire usage des lieux et moyens réservés pour certaines manifestations.

Pourtant il existe des lieux adaptés, des abattoirs commodes, qui ne dérangent en rien la portée religieuse du geste sacrificiel, tout en respectant l'hygiène, l'environnement et les règles du vivre ensemble. Pourquoi donc les autorités religieuses qui dissertent sur tout, y compris sur des futilités, n'éduquent pas dans ce sens ? Pourquoi l'Etat qui édicte des lois interdisant l'abattage sauvage n'organise pas le rite tout en sanctionnant les contrevenants ? Bien au contraire tout est fait pour encourager un fatras de plus qui fait de l'Algérie un vaste équarrissoir à ciel ouvert.

L'explication qui vient à l'esprit renvoie à la connivence des deux autorités quant à leur stratégie consistant à caresser dans le sens du poil et maintenir ainsi le peuple dans l'état d'abrutissement complet. C'est en même temps un contrepoids à leur illégitimité et une manière d'empêcher toute contestation et remise en cause de leur statut. Il y a aussi leur incapacité à guider vers la lumière un peuple si lesté par le poids de ses tares qu'il est au-dessus de leur force de pouvoir le sortir de sa médiocrité, à supposer qu'ils en aient envie. Certains résignés parleront de malédiction, ce rendez-vous du couple histoire/fatalité qui fait que L'Algérie sombre chaque jour un peu plus dans l'abîme. La bigoterie ambiante leur donnera raison car elle ne permet hélas ni d'organiser ni de mettre un terme à certaines pratiques d'un autre âge. Alors, puisqu'il est coutumier d'attendre de la clémence divine un retour salutaire suite à un sacrifice ouoffrande votive, faisons au moins ce vœux que celui du mouton de cet Aïd serve àinverser ce cycleinfernal de décadence dans lequel l'Algérie s'est complaisamment inscrite.

Saha Aïdkoum