Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Lettre de sous l'eau : «Je respire sous l'eau.. Je me noie.. Je me noie»

par Mohamed Mustapha Habes

Majnoun Layla, une histoire d'amour populaire préislamique racontant les péripéties du poète bédouin Qays ibn al-Moullawwah et sa cousine Layla al-Amiriyya. Elle illustre la profondeur des sentiments d'amour entre ces deux êtres, l'obstination et la force de conviction dans cet amour sans lassitude.

La tentative de Qays de se marier avec Layla était motivée par un amour sincère et non par un mariage temporaire et forcé ressemblant à la relation douteuse qu'entretiennent les dirigeants du Golfe avec leurs peuples, émaillée d'injustice et de corruption menant inéluctablement à la destruction de la civilisation, selon l'expression de Ibn Khaldun. Le Saint Coran décrit cela comme un exemple de malfaisance : «Ceux dont les efforts, dans cette vie, s'en vont en pure perte, et qui croient cependant bien agir ?» Al Kahf-104. Les poètes ont jadis utilisé ces paraboles riches en sentiments dans leurs œuvres littéraires, à l'image de la pièce de théâtre «Le fou de Layla» du grand poète Ahmad Chawki, pour promouvoir la dignité humaine dans les sociétés arabes pré-islamiques. Mais aujourd'hui, l'amour est devenu très coûteux et compliqué. Et à cet égard, un de mes jeunes amis poètes a décrit la situation de notre monde actuel en s'inspirant des vers du poète Nizar Qabbani: «Le Golfe est en train de se noyer, y a-t-il un prophète qui pourrait le sauver de sa noyade».

Nizar Qabbani disait dans l'un de ces célèbres poèmes « Lettre de sous l'eau»: «Je respire sous l'eau?Je me noie ?Je me noie? Je me noie?», s'assimilant ainsi à celui qui se noie et qui appelle à l'aide. Ce poème débute par «Si j'avais su que la mer serait si profonde, je n'y aurais jamais navigué», et termine par : «Si tu es un prophète, débarrasse-moi de cette noyade, de cette mécréance?», implorant et suppliant celui qui le sauvera de cette douleur, et reconnaissant qu'il ne maîtrise pas «l'art de la baignade», qui l'empêche de respirer sous l'eau et de se noyer. On ne peut s'empêcher de comparer notre situation actuelle avec celle des peuples et sociétés arabes, du Maghreb au Machrek, qui continuent de couler pour avoir cru aux bobards des prophètes de l'Occident. Ces dirigeants et peuples, Etats et sociétés, qui se dirigent à une folle allure vers l'effondrement et le suicide collectif, ont-ils seulement réalisé qu'ils ne pourront pas «respirer sous l'eau» ? Il est malheureusement certain que les Etats du Golfe vont se noyer dans d'autres mers de sang et de larmes, ouvrant les portes de la destruction, grandes béantes -à Dieu ne plaise-, et ils ne pourront s'en sortir vainqueurs. Si rien n'est fait pour éviter le pire, nous allons tous être amenés à payer un lourd tribut, bien plus élevé que les 460 milliards de dollars soutirés avec insolence par l'américain Trump; et il y a derrière lui des légions entières de charlatans en Occident qui ont vendu des illusions aux banquets des malfaisants, à des dirigeants orphelins?La comparaison du poète Qabbani est donc tout à fait pertinente quant à notre situation.

La politique de l'émiettement et de l'éparpillement

Au lieu de la réflexion calme et sereine pour mettre fin à l'hystérie des guerres intestines qui minent le monde arabe, certains pays du Golfe se lancent dans une course effrénée pour l'armement qui va inéluctablement déboucher sur ce qui a été nommé comme la politique des 2E (Emiettement et Eparpillement). Tandis que les sages mettent en garde contre une guerre dévastatrice dont les répercussions seront imprévisibles, nous voyons aujourd'hui que l'unité des restes de lambeaux de la région du Golfe est déjà en train de voler en éclats avec le blocus imposé par la bande des quatre à l'encontre du Qatar. Ces agresseurs ont de fait déjà oublié les retombées dévastatrices des armes américaines et russes dans les guerres d'Irak, de Syrie, de Libye et du Yémen, plongeant dans le malheur des populations entières qui ont nulle part ou se réfugier, hypothéquant déjà la santé des survivants et des générations futures.

De multiples signaux d'alarmes ont été lancés par les organisations humanitaires pour prévenir les grandes catastrophes en cours de formation -que Dieu nous en préserve ! On compte aujourd'hui près de 13 millions d'enfants du Moyen-Orient non scolarisés ainsi que plusieurs autres millions en Afrique du Nord, et déjà un million d'enfants syriens ont été mis hors du système éducatif en raison de la guerre que mène le régime à son peuple depuis 2011.

L'apparition du fléau du choléra au Yémen, qui a tué près de 200 personnes ces dernières semaines, vient encore plus endeuiller les populations arabes livrées impuissantes à leur triste sort, véritable catastrophe humanitaire. On en vient à oublier la situation des enfants de Palestine victimes du blocus infâme et des guerres imposées par l'agresseur israélien, depuis plus d'une dizaine d'années. Alors une question se pose aux dirigeants des pays du Golfe?où veulent-ils nous emmener et à quoi jouent-ils?

La raison de l'embargo du Qatar?la volonté de dominer par «le feu»

Le problème des pays du Golfe pourrait se résumer à un poème intitulé «intrigues autour du gaz», un amour qui ne ressemble pas à celui de Qays envers Layla ni celui de Nizar Qabbani pour sa bien-aimée, mais un amour symbolisé par l'avidité et la volonté d'appropriation des gisements de gaz et de pétrole.

On apprend ainsi dans un article publié dans le magazine Américain «New Eastern Outlook» et écrit par William Engdahl, conseiller et expert en stratégie, conférencier à l'université de Princeton, auteur de «Pétrole, une guerre d'un siècle», que les guerres secrètes pour la maîtrise des champs gaziers sont à l'origine du blocus contre le Qatar. Il explique l'éclatement de cette crise du Golfe par l'accord conclu dernièrement entre le Qatar et l'Iran pour la construction d'un gazoduc à partir des eaux du Golfe, qui traverserait l'Iran et la Turquie pour acheminer le gaz jusqu'en Europe, comme semble le confirmer la réaction concertée de ces deux pays venus au secours du Qatar pour défendre leurs intérêts communs?Et il ne manqua pas d'ajouter : «Ce qui a le plus contrarié Washington réside dans la velléité d'indépendance économique du Qatar à son égard, qui a commencé à commercer dès 2015 avec la Chine dans la monnaie de ce pays, au lieu du dollar, suivant ainsi l'exemple de la Russie, et remettant en cause la domination du billet vert. Les historiens écriront que l'année 2017 marquera la fin de la domination des Etats-Unis sur le monde.»

Que les dirigeants du Golfe se tournent vers l'Est au lieu de l'Ouest

Les dirigeants du Golfe sont appelés à faire leur examen de conscience et revoir leurs calculs stratégiques avant qu'il ne soit trop tard, comme l'a souligné l'académicien émirati Soleiman Al Jassim, grand connaisseur des arcanes du pouvoir de son pays et de l'expérience malaisienne en matière de développement. Il relate les travaux du colloque auquel il a assisté à Kuala Lumpur sur la pensée et la civilisation organisé dans la capitale malaisienne du 10 au 13 novembre 2014 et présidé par l'ancien Premier ministre Mahathir Mohammed. Ce séminaire a vu la présence de plusieurs penseurs et intellectuels arabes et musulmans et avait pour thème : «l'état civil: une vision islamique»

Le docteur Al Jassim a été impressionné par la pensée de Mahathir Mohammed, par son humilité et sa sincérité. Ce dernier a assisté à toutes les sessions de travail de ce colloque et a répondu aux questions du public avec beaucoup d'enthousiasme tout en détaillant l'expérience positive de son pays en matière de développement qui contraste avec les failles et les échecs des expériences arabes dans le développement.

Le docteur Al Jassim livre en quelques points les clés du succès de l'expérience malaisienne:

L'esprit de compromis chemin vers la stabilité

Le docteur Mahathir a expliqué que «la Malaisie, pays de diversité culturelle et religieuse, a connu une guerre civile qui a ébranlé en profondeur la stabilité du pays. Durant ces troubles, aucun plan de développement ne pouvait se mettre en place et il a fallu initier un dialogue ouvert avec toutes les composantes nationales sans exception pour trouver des compromis partagés par tous, permettant d'instaurer la stabilité et la mise en place d'un plan stratégique 2020 de développement pour la construction de la nouvelle Malaisie. Nos choix décisifs et notre politique de compromis et de tolérance nous ont permis d'être reconnus comme un pays industrialisé et compétitif sur le marché mondial»

Il est nécessaire de se focaliser sur les objectifs stratégiques

Il a insisté sur la nécessité de diriger tous les efforts et synergies pour résoudre les dossiers importants liés à la pauvreté, le chômage, la famine et l'éducation. La focalisation sur l'idéologie et la volonté de domination et d'uniformisation culturelle n'aboutit qu'à plus de tensions et de crispations.

Nous musulmans avons gaspillé beaucoup de temps et d'énergie dans des combats inutiles, à l'instar du conflit historique qui oppose sunnites et chiites depuis des siècles, ainsi que d'autres controverses du passé.

Les fatwas ne règlent pas les problèmes des musulmans

«Le leadership des sociétés musulmanes qui veulent aller de l'avant ne doit pas être soumis aux fatwas des jurisconsultes et des prédicateurs. Les sociétés musulmanes ont trop longtemps souffert de l'ignorance et du déclin pour ne pas, encore une fois, se soumettre aux fatwas et visions passéistes du monde, qui ne s'inscrivent pas dans le sens de l'histoire. Nombreux sont ceux qui ont interdit l'usage du téléphone et du transistor, des vélos, de boire du café, et qui ont criminalisé les expériences en aéronautique de Abbas Ibn Farnas en son temps».

Grâce à sa contribution visionnaire et pragmatique à l'essor de son pays, le docteur Mahathir a réussi à faire construire une voiture entièrement intégrée dans un pays où certains imams hésitaient, encore il y a quelques années, à utiliser tous les leviers de la modernité.

«L'affirmation de certains selon laquelle ??la lecture du coran est suffisante en elle-même pour la renaissance de nos sociétés à atteindre le progrès'' a eu un tel impact négatif, au point qu'elle a été à l'origine du désintérêt des sociétés musulmanes pour les sciences pures telles que la physique, la médecine et l'ingénierie.

Le mouvement de la société doit être fort et audacieux et il est nécessaire que chacun prenne conscience que les fatwas et les avis des religieux ne sont pas la religion. Le texte coranique est sacré pour nous les musulmans et c'est une erreur de considérer que les paroles des exégètes sont sacrées autant que la religion elle-même».

L'aide de Dieu n'est pas accordée aux extrémistes

«Allah n'accorde pas son aide à ceux qui ne s'aident pas eux-mêmes». Nous musulmans sommes éparpillés, divisés en plusieurs groupes et sectes. Nous nous entretuons avec sang-froid et souffrons gravement de la culture de la vengeance. Mais en Malaisie, nous avons décidé de regarder vers l'avenir en impliquant l'ensemble des composantes ethniques, religieuses et culturelles pour une société dont la marche est orientée vers l'avenir».

Le docteur Mahathir recommande à la jeunesse arabe d'ouvrir des voies de communication avec les dirigeants de l'expérience malaisienne; les dirigeants arabes devraient s'en inspirer, et les dirigeants du Golfe en particulier. Il est temps de se tourner vers les expériences concluantes des pays de l'Est au lieu de se tourner vers les pompiers pyromanes de l'Occident.

Qu'Allah facilite à cette Oumma une sortie de crise et la guide vers le chemin de la renaissance ? Amine !