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Derrière les mots d'Ouyahia, la recomposition de l'espace Maghreb-Sahel

par Abed Charef

Mauvais signe : Ouyahia a été chargé de formuler la nouvelle vision algérienne de l'espace Maghreb-Sahel-Méditerranée.

Il y a des formules qui vous collent jusqu'à la fin de vous jours. Ainsi, en évoquant les évènements d'Octobre 1988, Ali Ammar avait parlé de «chahut de gamins». Abdelaziz Bouteflika a lancé les formules «trois quarts de président» et «tab djenanou». A son tour, Ahmed Ouyahia a sa propre formule. Parlant des ressortissants de pays subsahariens séjournant illégalement en Algérie, le directeur de cabinet du président de la République a affirmé que cette immigration est «source de crime, de drogue et de plusieurs autres fléaux». Une déclaration aussi surprenante que tranchée de la part d'un homme supposé vivre au cœur du pouvoir depuis un quart de siècle, et donc rôdé à l'utilisation des mots et des concepts.

De quelque manière qu'on retourne ces propos, il est impossible de leur enlever leur aspect foncièrement «raciste», comme l'a souligné la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme (LADDH). Les mots de M. Ouyahia font partie du vocabulaire d'extrême droite, xénophobe, en usage chez des partis d'extrême droite ; des partis dont la particularité est d'imputer les problèmes du pays aux autres, aux étrangers, pour prôner un discours basé sur la pureté interne, l'ordre et la discipline.

En fait, ces mots complètent le portrait que le chef du RND s'est construit au fil des ans. M. Ouyahia est d'abord un homme autoritaire, un doux euphémisme pour dire que la pratique démocratique ne figure pas parmi ses premières préoccupations. Ils complètent cette série d'attitudes, de comportements et de décisions qui ont façonné le personnage. Ainsi, en matière électorale, M. Ouyahia a fait ses preuves dès les premiers mois de la création de son parti, le RND, qui a remporté les élections législatives de 1997 après une fraude massive.

Le nationalisme étroit qu'il affiche relève du chauvinisme. Il ne s'encombre pas de libertés, ni de respect du droit. «Quand on me parle de droits de l'Homme, je dis : nous sommes souverains chez nous», a-t-il déclaré, comme si le fait d'être souverain chez soi abolit le respect du droit envers les étrangers.

Une politique, pas un dérapage

Ceci pour le personnage Ouyahia. Mais ce qui s'est passé cette semaine avec le dossier des migrants dépasse largement la personne du chef du RND. Car tout laisse à croire que le gouvernement a opté pour une nouvelle ligne de conduite qui tranche radicalement avec l'attitude, apparemment laxiste, qui prédominait jusque-là.

A l'exception de la formule sur le crime, la drogue et les fléaux, M. Ouyahia est en effet repris fidèlement par le ministre des Affaires étrangères, M. Abdelkader Messahel. Celui-ci a repris l'argumentaire de M. Ouyahia, en essayant de lui donner une dose de consistance politique et sécuritaire. M. Messahal a parlé de «réseaux organisés» et de «mafias», qui seraient derrière un «afflux massif» de ressortissants de pays du Sahel. Il a annoncé des «mesures urgentes» que l'Algérie a décidé de prendre pour faire face à cette «menace contre la sécurité nationale». Il a également fait état de 5.000 ressortissants de pays subsahariens -un «chiffre énorme»- impliqués dans les groupes terroristes de par le monde.

L'argument de la sécurité nationale, ici comme ailleurs, ne souffre pas de contestation. M. Messahel n'hésite pas : «Il est de notre devoir, en tant que gouvernement et en tant qu'Algériens, de défendre la souveraineté nationale et notre sécurité, c'est notre droit», a-t-il déclaré.

Et, pour bien signifier que les propos de M. Ouyahia relèvent d'un choix politique assumé, l'inénarrable Farouk Ksentini est intervenu pour apporter une «caution droits de l'homme» aux propos du chef du RND.

Ouyahia-Macron, un attelage improbable

Reste à savoir ce que tout ceci va signifier. A priori, cette vision conforte l'attitude algérienne traditionnelle en période de crise, la plus facile à mettre en œuvre: se recroqueviller sur soi-même, verrouiller ses frontières, développer cette culture de citadelle assiégée, et rejeter tout ce qui vient de l'extérieur. C'est dans la droite ligne du discours qui veut que l'Algérie s'est défendue seule contre le terrorisme, que tout le monde s'est ligué contre elle, et qu'elle ne doit compter que sur elle-même. C'est ce que développent les visites répétées du chef d'état-major de l'armée, le général Gaïd Salah, le long des frontières, et ses appels à la vigilance.

Ce discours a le mérite de susciter le nationalisme et d'exacerber la fierté nationale. Mais c'est surtout un discours inadapté au monde moderne. Il ne peut pas tenir face à un Sahara devenu un immense lieu de circulation, et une Méditerranée qui constitue une gigantesque autoroute.

Une première explication de texte du propos de M. Ouyahia est venue d'un site électronique qui attribue au chef du RND une volonté de se positionner comme un partenaire crédible face aux grands décideurs externes. Difficile à admettre toutefois que M. Ouyahia exprime ainsi, seul, ses prétentions, avec les risques que cela comporte.

Ce qui donne une autre signification aux propos de M. Ouyahia et à la nouvelle politique qu'il annonce. Il s'agira très probablement d'accompagner, au niveau local, une vision plus globale qui se développe ailleurs, sur l'Afrique et sur la question des migrations. Elle s'est déjà traduite en Libye par un hommage appuyé au maréchal Haftar.

Quelle vision? Celle d'Emmanuel Macron ? C'est la seule qui a émergé récemment dans la région. Il n'est toutefois pas inintéressant de noter que le chef de l'Etat français a commis sa première bévue lorsqu'il a imputé le retard de l'Afrique au nombre élevé d'enfants par femme. Un discours proche de celui de M. Ouyahia. Suffisant pour parler d'un attelage Macron-Ouyahia ? Avec Sissi, Haftar et Ouyahia, le nord de l'Afrique aura une autre saveur que les migrants risquent de ne guère apprécier.