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De l'impuissance des hommes à la puissance des mots

par Brahim Chahed

«?le droit temporairement bafoué est plus fort que le mal triomphant? Je crois que ce que des hommes centrés sur eux-mêmes ont détruit, des hommes centrés sur les autres pourront le reconstruire». Martin Luther King.

On ne meurt pas parce qu'on est malade, on souffre lorsqu'on est malade et c'est parce qu'il peut mourir qu'il arrive à l'homme d'être malade. On ne meurt pas, non plus, parce qu'on est vieux, on manque de ressource seulement lorsqu'on est vieux, parce que notre corps peine à réparer les dommages dus au vieillissement. L'homme meurt par honte ou par impuissance.

Honte et impuissance sont deux mots qui nous parlent, qui raisonnent au plus profond de chacun de nous mais qui demeurent du domaine de l'incompris et du peu exploré, pourtant ce sont deux émotions qui jalonnent toute notre existence. Ces deux mots provoquent en nous des sentiments mitigés allant du blocage à l'empêchement, en passant par le repli et le renoncement.

La honte est une émotion assassine qui conduit l'homme à l'inertie, au renoncement et à l'emmurement. Le sentiment d'impuissance le renvoie à son incapacité morale, relationnelle ou opérationnelle de faire face à une situation et le confronte à son seuil d'incompétence. Lorsque l'homme se trouve, en plus, privé de ses capacités à faire face à la situation, la honte s'installe alors pour alimenter son impuissance et cette dernière renforcera la honte de ne pouvoir changer sa situation.

L'impuissance acquise est cette forme d'immobilisme, d'abandon induit par une conviction que l'on acquiert d'expérience, souvent malheureuse, qu'il n'y a aucune solution, qu'on ne peut rien faire pour changer les choses. Elle n'est jamais définitive, elle est réversible, l'expérience l'a démontrée et l'histoire l'a toujours confirmée. Ceux qui tablent sur l'impuissance acquise oublient leurs propres postulats : la possibilité pour l'homme de retrouver sa puissance par sa capacité à apprendre (90% de nos comportements sont des acquis, désapprendre n'a jamais été possible), à renouveler sa connaissance, à s'adapter et à changer sa vie. L'homme a toujours eu cette faculté, extraordinaire, non seulement à trouver les moyens nécessaires pour atteindre des objectifs et régler des problématiques, mais aussi et surtout à combiner ceux à sa disposition s'ils ne sont pas adaptés à la situation ou même à en concevoir de nouveaux. Sans porter de jugement sur les actions des hommes, ni douter de la sincérité de leurs engagements, encore moins jeter l'anathème sur leur décision, le but étant, au contraire, de reconnaitre la portée de leur actions et l'utilité de leur contributions, je constate amèrement, la démission de nombre de nos concitoyens et leur retrait du paysage qu'ils ont, pour un temps, occupé.

D'abord Monsieur Hafid Derradji, célèbre journaliste et commentateur sportif reconnu, qui décide d'arrêter d'animer une rubrique tenue à TSA dans la langue de Molière. Ensuite, l'éminent professeur et intellectuel Monsieur Omar Aktouf, plusieurs fois primé sous d'autres cieux, qui décide de ne plus participer au débat national. Enfin, le non moins célèbre et sociologue engagé Monsieur Nacer Djabi qui décide de se retirer de l'université. Tous ont un point commun, ils ont dénoncé et ont renoncé.

Une différence, du moins apparente, subsiste, l'un arrête par ce qu'un être cher le lui a demandé, l'autre parce qu'il considère que ses travaux n'ont pas eu l'intérêt qu'il serait en droit d'espérer et parce qu'il ne supporte plus les critiques dont il est systématiquement l'objet, et le dernier par impuissance. En réalité tous renoncent par impuissance.« Partir c'est mourir un peu », disait Alphonse Allais, c'est mourir tout court, je dirai. Quitter son lectorat, ses débats, son université, c'est effectivement mourir pour eux et même si on vous retrouve, sur d'autres lieux, sous d'autres formes et avec de nouveaux projets, vous serez effectivement et définitivement mort pour ce à quoi vous avez renoncé un jour.

Personne ne peut réduire l'homme au silence, sa liberté n'est pas confiscable. D'abords parce que la nature de l'homme est plus encline à la liberté qu'à la soumission. Ensuite, parce que l'homme est instinctivement nourri par la passion de vivre pleinement sa liberté en la défendant de toutes ses forces. Enfin, parce que même soumis, même docile, l'homme sait qu'il ne sera pas à l'abri tant qu'il aura quelque chose à consentir, à perdre. Les gens font couramment un amalgame entre contre-pouvoir et anti-pouvoir. Si ce dernier peut être légitimement considéré comme subversif, le premier est, tout naturellement, une composante essentielle de la démocratie. Ce manque d'espace pour le contre-pouvoir, ce manque de possible, nourri dangereusement l'anti-pouvoir, on glisse alors d'une pratique fondatrice vers une pratique destructrice et ne pas le comprendre révèle un manque flagrant de compétences sociales.

Un intellectuel n'a pas besoin de mandat, il n'a pas de champ de compétence, il se mêle de tout, tout le regarde et rien ne lui échappe. Il est seul et n'a de place avec personne, il n'arrive plus à se situer dans l'univers social, il ne le veut pas et il n'est pas censé le faire. Il sera peut-être, certainement et souvent, blâmé, ses positions décriées mais jamais remercié, ni, en son vivant ou parmi les siens, reconnu.

Les bouleversements observés dans notre monde d'aujourd'hui, notamment dans les moyens d'expression, de communication et d'information et des possibilités de partage et d'échange, conjugués au rôle d'acteur de moins en moins assumé par les intellectuels au profits de celui, plus confortable, de simple commentateur, nous poussent à penser que ce rôle est désormais de la responsabilité de chacun de nous. Alors même si des dizaines arrêtent d'alimenter le débat public, cessent d'irriguer la pensée critique, de contribuer à l'éclosion de nouvelles idées, des centaines d'autres les relayeront: «L'Algérie est un pneu increvable», comme aimait à le répéter si bien, si fort, feu Houari Boumediene.