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« Fermer » la porte de l'université pour « fermer l'année » : le sens d'un statu quo

par Mohamed Mebtoul*

« La légitimité légale ou rationnelle » se caractérise par l'hégémonie de la règle dans la société, nous dit le sociologue allemand Max Weber.

La prédominance de la règle appliquée à tous, permet d'accéder à la reconnaissance sociale de la personne et à l'autorité qui sont intimement liées. Ces deux éléments (reconnaissance et autorité) sont prégnants quand l'institution est strictement régulée et non pas administrée, à partir des normes sociales consensuelles et profondément intériorisées par les citoyens reconnus comme des acteurs publics et politiques (Mebtoul, 2013). En l'absence de toute autorité légitimée, la violence symbolique et physique va pénétrer en profondeur les rapports sociaux qui structurent la société.

La violence n'est nullement aléatoire, arbitraire, ou considérée à tort comme un fait divers. Il ne suffit pas de multiplier les agents de sécurité ou d'évoquer la moralisation des comportements des personnes, pour mettre fin à la violence.

Celle-ci est intrinsèque au fonctionnement de l'institution orpheline de toute crédibilité. Elle apparait comme une greffe brutale fomentée par le politique dont l'une de ses fonctions sociales est de produire et de reproduire les courtisans contraints de lui prêter allégeance. C'est une toile d'araignée qui encercle le fonctionnement de l'institution contrainte de dévier de ses objectifs affichés ou officiels. En conséquence, le jeu social est profondément contaminé par les affinités relationnelles ou régionales qui reconfigurent nécessairement l'institution en une arène sociale.

Une arène sociale

Elle est définie ici comme un espace de pouvoir sinueux, tortueux et opaque, fonctionnant plus dans les coulisses que sur la scène, marqué par des marchandages, pour acquérir rapidement un statut socialement envié au détriment des compétences techniques, scientifiques ou relationnelles. Dans une arène sociale, toute forme d'émulation et de concurrence dans le travail, entre les différents agents, n'a plus de sens, et disons-le plus nettement devient inutile quand l'essentiel est de ne reconnaitre que les siens. « Tu travailles ou tu ne travailles pas, c'est la même chose », nous disaient les personnes au cours de différentes enquêtes.

Elle est en permanence soumise aux multiples pressions des uns et des autres. Le but unique, en l'absence de reconnaissance de toute légitimité, (« pourquoi pas moi ») est de s'infiltrer au plus haut de la hiérarchie sociale et salariale. Ce mode de fonctionnement patriarcal profondément inégal et injuste est transversal à tous les champs de la société (famille, entreprise, espace politique, etc.). Le flou socio-organisationnel renforce ce mode de gestion patriarcal. La production sociale du flou organisationnel se caractérise par l'absence de toute régulation contractualisée entre les membres d'une institution donnée, auxquels se substituent les multiples contournements banalisés à l'égard de la règle.     L'institution est conduite à succomber aux dérives, aux compromissions et aux actes informels, « normalisés », en tout cas perçus et intériorisés comme tel par les agents sociaux. « Normal, je ne lis pas. Je cherche à naviguer pour me faire de l'argent » (étudiant en master).

Ce mode de gestion patrimonial permet donc de fabriquer sans tracas et sans efforts des place privilégiées pour certains, et renvoyer à la marge les autres dépourvus d'un capital relationnel au sein de l'institution. De façon très récurrente, on est bien en présence d'institutions qui fonctionnent moins à la règle qu'au rapport de force et au capital relationnel.

La force peut être caractérisée comme l'antinomie de la règle. Le coup de force signifie l'imposition brutale de «ma » vérité », de « ma » logique, dans des conditions qui bafouent le contrat social, le bon sens et le respect relationnel à l'égard de toute autre personne détentrice d'une compétence socialement reconnue. La violence verbale ou physique se nourrit et se renforce de la fragilité des institutions peu autonomes qui se limitent sans convictions, à reproduire à l'identique les mots d'ordre du politique. Elles sont donc contraintes d'opérer dans la précipitation et dans l'urgence les multiples tractations avec les agents sociaux, même s'il faut rompre avec toute norme préalablement retenue. L'université algérienne n'échappe pas à toutes ces contingences relationnelles ambigües qui bravent tout entendement, pour la voir plonger, elle aussi, dans la violence symbolique et physique.

Le sens de la violence à l'université

L'université algérienne fonctionne depuis longtemps sans âme, sans vision claire, contrainte de naviguer au gré de la conjoncture politique et économique. La pédagogie n'a jamais pu ou rarement déployer cette verve réflexive et autonome qui aurait pu donner sens au travail collectif et critique des enseignants, pour dévier brutalement vers la bureaucratisation des documents et la complexification de procédures, en donnant plus de poids et de valeur au pouvoir administratif.

Mais l'université intègre aussi tous les soubresauts de la société. Celle-ci produit, en raison de l'absence d'enracinement de toute légitimité légale, ses normes pratiques et sa façon de fonctionner centrée sur la débrouillardise (« la gfaza ») qui relègue dans le champ du résiduel les savoirs au profit de la violence de l'argent (Mebtoul, 2013). La dureté du monde social pénètre l'université, contrairement à une rhétorique politique productrice d'effets d'annonce sur le positivisme scientifique.

Cette institution du « savoir » a pour fonction politique de produire en série des diplômés en nombre très important pour donner le gage à ses commanditaires que tout est merveilleux dans le meilleur des mondes. L'université est une machine « sociale » profondément traversée par l'idéologie du statu quo transversale à la société. Les étudiants demandent précisément à s'inscrire dans ce statu quo, à obtenir, et non pas à arracher par le mérite, totalement balayé et discrédité, pour un grand nombre d'entre eux, « leurs » modules (« fermer l'année »), et en conséquence ce fameux papier qui justifie leur présentéisme à l'université.

Les formes de violence mises en branle par les étudiants - notamment la fermeture de la porte d'entrée de l'université, l'imposition de « leurs » dates d'examen, la tractation autour des notes auprès des enseignants, ou l'usage de la force pour imposer une vision étriquée de la note pour la note - sont en totale adéquation avec le politique à la quête maladive de la paix sociale. Celle-ci se construit sur le don et le contredon : statu quo en échange du diplôme. Il ne semble pas étonnant que les revendications soit essentiellement braquées sur l'objectif du diplôme et non pas sur la captation rigoureuse du savoir ou sur le phénomène récurrent du plagiat. La gestion patriarcale imprègne fortement cet espace du « savoir ». « Le pauvre », il faut le laisser soutenir son doctorat. Il a trop galéré? » ; ou encore : « Je suis obligé de tenir compte de leurs contraintes, les « pauvres », et donc de leur donner la moyenne. Ils me laisseront tranquille ». Le système éducatif fonctionne dans une logique d'infantilisation des élèves et des étudiants.

Elle leur interdit l'accès de façon autonome et rigoureuse aux savoirs pluriels. Le questionnement critique a totalement disparu au profit des réponses toutes faites, mécaniques, reproduites à l'identique, qui sont de l'ordre de la fermeture, à contrario de la soif d'ouverture et de curiosité propres aux savoirs. Leurs mots et leurs pratiques sociales dévoilent cet emprisonnement symbolique qu'ils portent en eux, mais sans en être responsables : « Fermer l'université pour fermer l'année ». Gageons que cet engrenage dramatique de la « fermeture » n'est pas étranger à la profondeur de la médiocrité institutionnelle productrice de violences multiples, conduisant les étudiants à s'agripper à ce fameux « papier » (le diplôme). L'effet pervers est bien la prise de distance avec la rigueur scientifique et temporelle qui est l'inversion de la paix sociale à n'importe quel prix et dans une logique très politique, où il s'agit de gagner à sa cause la majorité des personnes, « gagner » en gentillesse », (n'rbah l'mlaha), seule condition quand la légitimité fait défaut?

*Sociologue