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Boudjedra et la Chaîne enchaînée

par Kebdi Rabah

«Se dominer mais souffrir l'humiliation, c'est comme ça que naît la haine.» Albert Camus

Récemment, une chaine de télévision au rabais, comme il en fleurit souvent dans l'off-shore de certaines Républiques plus ou moins complaisantes voire complices, a cru pouvoir amuser un public encore engourdi par une journée de jeûne, en lui proposant une « caméra cachée » toutes griffes dehors et pointée sur l'écrivain Rachid Boudjedra. Ce n'est pas tant le choix de la cible lui-même qui est en cause, après tout un personnage public est tout aussi éligible que n'importe qui à un jeu de farces et attrapes. Non !Ce qui suscite en premier lieu l'interrogation se situe au niveau de la concordance du choix du thème et du personnage,car il ne s'agit plus de farces dès lors qu'il est question de s'en prendre à ce qui relève de l'intime conviction de quelqu'un,et ce afin de l'amener par un subterfuge mêlant la menace et la peur à ce qu'il se renie en public.Ceci s'apparente ni plus ni moins à de l'inquisition. Face à la menace, Galileo Galilée lui-même a renié plus qu'une conviction : une certitude scientifique, contrairement à Giordano Bruno qui, lui, l'a payé de sa personne. On raconte que lors de la décennie noire, à certains faux barrages, des terroristes demandaient à certains de réciter un verset du Coran avant de décider du sort à leur réserver. Beaucoup y ont passé un sale quart d'heure pour n'avoir jamais ouvert le livre saint. Au fond quelle différence y a-t-il entre ces scènes et cette émission ? Rien ou si peu ! Et ce qu'a subi Rachid Boudjedra s'assimile parfaitement à un guet-apens, un faux barrage qui rappelle une scène de torture, la camera s'étant substituée à la gégène.Non Messieurs les « farceurs » d'Ennahar TV, ce que vous avez fait est grave et d'un très mauvais goût et ça ne fait rire personne. Et puisque ça ne fait pas rire, permettez que l'on se pose la question de savoir ce qu'il y a derrière votre paravent, derrière cette hilarité alibi que vous n'avez apparemment ni recherchée ni trouvée ?

Rachid Boudjedra est un écrivain connu et reconnu autant pour la qualité de ses écrits que pour ses opinions politiques et religieuses. S'agissant de ces dernières, Il n'a jamais éprouvé de gêne à assumer ses opinions qu'il exprime spontanément, en toute franchise et en toutes circonstances. Or, face à une opinion travaillée en profondeur par un prosélytisme de plus en plus conquérant, avec ses signes de ralliement distinctifs de plus en plus ostentatoires, un tel discours apparait comme un épouvantail dans un paysage dominé par une religiosité qui ne peut souffrir une visibilité autre que la sienne. Ce n'est donc pas tant la conviction d'un écrivain athée qui importe mais le fait qu'il le proclame en public qui est insupportable, encore plus venant de quelqu'un dont l'audience est aussi étendue. Les islamistes qui pensent qu'ils ne sont sur terre que pour se porter au secours de Dieu ne peuvent admettre en effet qu'il puisse y avoir des êtres qui ne croient pas en lui ou dont la bondieuserien'est pas une préoccupation de tout instant. De là à ce qu'une personnalité de renommée l'exprime publiquement, cela ne peut que s'apparenter, pour eux, à une agression, à une pollution du milieu qu'il se donne pour objectif de « stériliser » en le débarrassant de toute voix discordante ou qui n'aille pas dans le sens de la cagoterie ambiante.

Au lendemain de la transgression de EnnaharTV à l'égard de Boudjedra, l'auteur de ces lignes a cru intéressant d'engager, sur ce thème, une discussion avec un néophyte parmi tous ceux qui pullulent dans chaque coin de quartier. Sa première réaction fut on ne peut plus édifiante car elle synthétise à elle seule et en raccourci toute une mentalité qui n'a nul besoin de discoursni de méthode pour s'affirmer. En effet ses premières paroles furent : « Et lui il n'a pas honte de dire qu'il est athée ». Voilà donc la problématique du débat : Un athée doit avoir honte de le déclamer et la meilleure façon de lui faire ravaler ses paroles est de le pousser à se renier quitte pour cela à user de la peur et du couvert d'un décorum de farces et attrapes. De là à ce qu'un leader politique islamiste en vienne à exprimer son empathie à Boudjedra tout en se mêlant les pinceaux jusqu'à enfouir tous les soutiens de Boudjedra dans le sac de la « gauche » et confondre celle-ci avec le capitalisme, cela ne fait que prolonger la farce? Mais cela est eu autre affaire !Dans tous les cas, compte tenu de la conjoncture et des courants qui traversent la société, il est permis de se poser la question de savoir si la caméra cachée de Ennahar TV est une singularité ponctuelle et éphémère ou un coup fourré qui ne dit pas son nom, un coup d'essai de plus, bien ciblé,en attendant de généraliser progressivement la méthode à d'autres domaines en tant que pratique inquisitrice en vue de générer chez tout un chacun un réflexe d'autocensure voire d'autoflagellation. Pousser l'individu libre penseur jusqu'à avoir honte d'exprimer ses convictions et d'assumer sa condition, du moins autant qu'il ne réponde pas aux standards de la « Umma » : Voilà l'objectif !L'effet est visible aussi ailleurs. Pour ne citer qu'un exemple, et pas des moindres, celui lié à l'aspect vestimentaire à propos duquel il est de plus en plus pénible, pour les femmes non « hidjabisées », de se montrer dans certains quartiers populaires. Pousser la femme à avoir honte de montrer ses cheveux ou Boudjedra à exprimer son athéisme procède de la même démarche inquisitoire. La seule différence réside dans le fait que dans l'incapacité de réduire Boudjedra dans un face à face loyal, il est fait usage d'un piège, un lâche subterfuge mêlant la peur et la farce/alibi. Un piège muri, prémédité qui laisse entrevoir son intégration dans une feuille de route cohérente.

Du reste ce n'est pas la première fois qu'une télévision use de ses caméras et images, même fugaces, pour donner une amplitude communicative à une parole, un geste d'un personnage, dans le but soit de le détruire soit de se prévaloir de sa proximité. Souvenons-nous du « gros plan » sur les applaudissements de Lounis Ait Menguellet lors du meeting de Bouteflika à Tizi-Ouzou et de toutes les supputations qui en sont issues. Par ailleurs, il n'est pas inutile de rappeler aussi un autre évènement, survenu il y a quelques années, lui aussi en plein Ramadan et qui a fait couler beaucoup d'encre :Ce fut l'arrestation de quelques non jeuneurs en Kabylie. Arrestation ordonnée par qui ? Au nom de quoi ? Mystère ! Ceci a donné lieu à une réaction d'une population qui a décidé de « casser » le jeun, à midi, en plein centre de Tizi-Ouzou pour montrer qu'il y a des limites à ne pas franchir. Quelle bénédiction pour la Télévision qui n'a pas raté l'occasion pour stigmatiser toute une région dont certains n'ont pas hésité à « pointer » sa mécréance.

Lorsque la cupidité et le manque de scrupule des uns se conjuguent avec le fanatisme et la volonté de domination des autres, notamment pour imposer un ordre totalitaire, y compris en surfant sur l'humiliation d'autrui, il y a péril en la demeure. Aussi de tels dépassements ne peuvent passer à pertes et profits. Si la réaction de quelques dizaines d'artistes et intellectuels, la sympathie suscitée et exprimée par un large public, sont à souligner, ils ne sauraient ni suffire ni être salutaires. La suite qui sera réservée à cette affaire par les autorités, notamment la justice, montrera assurément de quel côté souffle le vent. Espérons qu'elle contribuera un tant soit peu à clarifier le débat concernant les places respectives de l'Islam dans la société algérienne et des grands principes républicains tels qu'ils ressortent de la constitution, notamment celui concernant la liberté de conscience. Il est temps que ceux et celles qui ne pensent pas ou ne vivent pas selon les standards de la majorité sachent s'ils auront leur place dans cette Algérie-ci ou s'ils devront à terme se chercher une patrie de rechange. Si l'attitude du frère du Président de la République est à apprécier à sa juste valeur, il est hautement souhaitable qu'elle ne se limitât pas à la seule profession de foi et au seul constat qu'il s'agit là d'une « ignominie ».