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Du pragmatisme «spécifiquement algérien» à «la souveraineté nationale» ébréchée

par Mourad Benachenhou

Lorsqu'en février 1953, Hajmar Schacht(1877-1970), ex-gouverneur de la Banque centrale allemande et ex-ministre des finances de Adolf Hilter, visita, à la demande du général Zahédi, le premier ministre iranien de la Junte militaire qui avait pris le pouvoir après le renversement du gouvernement , élu démocratiquement, de Mossadegh, il trouva la situation financière de l'Iran dans un tel état de délabrement qu'il suggéra de tout laisser en l'état , plutôt que de risquer des désordres encore plus grands que ceux causés par une gestion délibérément anarchique des ressources financières du pays, alors dominées par les recettes pétrolières. On sait ce qu'il advint de ce pays lorsqu'à la prospérité, conséquence de l'augmentation des prix du pétrole en octobre 1973, succéda la crise économique résultat des excès du régime du Shah, enivré par le flux d'argent qui se déversait alors sur le pays.

Lorsque la douce musique du despotisme sans limites, justifié par des moyens financiers puissants, et exploités sans principes directeurs clairs, s'arrête brutalement, les développements les plus inattendus peuvent s'en suivre.

Les leçons du passé proche insuffisamment exploitées

L'Algérie est déjà passée, entre 1986 et 2002, par une période de crise financière conséquence directe de la chute du prix des hydrocarbures, et dont les résultats à la fois économiques, sociaux et politiques, et mêmes sécuritaires demeurent encore vivaces dans la mémoire du peuple.

Le drame multidimensionnel qu'a vécu le pays au cours de cette période aurait dû, une fois pour toutes, conduire les autorités publiques à tout faire pour éviter que l'histoire ne se répète et que ce pays se retrouve de nouveau confronté à une nouvelle crise causée par le brusque retournement du marché des hydrocarbures. Somme toutes, -et l'histoire du prix de cette matière première au cours de ces quelques quarante années, si ce n'est au cours des cent dernières années, le prouve,- et malgré l'existence d'un « cartel, » -dont il faut rappeler qu'il a été créé sous la pression des pays consommateurs, qui voulaient maintenir leur contrôle sur ce produit stratégique par la création d'un bloc de producteurs sous leur influence politique étroite,- le prix du pétrole ressortit plus du pouvoir de ces pays consommateurs que de celui des pays producteurs. Donc, fonder son destin économique et sa stabilité politique sur les ressources pétrolières est une cause perdue d'avance, et une source d'instabilité dont l'aboutissement ne peut être qu'une impasse.

Des changements politiques et économiques imposés par les évènements intérieurs et extérieurs

Les autorités publiques algériennes, qui n'ont pas tellement changé dans leur philosophie de gestion des affaires publiques depuis l'indépendance, et qui ont mené une politique de renouvellement des élites destinée à assurer- même sous couvert de rajeunissement et de « transmission du flambeau »-la stabilité de la ligne politique globale choisie, ont systématiquement clamé leur volonté de ne pas s'en tenir à une politique économique dominée par une idéologie quelconque, de ne pas s'emprisonner dans des idéologies figées, et de gérer ce domaine en mettant l'accent sur le pragmatisme.

Ainsi, lorsque le pouvoir s'exerçait au nom d'un parti unique et du rejet de « l'exploitation de l'homme par l'homme, » comme ligne directrice de la politique économique et sociale du pays, les idéologues du système ont-ils insisté sur la fait qu'ils appliquaient un « socialisme spécifiquement algérien, » n'ayant de rapport ni avec le marxisme-léninisme soviétique ou chinois, ni avec la social-démocratie occidentale.

De même, lorsque , finalement, sous la pression tant de l'inversion du marché pétrolier et de ses conséquences multidimensionnelles sur la société comme sur la légitimité politique qui en maintenait la cohérence, que des bouleversements géopolitiques entrainés par la chute de l'Union Soviétique, les autorités publiques ont accepté de lâcher du lest dans les domaines économiques et politiques intérieures, elles ont insisté sur le fait que le libéralisme qu'elles adoptait était spécifiquement « algérien. »

Mais, on ne refait pas le monde à sa façon, à moins qu'on ait la puissance formidable indispensable pour toujours agir en fonction des lois qu'on édicte, inspirées exclusivement de ses propres intérêts.

Malgré ses proclamations d'indépendance et de liberté totales de ses choix stratégiques, l'Algérie ne pouvait s'intégrer dans le nouvel ordre économique mondial, fondé sur le libéralisme le plus extrême, et bâti sur le maintien de intérêts des pays les plus riches de la planète, qu'en acceptant de se plier à leurs lois, mêmes si elles étaient contraires à ses intérêts.

Le pragmatisme n'est synonyme ni d'opportunisme, ni d'improvisations en continu !

Le pragmatisme ne doit pas être confondu avec l'opportunisme. On n'entend pas par pragmatisme une politique suivant, dans sa mise en œuvre, la ligne de moindre résistance. Il ne s'agit pas de suivre au jour le jour, et suivant les circonstances, les rapports de force et les opportunités de les exploiter à court terme, et à son avantage, qui est évidemment la survie politique, sans objectif précis prédéterminé.

Le pragmatisme dicte que des objectifs, définis par des résultats précis à atteindre, soient établis et qu'ils constituent les guides de l'action des autorités publiques. Si ces guides n'existent pas, ce sont les circonstances qui servent de guides, c'est-à-dire la conjoncture, avec tous ses aléas. Le pragmatisme n'est plus alors que de l'opportunisme, de l'improvisation quasiment au jour le jour, et qui, non seulement, laisse une impression de gestion du désordre, de refus de prendre position pour un futur plus ou moins bien envisagé, mais également de dispersion des efforts en fonction de la conjoncture et des opportunités.

Une absence de stratégie sous couvert de pragmatisme

Le pragmatisme masque alors une absence de stratégie qui projetterait le pays dans un avenir plus ou moins clairement défini, plus ou moins certain, mais en tout cas existant , même sous une forme floue à préciser peu à peu, dans l'esprit des hautes autorités du pays, même si elles ne lui donnent pas une forme écrite.

Le pragmatisme n'est nullement l'arbitraire dans la prise des décisions au sommet, l'inconstance et l'inconsistance comme modes de gouvernance, ou de gouvernement. Le pragmatisme doit viser à l'atteinte d'une nouvelle configuration dans les domaines tant économiques que politique, et modelant et justifiant les actions prises, le cheminement des décisions arrêtées en fonction des données dictées par les réalités politiques, économiques, sociales intérieures, comme les données géopolitiques extérieures qui se développent en dehors de l'influence des pouvoirs publics.

Le pragmatisme ne justifie ni l'opportunisme, ni l'improvisation en continu, et demande qu'une ligne directrice soit établie dans la gestion des affaires publiques du pays, et qu'elle apparaisse, si ce n'est de manière constante, du moins en filigrane dans les décisions prises.

Le reflet d'une vacuité de Leadership

La situation actuelle, de désordre économique, financier comme monétaire, prouve bien que l'on est loin de ce pragmatisme orienté vers le développement d'une économie nationale exploitant toutes ses ressources naturelles et humaines, au lieux de compter exclusivement sur le pétrole pour assurer le bien-être des citoyens et garantir la stabilité et la sécurité interne, consolider la sécurité extérieure, et refroidir les désirs d'agression étrangère dans ce monde où la légalité internationale s'est effondrée, et où, au nom de principes nobles qu'il définissent unilatéralement en fonction exclusive de leurs intérêts « nationaux, » à la définition en géométrie variable, les plus puissants de ce monde n'hésitent pas à faire massacrer des millions d'êtres humains, et à en forcer des millions d'autres à fuir leurs pays et à vivre la vie misérable de refugiés et de sans-patrie.

Le nationalisme, un terme devenu dangereux

Il est vrai que le nationalisme est devenu un terme extrêmement dangereux pour les petits pays, et qu'il soulève l'alarme des grandes puissances, qui se considèrent justifiées à brandir leurs drapeaux nationaux, à défendre leurs intérêts, même au détriment des intérêts des autres peuples, et à user de la force totale sans le moindre remord, et même en prétendant ne défendre que de justes causes lorsqu'elles mobilisent leur puissance militaire pour mettre dans le rang ceux des pays qu'elles déterminent les plus récalcitrants, et auxquelles elles veulent imposer leur propre version de ce que sont la démocratie, les droits de l'homme, le développement économique, la liberté d'expression, etc , tous des termes si vagues qu'il est impossible d'en donner des définitions acceptables universellement, et dont les étalons pourraient être placées au fameux pavillon de Sèvre.

Le droit à une bonne gestion de ses capacités économiques nationales

Mais, si on considère qu'une économie nationale est , en quelques sortes une entreprise, qui, pour survivre, doit obéir aux lois économiques universelles, et qu'elle doit donc utiliser tous les facteurs de production à sa disposition et sous son contrôle, pour assurer que la valeur de ce qu'elle produit est supérieure aux coûts de production qu'elle engage, et que toutes ses unités de production fonctionnent sur ce même principe universel, on n'a nullement besoin de justifier l'efficacité et l'efficience que l'on attend de cette entreprise par l'appel au drapeau national.

Or, et c'est là une constatation n'exigeant pas un parchemin officiel délivré par une entité d'enseignement supérieure reconnue, que ce soit à l'échelle nationale ou internationale, que de toutes les unités de production que comporte l'entreprise nationale « Algérie, » tous statuts juridiques inclus, secteur public comme privé, une seule produit des richesses sui-generis, c'et-à-dire directement liées à ses activités, une seule répond à ce critère. Tout le reste des «unités de production, » ne fait que bénéficier des richesses que celle-ci produit. Aucune de ces autres entités que comporte l'entreprise économique « Algérie » ne serait capable de créer un seul emploi ou de générer un seul centime de valeur ajoutée ou de ressource fiscale sans la richesse générée par cette entité.

La souveraineté nationale ébréchée par une ouverture économique brutale et sans nuances

On peut affirmer, sans risque d'être démenti par des chiffres tirés des traitements statistiques, que le caractère central de cette entité, qu'est le secteur pétrolier, puisqu'il faut le citer si l'allusion qui a été faite à lui n'a pas été saisie, a été accentué au cours de ces dernières années.

On peut également affirmer que l'ouverture de l'économie du pays a été rendue possible par l'excédent généré grâce aux recettes extérieures en provenance de ce secteur, mais que de l'autre côté, cela à donné lieu à un rétrécissement de la souveraineté nationale, puisque l'Algérie, forte de cette abondance de moyens financiers, s'est engagée dans des accords internationaux inégaux, par lesquels elle a accepté de laisser entrer en toute liberté, des produits provenant de l'étranger, au détriment de sa propre production nationale, si faible ait-elle été.

Mais l'Algérie a déjà ébréché sa souveraineté nationale !

Il a été déclaré que l'Algérie pourrait perdre sa souveraineté nationale au cas où elle reprendrait le chemin de l'endettement extérieur. Il doit, cependant, au vu du caractère quelque peu exagéré de cette déclaration, qu'un pays indépendant ne peut jamais totalement perdre sa souveraineté, même si elle se réduit au droit d'avoir ses propres institutions politiques, sa propre administration et son propre territoire, son propre drapeau, sa propre armée et son propre hymne national , comme ses propres représentations à l'étranger.

Ces remarques n'empêchent pas de souligner que, dés lors que l'Algérie a abandonné le contrôle de sa politique de commerce extérieur, elle a déjà ébréché sa souveraineté nationale.

Au lieu de faire cette constatation, qui constitue le titillement de la légitime fibre nationale sur une décision hypothétique à prendre dans le futur, la question qui se pose est la suivante : qu'a-t-il été fait pour diversifier la production nationale, pour encourager les exportations hors hydrocarbures, pour sortir de l'hégémonie des hydrocarbures, afin d'éviter le recours à l'endettement extérieur, une fois que les réserves de changes tombent à six mois d'importation ?

Au lieu de pleurnicher sur le triste sort qui attendrait l'Algérie dans les trois prochaines années à venir, il aurait été préférable que des politiques économiques pragmatiques, dans le sens propres du terme, aient été conçues et mises en œuvre au cours de ces années de stabilité au sommet, au lieu de ces improvisations en continu, tant applaudies et qui constituent ce qui est baptisé, et couvert de louanges sans limites «la politique économique présidentielle, ».

En conclusion :

Au cours de ces dernières décennies de stabilité politique sans heurts, les autorités publiques ont trop mis l'accent sur la distribution de la manne pétrolière tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, au lieu de profiter d'une conjoncture financière particulièrement favorable pour reconstruire l'économie sur des bases saines, assurant la consolidation de la souveraineté nationale et le renforcement de la capacité de défense nationale. Car sans une économie forte, ni la stabilité des institutions politiques, ni le maintien d'une capacité de riposte aux possibles, si n'est probables, agressions extérieures, quelle que soit leur forme et d'où qu'elles viennent, ne sauraient être garanties.

Le caractère improvisé, désordonné, incohérent, des mesures prises pour confronter la dangereuse situation actuelle, de même que les déclarations contradictoires et démagogiques, teintée de « nationalisme de pacotille », des élites politiques en vue, et dont les analyses et affirmations les plus absurdes sont présentées et applaudies comme des paroles frappées du sceau de l'éternité, et d'être écrites en lettres d'or pour la postérité, ne laissent pas espérer une volonté den finir avec ce « pragmatisme spécifiquement algérien, » qui a coûté tant de mésaventures et de crises à ce pays, et a largement ébréché cette souveraineté nationale si chèrement acquise.