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L'ambassadeur d'Egypte, Omar Abou Eich, au « Le Quotidien d'Oran »: Les «printemps arabes», les Frères musulmans et le Qatar

par Interview Réalisée Par Ghania Oukazi

Abou Eich, comme à son accoutumée, enlève sa casquette de diplomate pour dire les choses crûment. Dans cette interview, il dénonce «le complot international contre l'Egypte exécuté par des forces internes». Il pointe un doigt accusateur contre le Qatar parce que, dit-il, «il a été une partie agissante dans le complot contre l'Egypte». Il affirme alors que «le changement» recherché par les instigateurs des «printemps arabes» ne devait toucher que les républiques arabes.

Le Quotidien d'Oran : Le monde arabe continue de subir les effets de «la théorie» de la déflagration et du mirage de «l'anarchie créatrice». L'Egypte n'en échappe pas. Six années après leur déclenchement, comment regardez-vous aujourd'hui les événements de Maïdane Ettahrir et les évolutions qui en ont découlés ?

Omar Abou Eich : Je peux dire aujourd'hui qu'on est dans un cirque international ; ceci si on veut faire dans la dérision. Mais les choses sont trop graves pour qu'on puisse en rire. Pour parler du présent, il faudrait qu'on revienne sur ce qui s'est passé il y a un peu moins de dix ans. C'est donc au nom de ce qui a été qualifié d'«anarchie créatrice» qu'on a voulu placer le Moyen-Orient, précisément le monde arabe, dans une situation qui, vue de l'extérieur, semblait attractive parce que les pays concernés par «l'anarchie créatrice» devaient se passer de leurs traditions, leurs valeurs, leur histoire pour espérer au changement. Mais ce qui était recherché en vérité c'était de précipiter le monde arabe dans une situation de non-retour sur la base d'un indicateur de taille, les liens qui devaient être créés avec les islamistes des pays arabes ciblés, donc avec les Frères musulmans en Egypte. «Le changement» recherché par les instigateurs des «printemps arabes» ne devait toucher que les républiques arabes.

Q.O.: Pourriez-vous apporter plus d'éclairage sur la situation dans laquelle s'est retrouvée l'Egypte après «son printemps arabe» ?

O A. Eich : «Le printemps arabe» en Egypte a été déclenché en 2011. «L'événement» a été bien préparé. Les initiateurs avaient, bien sûr, attendu que tous les ingrédients soient réunis pour que l'explosion sociale puisse se produire. Il est vrai que la modernité du régime était véritablement recherchée par certaines institutions de l'Etat ainsi que le peuple. On était surtout contre la succession de Djamel Moubarek à son père et on avait condamné les tentatives de l'imposer au peuple égyptien. C'était ça le premier ingrédient visible. Mais curieusement, le soulèvement populaire était inattendu alors que tout le donnait pour imminent. Ceci étant, par son soulèvement à Maïdane Ettahrir, le peuple ne voulait même pas faire partir Moubarak, il ne l'avait ni demandé ni exigé. D'ailleurs, Moubarak n'a pas quitté le pays. Il faut préciser que le soulèvement était populaire et n'avait aucun leader ni tendance politiques. Les Frères musulmans n'y avaient pas participé. Leur mourchid (leader spirituel) avait même déclaré qu'ils étaient contre ces manifestations populaires et qu'ils soutenaient Moubarak.

Q.O.: Rien ne prévoyait donc leur retour immédiat sur la scène politique pour revendiquer le pouvoir ?

O.A. Eich : Ces premières réactions des Frères musulmans ne le montraient pas. Mais quelques jours après le soulèvement populaire à la place Ettahrir, ils ont changé d'attitude. Ils sont descendus dans la rue et ont provoqué des manifestations sanglantes, ils ont mené des tentatives pour enflammer la situation en s'attaquant aux postes de police et aux prisons. Ils avaient provoqué l'anarchie et le chaos. Moubarak s'était alors retiré parce qu'il avait compris que des officines étrangères voulaient provoquer la déflagration de l'Egypte. Tout d'un coup, les Frères musulmans avaient prétendu soutenir la volonté populaire et disaient qu'ils n'avaient aucune intention de recourir à la violence ni de viser la prise du pouvoir. Ils ont alors approuvé la revendication de plusieurs partis politiques d'amender la Constitution. Ils ont fait leur propagande auprès des citoyens pour les convaincre d'accepter de voter. Il faut rappeler qu'ils voulaient absolument que les élections législatives se tiennent avant les présidentielles. Ils avaient encore une fois recouru à la propagande islamiste auprès du peuple. Ils savaient surtout qu'ils avaient le soutien d'un petit mais riche pays arabe duquel ils avaient reçu des centaines de millions de dollars. L'objectif recherché par ce pays était de placer des fanatiques au pouvoir, précisément les Frères musulmans. Il faut savoir qu'en Egypte, il y a une grande différence entre les salafistes et les Frères musulmans. Les salafistes ont cessé de recourir à la violence depuis les années 90, après qu'ils ont perpétré des attentats en Haute Egypte. Depuis, ils ont changé de vision même si certains de leurs leaders se sont liés aux Frères musulmans en prévision des élections législatives de 2012. Ce qui ne les a pas épargnés de la traîtrise des Frères musulmans. Ces derniers les ont jetés dès qu'ils avaient vu qu'ils avaient eu la majorité des sièges au parlement.

Q.O.: Les Frères musulmans ont aussi eu la majorité aux élections présidentielles ?

O.A. Eich : Ils avaient eu seulement 51% en plus à cause d'un vote sanction pour une coupure radicale avec le régime Moubarak. Ceux qui avaient voté pour eux voulaient sanctionner le régime Moubarak et le faire tomber. Même des chrétiens ont voté pour eux pour cette raison. Il y a eu aussi la fraude. La grande majorité qui avait voté pour les Frères musulmans s'étaient rendu compte du mauvais choix, mais c'était trop tard, le coup était déjà parti. C'était une mauvaise expérience mais qui pouvait renseigner du danger qui guettait le pays. Avec ça, le peuple n'avait pas encore saisi la profondeur du complot fomenté contre l'Egypte. Il était important que le peuple se rende compte que c'était un complot international exécuté par des forces internes égyptiennes.

Q.O.: Y a-t-il eu le déclic qu'il fallait pour changer cet ordre établi ?

O.A. Eich : En juin 2013, il y a eu une prise de conscience populaire. Plus de 40 millions d'Egyptiens sont sortis dans les rues de tous les gouvernorats du pays pour dénoncer le dictat des Frères musulmans et rejeter l'Etat théocratique. Les Egyptiens avaient compris que les Frères musulmans avaient utilisé la religion et mené des actions inhumaines pour prendre le pouvoir. D'autant qu'en Egypte, on n'avait pas besoin d'un quelconque tuteur pour nous dire qu'on devait être des religieux. Les Egyptiens sont tous des religieux modérés depuis la nuit des temps, depuis les pharaons. C'est la nature de l'Egypte tout au long de son histoire.

Q.O.: C'était à ce moment-là que l'armée égyptienne est intervenue pour mettre un terme à leur règne ? C'était alors le coup d'Etat ?

O.A. Eich : Ce n'était pas un coup d'Etat puisque plus de 40 millions d'Egyptiens voulaient faire partir les Frères musulmans. Ceux qui avaient mis au point un plan pour placer l'Egypte sous un statut théocratique en décidant de mettre les Frères musulmans au pouvoir, avaient mis en avant des slogans comme «le changement démocratique» alors que ce n'était pas la réalité qu'ils recherchaient. C'était véritablement le chaos. D'ailleurs, l'intervention de l'armée égyptienne a été demandée par le peuple dans le but d'éviter une guerre civile au pays à laquelle les Frères musulmans étaient déjà préparés. Les exemples ne manquent pas dans notre région. Le 30 juin 2013, c'était donc un tournant historique et décisif. L'entrée en lice de l'armée égyptienne avait permis de faire échouer le plan qui avait été fomenté contre notre pays. Un plan qui a été préparé par quelques pays dans le but de sauvegarder et préserver leurs intérêts dans cette région arabe, pour la contrôler et en devenir les maîtres. Le complot a été déjoué par le peuple et l'armée égyptienne. On rappelle que les initiateurs avaient déjà pris les devants en 2011 en créant un nouveau danger qu'ils ont appelés Daech. Ils l'avaient fait en Irak, en Syrie et plus tard en Libye. Il peut être la conséquence qu'on voulait rattacher aux actions de déstabilisation des pays arabes, une nouvelle étape du complot, ou les deux à la fois. Il y a eu des tentatives de le faire pénétrer en Egypte par le Sinaï avec l'aide de Morsi. Il faut se rappeler que Morsi avait ramené 4.000 militants islamistes de plusieurs pays pour se créer une armée de soutien qui pouvait faire face à l'armée égyptienne au cas où il ne pouvait pas asseoir son règne. Ses militants ont assassiné 17 militaires égyptiens dans le Sinaï et séquestré plusieurs autres. Morsi avait alors demandé à l'armée (institutionnelle) d'intervenir dans le Sinaï mais en faisant attention de sauver les otages et d'en protéger les preneurs. Ce qui a été ressenti par le peuple comme une véritable provocation. Il avait aussi accordé la nationalité égyptienne à plusieurs militants de Hamas venus de la bande de Ghaza. Morsi a fait encore plus. Il avait fait libérer tous les islamistes qui avaient assassiné Anouar Essadate. Le 6 octobre 2012, lors de la commémoration de la guerre de 1973, il avait déclaré avoir donné son accord pour envoyer des troupes en Syrie contre Bachar al-Assad. Il voulait réserver la région du Canal de Suez pour les investissements étrangers mais uniquement aux pays de la région qui lui sont amis comme le Qatar. Il avait refusé de passer les projets d'investissements par des avis d'appels d'offres internationaux. L'arrivée de Abdelfattah El Sissi n'avait donc rien d'un coup d'Etat. C'était pour sauver la république des mains des islamistes dont les méfaits ont été dénoncés par la majorité des Egyptiens.

Q.O.: Pensez-vous que l'Egypte s'en est sortie indemne de ces complots ?

O.A. Eich : Quelques pays continuent à jouer avec des concepts divers pour trouver aux islamistes des circonstances atténuantes et les faire participer dans la vie politique du pays et au pouvoir. Ils ne veulent toujours pas les considérer comme des terroristes. Il faut savoir que le jeune égyptien qui a été arrêté en 2014 avec une kalachnikov entre les mains a été défendu par une avocate activiste soutenue financièrement par des ONG qui se qualifient de défenseurs des droits de l'homme. L'activiste avait reçu 700.000 dollars pour financer ses activités. Le terroriste a été libéré malgré l'insistance des services de sécurité sur sa culpabilité. La preuve que c'était un terroriste : il s'était fait kamikaze quelques temps plus tard pour faire sauter la chapelle des coptes égyptiens. L'enquête a démontré que c'était un membre des Frères musulmans qui avait fait allégeance à Daech. Il n'y a donc aucune différence entre les Frères musulmans et Daech. Les premiers constituent la souche intellectuelle du second. Ces mêmes pays nous demandent de mener un dialogue politique inclusif. Dans ce cas, l'on se demande pourquoi eux-mêmes n'ont-ils pas adopté la même démarche avec les néonazis. Nous avons des salafistes au parlement, leurs partis politiques se soumettent aux lois de la république sans réserve. Ils sont acceptés par toute la société, mis à part quelques-uns d'entre eux qui ont fait alliance avec les Frères musulmans. Ces derniers continuent de recourir à la violence. Ce sont eux qui ont assassiné l'année dernière le procureur général ; qui ont tenté d'assassiner son adjoint ainsi que l'ancien mufti, Ali Goumaâ. Le procès est en cours. Ce sont 304 membres des Frères musulmans qui sont jugés pour ces crimes et qui ont reconnu avoir été soutenus par le Qatar. Comme ils ont vu qu'ils étaient de plus en plus rejetés par la société égyptienne, ils ont décidé de se constituer en «escadron» pour exécuter leur sale besogne. L'escadron active sous le nom de HASM qui sous entend «l'action décisive, tranchante».

Q.O.: Comment les Egyptiens jugent-ils l'arrivée de Trump à la Maison-Blanche ?

O.A. Eich : Donald Trump a changé la donne. Dès son investiture, il a déclaré combattre le terrorisme et a décidé l'inscription des Frères musulmans sur la liste des organisations terroristes. La participation des Russes dans le combat contre Daech est aussi une nouvelle donne. On sent que la communauté internationale se dirige vers un changement de cap. Elle semble reconnaître qu'elle a commis des erreurs en pensant que les Frères musulmans, une fois au pouvoir, allaient provoquer un changement positif. C'est ce qui nous pousse à dire qu'aujourd'hui, les choses ont changé. D'ailleurs, l'on remarque qu'il y a un changement d'attitude chez les uns et les autres. Trump laisse paraître un espoir de changement de vision chez les Occidentaux parce qu'il refuse de voir les Frères musulmans d'une manière positive. Il pense même que les pays qui ont été à l'origine du chaos dans les pays arabes doivent payer. Ce qui pousse aujourd'hui beaucoup d'acteurs à changer d'attitude et d'orientation. Et c'est ce qui permet aujourd'hui de toucher du doigt des esquisses de solutions pour le règlement de la crise syrienne et libyenne.

Q.O.: Comment les relations de l'Egypte avec les Etats-Unis après l'élection de Trump vont-elles se décliner ?

O.A. Eich : L'Egypte est toujours prête à coopérer avec tout le monde. L'administration Trump a besoin de partenaires stratégiques dans notre région, dans le monde arabe pour s'entraider à lutter contre le terrorisme. Elle a besoin de pays qui ont des expériences efficaces dans ce domaine comme c'est le cas de l'Egypte et de l'Algérie.

Q.O.: Quelles relations l'Egypte entretient-elle avec les pays du Golfe ?

O.A. Eich : Nos relations avec les pays du Golfe sont bonnes en général, à l'exception du Qatar qui a été une partie agissante dans le complot contre l'Egypte. Nos relations avec l'Arabie saoudite sont, elles, spécifiquement plus vastes, plus importantes et fondamentales contrairement à ce qui est avancé dans des médias. Elles ne se limitent pas à des positions conjoncturelles, bien au contraire. Elles sont basées sur les intérêts communs des deux pays. L'Egypte prévoit de faire de même avec d'autres pays du Golfe, excepté le Qatar qui n'a pas encore changé d'attitude à notre égard et continue de soutenir la violence et le terrorisme. Notons qu'il abrite chez lui des leaders fanatiques et intégristes dont l'extradition a été demandée par les autorités sécuritaires et judiciaires égyptiennes. Pour ne pas les extrader, le Qatar les a envoyés vers d'autres pays. Mais on sait qu'il en garde quelques-uns à Doha. Nous savons aussi que les Qataris ont produit un film pour dévaloriser l'armée égyptienne qui est une armée nationale composée de vrais citoyens qui n'ont jamais été utilisés pour déstabiliser d'autres pays. La chaîne Al-Jazeera est utilisée par la monarchie qatarie pour déstabiliser le monde arabe. Elle est son bras de propagande mais elle a complètement perdu sa crédibilité.

Q.O.: En acceptant l'idée d'un sommet à trois (avec l'Algérie et la Tunisie), l'Egypte a-t-elle changé de vision en ce qui concerne le règlement de la crise libyenne ?

O.A.Eich : Je rappelle que dès la mise en place des institutions nationales libyennes, l'Egypte s'est engagée à les soutenir pour garantir l'unité du peuple et l'intégrité de la Libye. Mais un Etat intègre ne peut assurer sa durabilité ni l'intégrité de ses territoires sans la présence d'une armée nationale et professionnelle. Nous avons une grande coordination avec l'Algérie sur la crise libyenne. Notre coordination est permanente. Cela s'est vérifié dans toutes les instances régionales et internationales traitant de la question libyenne. Nous l'avons prouvé par nos déclarations au Caire et à Tunis. Le sommet des trois est en phase de préparation. La récente réunion ministérielle entre les trois pays (tenue à Tunis les19 et 20 février derniers) en a préparé le terrain en vue de l'élaboration d'une plate-forme dont les idées seront basées sur l'accord de Skhiret. Un accord que l'ensemble des parties libyennes veulent amender pour garantir sa mise en œuvre. L'idée d'un sommet à trois à Alger a été totalement intégrée. Un sommet dont les conclusions devraient rallier tous les Libyens autour des grands agrégats de règlement de la crise de leur pays.