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MEMOIRE ET OUBLIS

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres Le temps des grandes rumeurs. Roman de Amar Ingrachen. Editions Frantz Fanon, Alger 2016, 600 dinars, 146 pages

A vrai dire, il n'y a pas d'histoire... mais plutôt les états d'âme d'un héros perdu dans une ville capricieuse, dans un pays descendant aux enfers, entouré d'hommes d'affaires hypocrites, de politiciens véreux, de gouvernants dictatoriaux, de citoyens»déçus, déchus, perdus dans un climat de terreur et de panique, l'université «bordélique», la défiance généralisée, la perte de confiance en soi... tout cela sous l'œil et les matraques vigilantes du «dieu» de pays et de ses barbouzes. Qui voient dans toutes les autres couleurs que le noir et le blanc, des préludes à des coups d'Etat.

«Le héros est un narrateur qui raconte le tout, ses mésaventures y compris : son arrestation, l'emprisonnement et les menaces, Zineb l'étudiante, Mehdi, l'intello assassiné (dans des «conditions obscures»), Salim le «graffiteur», Malek (un ancien berger djelfaoui dépossédé de ses troupeaux) le marchand à la sauvette, Adel et sa soeur Sylvie, les descendants de pieds-noirs et dont le père engagé totalement et très tôt pour l'indépendance du pays... tous défenseurs des droits de l'homme, tous des «damnés de la terre», critiques virulents mais décidés et sincères de la révolution «confisquée», de l'autoritarisme et des «infections capitalistes», souvent arrêtés»et emprisonnés, toujours menacés... Tous, faisant partie d'une ville et d'une société ayant vécu des «crises et des traumatismes très puissants». A l'être humain ne reste («peut-être») que la parole,... pour «dire ce qui fait mal», pour «tout dire de ceux qui font du mal», «tout dire, l'inutile, l'impossible»... pour éviter de «vivre, de mourir ou de disparaître dans le silence»...

L'Auteur : Né en 1986.»Diplômé en Lettres modernes,»journaliste, il a coordonné un ouvrage collectif (Editions Frantz Fanon, 2016), «Quelle transition démocratique pour quelle Algérie ?».

Extraits : «Le temps, ça vous casse toujours deux fois. La première en vous traînant dans les marécages de l'éternité. La deuxième, en vous jetant, comme une vilaine bouchée de salive, dans le néant» (p 34), «A Alger, Dieu est partout, sauf dans les cœurs» (p 53), «L'Algérie, un pays où le poids de l'histoire est trop lourd. Un pays où le prix de la paix est si cher» (p 65)

Avis : Un livre de colère... à l'image de la toute»nouvelle vague d'écrivain (d'à peine la trentaine et moins de la cinquantaine). Une envie folle d'un «autre monde», une «autre vie». Tous les tabous sont descendus en flammes. Sans pitié ! Un livre pas facile à lire, car parfois l'écriture est (trop) recherchée... ce qui en fait l'originalité... Mais à» cœur vaillant, rien d'impossible !

Citations : «Les grandes bâtardises de l'histoire se cachent derrière les vertus, le talent, l'art et le génie» (p 7), «Chaque jour nouveau est une nouvelle vie dans une ville» (p 10), «Le printemps ne se crée pas sur les murs. Il se crée dans les cœurs» (p 48), «Les politiciens sont tous des arbres. Ils donnent de l'ombre, mais pas des fruits. Leur bois peut quelquefois être utile. Leur utilité est donc dans leur destruction» (p 52), «Le froid du passé se garde dans les cimetières, mais sa chaleur, c'est dans le corps des hommes et des femmes qu'elle se réfugie» (p 77),»«Debout, bien assis, mal assis, le bar est le seul endroit où les gens semblent être contents de la place qu'ils occupent «(p 87), «La dictature, c'est l'abstraction métaphysique, mystique, juridique et politique du ridicule. Et le ridicule n'a pas d'identité. La seule qu'on en sache est qu'il ne tue que rarement «(p 89)

Le chemin de traverse. Roman de Khaled Graba. Casbah Editions, Alger 2016, 814,95 dinars (+ 14,95 dinars : bienvenue à la nouvelle Tva), 150 pages

C'est le roman de la Kabylie «heureuse» ( !?) à la veille de la Révolution armée, mais ceci personne ne le savait. Tout juste le pressentait-on à l'appoche du 1er Novembre. Ainsi, le geste de Idir, 25 ans à peine, se débarassant, d'un bon coup de fusil bien ajusté, de Bob le garde-champêtre, un Algérien «pourri» jusqu'à l'os», faisant régner la terreur est, peut-être, le signe annonciateur du grand soulèvement. Il est vrai qu'il avait, par le passé, fréquenté l'école coranique du coin et même l'école publique, rattrapé par les besoins de la famille en main-d'oeuvre agricole. Il est vrai qu'il avait connu ?en tant qu'apprenti couturier - Alger et la misère»des «réfugiés» à la Casbah, entassés dans des chambrettes sans»aération. Il est vrai qu'il avait assisté, tout petit, à un meeting de Messali Hadj. Il est vrai qu'il était parti en France ramener son père, malade et brisé par la dure vie d'émigré. Il est vrai qu'il avait assisté, juste avant sa mésaventure avec Bob, en route pour Akbou afin de vendre les produits de sa récolte de tabac (interdite par la colonisation qui en avait le monopole), par hasard, dans un refuge de montagne, à une sorte de «réunion» de trois personnes assez étranges... préparant un «coup»... et qui, déjà, parlaient d'une échéance toute proche.

Pas si heureuse que ça, la Kabylie sous la colonisation. N'empêche. Il»y avait, tout de même, une certaine vie, faite de labeur ininterrompu, sur des morceaux de terre chiches mais suffisants pour survivre. Il y avait le village et son organisation millimétrée vivant au rythme des anciens, de la dignité et de l'honneur... avec une révolte qui couve, qui couve.

C'est l'histoire, donc, des Ath Ourlane»de Thagouts, un village haut perché... déjà créé après une révolte, ce qui est tout dire. Trois frères en fuite, trois clans... qui, au fil du temps, ont donné des «hommes», fidèles, encore une fois, au rendez-vous de l'Histoire.

L'Auteur : Né en 1946, à la Casbah d'Alger, mais une bonne partie de son enfance au village de Kalâa Nath Abbas (une citadele abritant le tombeau de Mohamed El Mokrani). Diplômé de l'Ena, une longue carrière dans la Fonction publique... et une retraite bien méritée, partagée entre Alger et le village natal... avec, au bout, ce roman.

Extraits : «Cela se passe ainsi dans nos montagnes austères. Les sentiments sont souvent tus ; ils s'expriment seulement dans les actes, froidement. Jamais d'effusion dans le propos ou dans le geste» (p 25), «C'était (le fusil) plus qu'un ami fidèle, une partie de lui-même. En ces lieux hostiles, le fusil était un moyen de défense, mais aussi un symbole. La consécration de la virilité» (p 115)

Avis : Bien écrit, dans un style simple, peut-être le style des sexagénaires et plus. Une histoire émouvante et instructive... tout particulièrement quand le mode de vie du village et de ses habitants est décrit de manière méticuleuse.

Citation : «Dès qu'elle cesse d'abriter la vie, la maison se meurt» (p 56)

Mémoires du professeur Mohamed Guenanèche, Secrétaire principal de Messali Hadj. Recueil d'articles par Khaled Merzouk, El Dar El Othmania Edition Distribution, Alger 2016, 458,41 dinars (bienvenue à la nouvelle Tva), 214 pages.

A vrai dire,»ce ne sont pas des mémoires au sens commun du terme. Il s'agit tout simplement (pas si simple que ça, en vérité) d'un recueil d'articles écrits par Mohamed Guenanèche ?un très proche de Messali Hadj et publiés, pour la plupart, dans la presse marocaine. Pourquoi donc ?

Tout simplement, résidant à Alger après l'Indépendance, et écrivant des articles déplaisants (un intellectuel trop engagé ?) pour le système politique de l'époque, ses écrits sont «censurés»...» et il se trouve «obligé» de se réfugier au Maroc, publiant dans un journal en langue arabe, «El Alam». Ce n'est qu'au début des années 80 qu'il revient en Algérie... se contentant, selon l'auteur, d'écrire un seul article (Echâab) sur «Les activités culturelles dans les années 1920 à Tlemcen». Pas de quoi s'attirer les foudres du pouvoir de l'époque qui, il est vrai, avait commencé à s' «ouvrir» un peu.

Natif de Tlemcen, Guenanèche, formé en langue arabe, est subjugué par le programme de L'Etoile Nord-Africaine à l'âge de 17 ans (en 1932)... un programme qui revendiquait l'indépendance totale de l'Algérie. Mtld en 1947, il est plusieurs fois arrêté, torturé, emprisonné dans les geôles coloniales. 1949 : il rencontre Messali Hadj à Bouzaréah... et c'est alors une longue collaboration.

Deux «révélations» : l'épouse de Messali Hadj conseillait à son époux de ne pas se tenir debout et raide à la même place sur une tribune. Il fallait toujours se déplacer sur l'estrade, car «l'immobilisme d'un orateur révolutionnaire est une possiblité d'attentat contre sa personne».

Selon Mohamed Guenanèche, «le premier drapeau algérien a été brandi par l'Etoile Nord Africaine lors des manifestations ayant eu lieu en France et en Algérie. Il avait en outre servi à recouvrir la dépouille mortelle de Khaled Arezki, en 1939. Ce drapeau «était entièrement vert, portant, en haut, un croissant et une étoile rouges sur fond blanc». Un changement alors que le président du Parti et ses principaux «lieutenants» étaient en résidence surveillée.

L'Auteur : Mohamed Guenanèche est né en 1916... et il est mort (dans «l'anonymat»), «le 9 décembre 2001... à Madrid. Quant à Khaled Merzouk, fils de Si Mohamed Merzouk (qui a été un des maîtres - langue arabe et grammaire selon des méthodes dites modernes à l'époque-» de Guenanèche) il s'est vu remettre, en mains propres, en 1994, 30 textes publiés dans le journal marocain.

Extraits : «Alors que le journal El Ouma écrivait en français ses revendications avec franchise, par contre, la presse écrite en arabe éprouvait des difficultés à vouloir dire la vérité et dévoiler le fond de sa pensée. Peut-on alors trouver des excuses à ces attitudes défaitistes» (Mohamed Guenanèche, p 93), «C'est en plein cœur de Paris, ville palpitante du souffle des libertés et riche d'insurrections révolutionnaires, que jaillit le premier rayon du sentiment national et de l'identité maghrébine» (Mohamed Guenanèche,» p 99).

Des textes écrits en langue arabe et (très bien) traduits par l'auteur. Messali Hadj comme si vous étiez à ses côtés. Une grande et belle aventure... qui se termine mal, certes... mais qui nous fait découvrir des aspects méconnus du nationaliste qu'il était.

Citations : «Les Musulmans commencent par le sommet et descendent chaque jour une marche ; quant aux Européens, ils débutent par le bas de l'échelle et grimpent le cours une marche tous les soirs. On voit également le Musulman faire construire sa maison pour y célébrer son mariage dont les festivités durent toute une semaine. Il s'endette beaucoup et passe toute sa vie à rembourser ses créanciers. Ainsi, il ne profite pas des plaisirs de la vie et n'évolue pas» (Messali Hadj, p 31), «Si j'étais un professeur engagé et que le peuple algérien était mon élève, je lui demanderais de conjuguer le verbe «organise-toi» à tous les modes et à tous les temps» (Messali Hadj, p 21)