Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Les migrants et nous

par Arezki Derguini

Au moment où les anciennes sociétés industrielles s'interrogent sur une éventuelle stagnation de leur économie[1], assistent à une polarisation de leur marché du travail et à une croissance des inégalités en leur sein, elles doivent faire face à un flux considérable de migrants que certains comparent aux grandes migrations européennes du quatrième siècle.

Polarisation du marché du travail et précarisation du travail d'un côté, déstructuration des sociétés périphériques et flux migratoires d'un autre, sont en vérité les deux versants d'une même réalité, celle d'un modèle de développement que la globalisation universalise et met en crise[2].

Un monde ancien se défait et un nouveau qui peine à naître.

Du point de vue d'un migrant, qu'est-ce qui fait qu'un individu ait envie de se déporter, de quitter un univers familier pour un autre qui l'est moins ? Qu'est-ce qui lui a laissé croire qu'il allait trouver ailleurs ce qui faisait défaut chez lui ? Cela ne tient-il pas d'une croyance propre à l'idéologie de la modernisation selon laquelle non seulement le monde pouvait être conçu à l'image de l'Occident, mais qu'il devait l'être ? Que les non occidentaux devaient être comme les Occidentaux donc, qu'ils avaient droit eux aussi au bonheur et que celui-ci était accessible dans ce monde, mais pas chez eux par la faute de leurs traditions ou de leurs gouvernants ?

N'est-ce pas là l'œuvre que l'idéologie dominante de la civilisation occidentale a voulu enseigner au travers de ses entreprises (coloniales et autres) de modernisation ?

C'est cette idéologie qui a fait croire aux gens qu'ils étaient semblables et partout chez eux.       

À commencer par les colonialistes et les migrants pour terminer. C'est cet universalisme qui a prétendu effacer la différence entre l'autochtone et l'étranger, c'est lui qui a fait oublier aux gens les règles de l'hospitalité.       

C'est en son nom que le colonialisme s'est prétendu œuvre de civilisation, c'est lui qui a porté la violence entre les gens de coutumes et d'habitudes différentes en élevant un genre au-dessus des autres, un genre élu par l'Histoire quand il ne l'était pas par Dieu.

C'est lui qui a préparé le terrain aux évènements de Cologne et autres chocs de cultures.    

Quand on rapproche trop vite ce qui était lointain, il faut que ça casse quelque part. Et certains de continuer à récriminer sur le retard et la dissemblance des uns.

D'un point de vue européen, qu'est-ce qui a fait présager aux Allemands par exemple, qu'ils pourraient accueillir le monde (sa misère disait un Premier ministre français) sans changer eux-mêmes ? Envisageaient-ils pouvoir importer tranquillement de la main-d'œuvre bon marché pour continuer à exporter leurs machines alors que les marchés extérieurs se refermaient ? Et supposaient-ils qu'une telle fermeture ne concernerait pas leur particulière industrie ?

Ou bien encore pensaient-ils pouvoir être des exemples d'humanité après les remontrances que leur avait values leur attitude vis-à-vis des citoyens grecs ? Croyaient-ils vraiment pouvoir encore se singulariser, pouvoir faire chez eux ce que le monde ne pouvait pas, c'est-à-dire accueillir des étrangers selon les règles de l'hospitalité puis réussir leur intégration sociale et économique ?

Car assurément, venir à bout de la décomposition du monde, c'est-à-dire de la précarisation du monde du travail ici et de la déstructuration des sociétés périphériques là, exige un autre modèle de développement que celui porté jusqu'ici par une mécanisation qui ne s'envisageait que comme substitution de travail mort au travail vivant.

Dit simplement, cela exige un autre partage du travail, non seulement entre les hommes, mais aussi et peut être surtout, avec les machines. Ce qui signifie d'autres compétitions et d'autres coopérations qu'on a du mal à imaginer aujourd'hui. Sans quoi, on pourra parler comme le font déjà certains, mais plus sûrement, de fin du travail (Jeremy Rifkin, 1995) et d'extinction de l'humanité (Paul Jorion, 2016), et se préparer à plusieurs guerres, afin que l'humanité après avoir goûté au pire, puisse peut être consentir à vivre autrement.

Face à la crise, les anciennes puissances « victimes » de la globalisation vont opérer un recentrage sur elles-mêmes pour tenter un certain contrôle du changement technologique.    Les victimes autrement atteintes auront plus de mal. Que l'on pense par exemple aux États-Unis et au Mexique. Mais le monde ne pourra pas supporter très longtemps la polarisation du marché du travail (surqualification à un bout et déqualification, précarisation à un autre) et la déstructuration des sociétés les plus fragiles. Il ne pourra accepter un plus grand divorce du progrès technologique et du progrès économique et social.

Pour le moment, les réformateurs parlent de réduire la polarisation du marché du travail par une plus grande flexibilité du marché du travail et une meilleure formation. Mais cela peut-il se faire pour l'ensemble du monde dans le cadre du même modèle de développement ? Pour quelques pays certainement, mais pas pour le monde qui alors enverra ses excédents de population sur eux. Il devient de plus en plus clair que faute d'être davantage inclusive, et cela à l'échelle du monde, la croissance ne pourra pas être soutenable. Des institutions inclusives, il en faudra partout dans le monde et avec un nouveau modèle de développement qui les rende possibles. Il ne peut y avoir de croissance durable sans institutions inclusives (Acemoglu, Robinson 2012), mais pour le monde entier et non quelques pays seulement.

La course à la puissance pourrait empêcher une autre appropriation du progrès technologique par les sociétés. Les USA pour défendre leur avance technologique pourraient refuser la contestation du modèle de développement actuel. Pour ce faire, ils continueraient de défendre pour une minorité blanche un american way of life et donc refuseraient dans le monde interdépendant d'aujourd'hui, une autre distribution du travail entre les hommes et les machines, entre les sociétés et les individus. Et pourtant, ils n'auraient pas qu'à y perdre.

Obéissant à ses intérêts immédiats, la puissance technologique dominante pourrait donc refuser de modérer et de réorienter la compétition technologique. Mais elle pourrait connaître alors ce qui arriva à l'Union soviétique, car il faut le répéter, il ne peut y avoir de croissance durable sans institutions inclusives, de progrès technologique durable sans progrès social et économique. Mais si l'effondrement de l'Union soviétique n'en continue pas moins d'émettre de nouvelles secousses, qu'en pourrait-il être si un tel phénomène touchait les États-Unis ? Il n'y a pas de doute, séparer trop longtemps le progrès technologique du progrès social et économique c'est lui assigner une fin guerrière, c'est préparer des guerres civiles et autres, contre la drogue, les États voyous pour qu'elles offrent des débouchés à l'industrie de guerre.

Étant donné la crise, les anciennes sociétés industrielles vont donc se trouver placées devant le besoin d'une autre appropriation du progrès technologique sans qu'elles veuillent pourtant remettre en cause le modèle de développement qui les a jusqu'ici favorisées.

Elles ne veulent pas encore envisager une autre distribution du travail dans le monde qui conviendrait avec le progrès de toutes les populations. Nous ne sommes encore qu'en présence de disparates velléités de réappropriation qui ne sont pour le moment que l'occasion d'un recentrage sur les sociétés et d'un retour au protectionnisme. Le Brexit (la sortie de la Grande-Bretagne de l'europe) en est une première manifestation. L'Angleterre remet en cause le principe de la liberté de circulation des personnes qui est une des conditions, avec celle de la liberté de circulation des marchandises et des capitaux, de l'appartenance à la zone euro. La frontière qu'elle érige entre sa population et celle du monde se dresse maintenant entre elle et l'Europe. Les USA suivent, ils en renforcent une, entre eux et le Mexique. L'Union européenne n'est pas de reste avec sa politique migratoire.

Apparemment, la réaction protectionniste pourrait d'abord profiter aux USA qui croiraient par-là pouvoir freiner la progression de la Chine, grande gagnante de la globalisation.           

La réaction de la Chine consistera-t-elle à suivre les USA dans sa course à la puissance, choisira-t-elle l'escalade ou empruntera-t-elle d'autres voies pour remettre le progrès technologique au service des populations ? Elle semble la mieux placée pour entreprendre une telle démarche étant donné l'emprise sur elle du modèle de développement dominant. Ainsi celui moindre de l'État providence. Ou celui négatif des fortes externalités (pollution) qu'un tel modèle a occasionnées et qu'il devient impératif pour elle de traiter. Comme suggéré précédemment, une réaction nationale protectionniste ressemble fort à une attitude de noyé, qui vise moins à faciliter les secours qu'à les entraîner avec lui dans sa perte. S'attacher à la puissance et perdre de vue le progrès social ne peut être soutenable.

L'Allemagne et la Chine, avec leurs excédents commerciaux, sont les premières à être interpellées. Seront-elles en mesure de conserver leurs marchés extérieurs ? De quelle manière ? De leur réponse dépendra probablement la paix du monde.

Avec l'Inde un peu plus tard, elles sont les principales puissances économiques en mesure de réorienter le développement technologique. Et le chantier d'une telle réorientation pourrait bien être l'Afrique avec ses importantes ressources et ses besoins urgents dans lequel l'Inde pourrait bien la précéder. Je pressens que cela impliquerait un renversement des flux migratoires, du Nord vers le Sud, pour un développement du capital social et humain ; que cela supposerait un autre rapport des cultures, un rapport fécond. Mais encore une fois, une telle cause pourra-t-elle être en mesure de faire renoncer aux anciennes sociétés industrielles leur ancien rapport au monde, leurs anciennes habitudes ? Quand et comment ? Ce sont là les questions.

Note

[1] Lawrence Summers et Robert J. Gordon sont les principaux théoriciens de la secular stagnation. Voir par exemple le livre gratuit diffusé récemment sur Internet par le Centre for Economic Policy Research (CEPR), centre londonien de recherche en politique économique : Secular Stagnation: Facts, Causes and Cures. http://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/download?doi=10.1.1.570.9870 &rep=rep1& type=pdf

[2] Le paradigme de la nature automate qui a été à la base de la révolution scientifique européenne après avoir posé l'homme comme maître et possesseur de la nature, se trouve aujourd'hui comme accompli, mais paradoxalement pour déposséder l'Homme de ses possessions et le détrôner de son extériorité.