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Kamel Beniaiche - « La fosse commune » - Massacres du 08 Mai 1945*

par El Yazid Dib

« ? Un livre qui rapporte l'ensemble des faits avec une grande rigueur et fait preuve d'un grand souci de vérité » Gilles Manceron

«La fosse commune ». Livre d'histoire ? Compilation de témoignages ? Enquête journalistique ? Peu importe. L'essentiel est dans le travail fourni. Dans la force de vouloir dévoiler plusieurs pans de cette lourde vérité insaisissable et passionnément recherchée. « La fosse commune » tente de s'ouvrir un peu et s'aérer en vue d'offrir à celles et ceux qui y sont dedans de crier et de faire entendre leur voix étouffée un mardi 08 mai 1945 et des jours suivants. « La fosse commune » est un retour éclairé sur des pistes encore enténébrées d'une époque que l'on croit enterrée.

L'on ne s'arrêtera jamais de ruminer les répercussions de l'injustice au même moment où l'on persiste à vous récuser le droit à la réparation. L'on ne pourra se contenter de dire que l'acte d'écrire l'histoire est un acte qui se finit. L'histoire ne cesse de se faire. Elle ne se termine pas d'un seul trait de crayon ou se meurt au bout d'une pléiade de livres.

Notre ami et confrère Kamel Beniaiche, homme passionné et journaliste à El Watan, vient de réconforter d'une manière incontestable le déroulement de ces moments parmi les plus sanglants de l'histoire nationale. Etayé par une cinquantaine de témoignages, ce livre s'inscrit comme une nouvelle déposition à charge d'un régime honni et confirme comme un acte d'huissier la répression sans nul souci que subissait une population spoliée de tous ses droits.

Le travail qu'a accompli l'auteur au cours de nombreuses années traquant l'infime détail a fait donner de la voix à ceux qui l'ont perdue, de l'espoir à ceux qui ne le cultivent plus. Sans doute, sa valeur serait cette passion qu'accorde Kamel à l'apparition d'une « vérité » historique. « Il est vrai que je n'ai pas assouvi ma curiosité, mais j'ai tout de même démêlé un tant soit peu l'écheveau des mystères sur nombre de questions ». Ce sont en fait les mystères non élucidés qui rendent difficiles les réponses aux éternelles questions historiques. L'histoire s'enrichit par de l'inédit, des rebonds et de la recherche continue.

Dans ce livre, c'est le témoignage qui sied comme maître de céans. Il a été transcrit et scanné telle une image qui ne souffre ni de doute ni de confusion. Toute sa grandeur trône sur le fil à narrer et éclipse les quelques commentaires. Ce livre ne prétend pas refaire ou rééditer l'histoire, il aspire y apporter de nouveaux éclairages. Le 8 mai 1945 fut un mardi pas comme les autres. Un jour de marché hebdomadaire. Les gens massacrés ne l'étaient pas pour diversité d'avis, mais à cause d'un idéal. La liberté. Ailleurs, il fut célébré dans les interstices de la capitulation de l'état-major allemand. Ce fut la fin d'une guerre. La Seconde Guerre mondiale. Le début d'une autre plus meurtrière. En Algérie, à Sétif, Guelma, Kherrata, Constantine et un peu partout, ce fut l'atrocité d'une colonisation qui voulait s'imposer davantage.

L'auteur a su interroger non seulement des témoins encore en vie ou des personnes qui ont eu à recevoir de tels témoignages mais aussi a su extirper des preuves tangibles, des références et plusieurs sources d'informations mettant à nu certaines contrefaçons de l'histoire. Le livre contient toute une panoplie de renvois à des indicateurs documentaires entres journaux de l'époque, archives historiques et une riche bibliographie. Kamel Beniaiche, par ce livre, a fait une autre opération chirurgicale dans les annales de ces jours dramatiques. Il dépose, à travers ce recueil de témoignages, une nouvelle charge à l'encontre d'un colonialisme barbare et aveugle.

On y trouve le récit des acteurs, des survivants en plus des versions contradictoires des officiels. Quand un Belaïd Abdesselam, ancien chef de gouvernement, parle de ces événements en exclusivité au journaliste-auteur, c'est toute l'histoire qui ne vient pas se raconter, mais arrive pour se dire, s'analyser avec ce recul adéquat. Plusieurs d'entre acteurs et témoins encore en vie, affirme l'auteur, sont ainsi soumis à la souffrance du souvenir et le devoir de dire ce qu'ils ont vécu, vu, entendu dire et se dire. Ils craignent pour la postérité, l'amnésie. Se souvenir reste quand bien même une bonne expression de soi. Une reconnaissance méritoire pour autrui. Gilles Manceron, historien français spécialiste du colonialisme, neveu de l'historien Claude Manceron, commettant la préface de ce livre, dit : « Le mérite de ce livre, son apport important à l'histoire de cet événement est qu'il restitue l'identité de nombreuses victimes algériennes dont l'auteur a pu retrouver la trace ». Oui, elles sont nombreuses ces victimes qui ne peuvent plus décrire ni le tort subi ni pouvoir montrer les fosses communes sous lesquelles la barbarie les a insensiblement ensevelies. Le préfacier sans ambages déclare : « Certes, il s'agit d'un crime d'Etat ». Leurs traces, et comme aucun crime n'est parfait, restent là à portée de main de la hardiesse et la persistance de la recherche et de l'enquête. Ce à quoi Kamel s'est attelé. On y sent de la veine pour remonter le fil du temps et la hargne de découvrir la vérité.

L'auteur n'omet pas, avant de le retracer, le long cheminement de la revendication nationale tendant à faire reconnaître à la France l'atrocité de ses crimes. C'est là où il parle de cette « reconnaissance à géométrie variable ». Il signale à ce propos « un ajustement du discours officiel ». Le 27 février 2005, se rendant à Sétif, Hubert Colin de Verdiere, ambassadeur de France en poste à Alger, marqua l'histoire et observa au nom de son pays un aveu des plus significatifs en déclarant : « Aussi, me dois-je d'évoquer une tragédie qui a particulièrement endeuillé votre région. Je veux parler des massacres du 08 Mai 1945 ». L'ambassadeur, déposant une gerbe de fleurs au-devant de la stèle dédiée à Saal Bouzid commémorant ce « mardi noir » à Sétif, s'est incliné à la mémoire de ce jeune martyr.

L'auteur affirmant en substance, « ? ces douloureux événements qui sont loin d'avoir livré tous leurs secrets », semble faire resurgir outre la question de la reconnaissance par la France de ces odieux crimes mais suggère celle de la reconnaissance du statut de martyrs par leur propre pays. Ces victimes « sans sépulture » sont toujours sans statut juridique. La nation leur doit ce droit légitime ne serait-ce qu'au plan de la symbolique et de l'honorification. La Fondation du 08 Mai 1945, gardienne de mémoire faisant un excellent travail, reste appelée à faire rendre une justice historique à ces milliers de martyrs.

Si l'auteur n'a ménagé aucun effort pour rendre plus lisibles les péripéties qui se sont enchevêtrées au cours de ces massacres, l'éditeur aurait mieux à gagner en illustrant la jaquette par des nuances conformes aux sentiments de la thématique. Un ratage infographique. Le rouge, le noir, le sang, le fer, l'effroi, la peur, enfin la mort auraient été les plus belles couleurs de ce retour sur un massacre.

Ce sont toutes ces affres qui émaillent le récit que porte le livre. Le noir-et-blanc aurait au moindre effort fait la moindre teinte. Un rajout en annexe d'un index des noms cités dans l'ouvrage aurait été également une aisance à la compulsion ou à l'étude du livre-document.

Le livre, qui ne se lit pas mais que l'on interroge et se compulse comme une histoire, va être présenté à la 23e édition du Maghreb du Livre organisée à Paris les 18 et 19 février courant par l'association Coup de soleil.

*Kamel Beniaiche « Sétif, la fosse commune. Massacres du 08 Mai 1945 ». Editions El Ibriz. 2e semestre 2016. 900 DA.