Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

«Ils» et les «autres»

par El Yazid Dib

C'est toujours le pluriel qui l'emporte en tous les cas. Nous sommes tous de simples pronoms personnels, reste uniquement à savoir à quel temps se conjugue-t-on. Pris entre les tenailles du « ils » et celles des « autres », l'accord en genre et en nombre est insignifiant. Néanmoins trop expressif.

Le pays a assez subi des craintes et de lassitudes. Sa jeunesse est en attente d'espoirs par des dénouements durables et non douteux et transitoires. Ses seniors en espérance d'une mort impassible et déstressée. La crise algérienne n'est pas exotique. Elle est certes financière et économique mais en somme elle est tout simplement une crise de droits et de devoirs. Si un droit se transforme par l'incantation en un privilège, le devoir est vite déposé et déchargé selon la même incantation.

Personne ne semble être dans une peau de félicité. Tout ce qui se dit sur des hasards et des noms, des empires et des patrons n'est qu'une réalité qui se refuse à s'admettre et qui force la conviction. Une réalité ardue à se mettre dans une vraie actualité. Des gens frôlant le désarroi, d'autres frimant de milliards. Des visages chiffonnés, cernés, blêmes et d'autres peu et moins visibles, sont tellement épanouis que l'on dirait des têtes d'étrangers. Les uns jalonnent les rues et s'attablent aux cafés, les autres se vautrent dans la rutilance des sofas. Semblant vivre sous un même ciel, partageant la même espèce de pièces d'identité ; ils se différencient les uns par un besoin, les autres par un luxe. Le pays, le leur est toujours en attente de quelque chose. D'une échéance l'on tente d'en faire un programme. D'un scandale, l'on fait un menu du jour. Puis, plus rien. Tout se tasse. S'enlise. L'attente devient un horizon que tout le monde guette suivant sa propre vision des choses.

Ce serait une erreur de soutenir que la possession de « connaissances » ou de « liens solides » est un état louable en soi. Le faible qui, nourri de patience ; est encore supérieur au fort dont la vie déborde d'impatience. A chaque puissance, il y a plus puissant, à chaque savant il y a plus savant. La mesure se confine donc dans la modestie et l'aisance spirituelle. Mais oui ; on ne mange pas de l'esprit quand une solde, un salaire, une pension demeure dans un banal panier et se suffit juste à une malnutrition.

« Ils » agissent. Ils marchent, construisent, circambulent, nomment et dégomment. Les seconds, enfin le reste, regardent, s'essoufflent et se résignent. Avoir un bon pasteur, une excellence dans leur gouvernance, de si bonnes prairies, un interminable pâturage que demanderaient-ils de plus ? C'est dire que le bonheur n'est pas une situation, mais une sensation.

Il est toujours possible de bâtir des manoirs, d'hypnotiser l'assistance et de produire l'inutilité. Ce geste facile, ce caprice supérieur est tout le temps un acte gratuit. Même si une ombre d'intérêt vient pointer son nez, l'artifice ne devrait pas justifier la tromperie ou faire croire à une puissance qui ne sévit que par le mal. Il est toujours possible de tendre, remuer sa langue et de secréter le faux en salive. « Ils » savent bien gueuler, user de leur museaux, flairer le bon gibier tandis que les « autres » perdent leur voix par crainte de dénoncer toute la bergerie. Vouloir coûte que coûte séduire son auditoire par l'étalage supposé de muscles ou d'une denture c'est le pousser à vous pousser vers la démonstration. Et la démonstration ne tardera jamais à surgir.

Nul, en dehors de certains prévoyants aux comptes restreints, n'a de pensées pour la nature de l'avenir qui attend, impatient, de manière sûre l'acte d'éroder davantage le peu de capital de confiance et de crédibilité dont se prévalent allégrement les différentes institutions du pays.

Sur cette terre tant de fois aspergée de sang et d'émois, le temps n'est plus à compter. Il se dépense sans mesures. Comme une natte qui se défile en se tissant. Ce groupement d'individus qui ne s'identifie que par un S12 et un matricule statistique n'arrive pas à se retrouver dans son ensemble. Il ne forme plus une entité mais des unités. Un troupeau à la limite est une somme qui s'assemble et se ressemble. Lui, anonyme il vogue seul tout en ayant la croyance qu'il est plusieurs. Dans les dédales de l'incompréhension il cherche vainement une visée de véracité. Dans chaque quotidien il pense enfin la trouver. Son crâne se bourre de contradictions évènementielles et d'antinomies référentielles. Qui croire, bon sang finit-il par se dire ? Qui est derrière tout cela et ceci ? N'était-il pas sans souci dans ces fastueux moments où tout allait bien lorsqu'il y avait « le tout va bien » ? La nostalgie est devenue un remède à l'anarchie spirituellement troublante. Le mal-gérer, le mal-être se juxtaposent aux hauteurs de l'espoir et de l'optimisme. Si c'est un simple journal qui procrée un événement, celui-ci une fois survenu n'est qu'un temps qui passe, en donnant en sourdine son authenticité non pas à ses acteurs mais bel et bien à ses annonciateurs.

Le peuple social ou la société populaire est entre deux dimensions ; les plantes des pieds sur l'asphalte, la tête dans la poche. Son gosier n'est plus l'amplificateur du mal provenant de ses entrailles et de ses profondes tripes. Seul son regard évasif, ses yeux absents font de lui l'ombre d'un homme. L'usage séculaire de droits innés consacre aux individus le choix d'une certaine morphologie de leur cité. La vie, avec ses tares, ses gabegies, ses sommets et ses chutes ne se conçoit que dans une communauté. Le plus souvent structurée malgré elle. Aussi tout regroupement de personnes, et même d'animaux, suppose t-il la mise en place d'un modèle sociétal, ordonnancé et hiérarchisé suivant les besoins de ceux qui sont les premiers à l'imaginer. L'équité, la quête de justice et autres subterfuges justificatifs à cela, viennent, à l'avantage de leurs auteurs corroborer, convaincre et maintenir le schéma organisationnel déjà en cours.

A l'opposé de l'homme, l'animal ne vote pas. Il broute. Les muscles le font élire ou le forcent à périr. Ainsi la force va devenir acceptable et justifie tout usage en ce sens. L'homme à défaut de force a crée, la loi et l'élection. Misant sur le nombre, le groupe découvrit à dessein la loi de la majorité. Le nombre allait vaincre la force pour devenir une puissance légale. A la conquête du pouvoir social, le génie humain brisera ainsi tout rempart obstruant les chemins menant vers l'apogée enivrante de la domination, de l'asservissement et de la soumission de tous. De la masse d'individus, de la majorité et des autres?sauf de son ego et de son ingéniosité devenue insatiable et inappréhenssible car pernicieuse et immodérée.

Autrement dit, le pouvoir limite le pouvoir d'autrui et accentue leurs responsabilités, selon la graduation de l'échelle des proximités, des grades, des institutions, des corps et des conjonctures. Il est le seul à régenter les rangs ou les disperser pour plus de rangement. La situation de confort du pouvoir qu'il s'est offert, ne l'émeut point. Mais fait encore pour nécessité d'allégeance, graviter autour de son trône une multitude de personnes à la recherche de bribes et de détritus émanant de l'exercice de ce pouvoir. Les charognards politiques. La plupart des régimes qui ont fait paitre les peuples à travers les âges, n'ont évolué que par une sorte de fatalité les menant aux dépens de leurs sujets , vers la tyrannie de clan dont les raisons auront pour nom, la stabilité, l'ordre public, la souveraineté nationale, l'intégrité territoriale et la menace de l'ennemi. Réagissant à l'instinct de survie, la meute se soude et n'abandonne pas l'un des siens. Par ces concepts forçant à l'excès un juridisme politique, les peuples s'enfoncèrent davantage dans la soumission et l'abandon vis-à-vis de la domination tutélaire qui les anime, impulse et les oriente vers les « voies du progrès ». C'est de cette totale soumission que naissent les « ils » au moment même où les « autres » se taisent.