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Quelle santé, pour ? quelle Algérie, ? quel Algérien ? (1ère partie)

par Docteur Mahmoud El Salah Khaznadar

  Cette question ne peut être plus d'actualité qu'elle ne l'est aujourd'hui pour plusieurs raisons dont trois essentielles. En premier lieu la crise économique liée à la chute du prix des hydrocarbures. Ensuite la probable adoption dans un proche avenir de la nouvelle loi sanitaire, projet entamé il y a plus de deux ans, en période de quiétude économique, revu et modifié maintes fois après examen en Conseil des ministres. Enfin, la mondialisation, le contexte international tant socio-économique que culturel et sécuritaire qui placent la lutte contre les inégalités dans le lot des défis majeurs, font que la réforme réelle du système de soins devient une urgence à caractère crucial, voire vital.

Depuis l'indépendance,        chaque décennie a généré son lot d'échecs et de déceptions après des espoirs déboutés d'un côté et des certitudes prises en défaut par la réalité des faits sur le terrain. Le temps, cet implacable élément, finit par user les rêves mais aussi les chimères. Il ne reste que le réel et le monde contemporain est tout autant implacable : il ne laisse plus de place au tiers-monde, il a opté pour la notion mathématique du tiers exclu.

Les mauvaises réponses et les fausses solutions ne peuvent plus, comme elles l'ont été par le passé, être assumées et «subventionnées» par l'Etat et le Trésor public.

Aujourd'hui déjà l'échec de la politique de santé entraîne, non pas uniquement une aggravation de la déliquescence de la qualité des soins et de l'injustice dans l'accès aux soins, mais grève aussi d'une lourde hypothèque la qualité de la médecine algérienne et de son enseignement. Nous n'avons personnellement aucune idée du contenu actuel du projet de loi sanitaire ; notre propos se veut une contribution citoyenne basée sur un parcours de 40 années dans le secteur et une expérience cumulée de 20 ans de responsabilité dans un service à vocation régionale, dans une spécialité de première ligne et des responsabilités électives et administratives de premier niveau.

Nous avions entamé la présente réflexion en juillet 2015 suite à la diffusion de l'état du service de gynécologie obstétrique du CHU de Constantine dans une ambiance médiatique «nombrilisée» autour de la refonte du système de santé. Mais nous n'avons pas pu nous exonérer de l'obligation de réserve consubstantielle du statut de fonctionnaire qui était le nôtre, et ce nonobstant la foultitude d'articles qui plaidaient pour l'obsolescence de cette valeur sous nos cieux.

Tout comme nous nous sommes interdits toute médiatisation de nos activités médicales et de celles de nos équipes, dans le respect de l'éthique qui nous a été enseignée par nos maîtres nationaux et étrangers qui impose que les activités et le produit de l'art médical ne doivent être exposés et validés que dans des forums scientifiques.

Pourtant, comme notre intellect a souffert de la médiatisation tous azimuts, sur des médias à large public, des activités médicales faisant état de premières, et de premières et encore de premières dont le seul impact réel se limite à une publicité à consommation bipolaire sans aucune retombée positive sur les populations. Combien de poses de prothèses ont été montées aux nues dans des sites où l'urgence de base est quotidiennement, de manière routinière, transférée vers le CHU d'à côté. Dans les suites, les patients, récipiendaires de ces soins de «haut niveau», grâce à l'abnégation bienveillante des intervenants et la bénédiction de l'administration locale, doivent gérer, dans la solitude et loin des feux de la rampe, le lot de sepsis et de raideurs liés à ce type de chirurgie. Comme notre ego a souffert depuis 2010 de la médiatisation relative aux équipes françaises qui venaient «dans un cadre bénévole, introduire» dans un service algérois les techniques chirurgicales dans une pathologie nerveuse, et «éviter ainsi les transferts pour soins à l'étranger» !? Alors que ce type de chirurgie, introduit dès 1985, était pratique courante dans le service que nous dirigions au CHU d'Oran. Les résultats sur de nombreuses années d'activité ont fait l'objet d'une thèse de DESM, soutenue publiquement à la faculté de médecine d'Oran le 4 décembre 2008.

Comme beaucoup de compétences nationales, tous domaines confondus, nous avons très mal vécu les discours récurrents relatifs à la fuite des cerveaux et à la récupération des compétences expatriées qui, indubitablement, poussent à penser que l'exode potentialise et rend attractifs la compétence et le génie du cadre algérien, valeurs sujettes à myopie pour l'autochtone.

Nous avons eu, au fil des années, à admettre, difficilement, que les forums réglementaires et consultatifs s'accommodaient très mal des forces de propositions porteuses de débats contradictoires et à constater que cette allergie à la différence menait, à terme, à la marginalisation des forces vives. Dès lors que nous avons admis que notre action ne pouvait pas changer les choses, nous avons milité pour que les choses ne nous changent pas et mis un point d'honneur à faire admettre à nos collaborateurs et à nos enseignés que dans notre profession, bien plus que dans toutes les autres, il faut se réaliser dans l'être et non dans le paraître. La résistance permanente à la facilité de vendre son image et de se réaliser facticement prend des allures de violence contre soit même et il est difficile de comprendre, a priori, pour les plus jeunes, que la facilité nécessite souvent la mise en gage de l'âme.

Livrer à l'opinion publique notre réflexion en 2015, alors que nous étions en charge d'un service public et d'une responsabilité pédagogique aurait été contraire à l'engagement de toute une vie professionnelle basée sur le respect des règles et des procédures. Au-delà des règles écrites qui s'imposent à tous, il est des règles morales dont le devoir d'exemplarité lié au statut de responsable, exemplarité dans le comportement mais aussi dans l'action et la réaction.

Nous avons répondu à ce devoir, à notre corps défendant. Aujourd'hui nous répondons à un devoir citoyen de partage d'expérience sans aucune autre motivation personnelle ou de groupe d'intérêt et sans aucune option potentielle d'offre de service.

Le débat sur la réforme du système de santé a été livré à la rue, la population a été invitée, pendant des mois, au spectacle de l'autopsie d'un secteur qu'elle a tant décrié. L'opinion publique a eu à commenter et à «apprécier» une littérature débordante et eu, pour partie, à déceler l'authentique du factice, se livrant ainsi aux spéculations sur les motivations des uns et des autres. Elle a, probablement, pu différencier les courtisans des patriotes. Mais la certitude réside dans le fait que la vindicte populaire s'est exacerbée dans les centres de soins et d'urgences pour s'exercer sur les personnels permanents et l'unique et inamovible cible disponible en ces lieux : le jeune médecin, encore innocent de tout.

Le désolant spectacle qui a occupé «la une», en lieu et place des faits divers, n'a rien apporté d'autre que l'opprobre aux uns et aux autres, sans pour cela faire retrouver au secteur et à ses représentants, toutes strates confondues, la crédibilité perdue.

Les défaillances à l'origine de la déliquescence sont multiples et logées au sein de toutes les catégories : politiques, gestionnaires, élus, administratifs, corps médical, paramédicaux?

La solution n'est pas dans l'opium ou le bâton, ni dans la stigmatisation d'un corps et encore moins dans la diabolisation d'une catégorie ou d'une fonction. Aucun corps n'est meilleur ou pire que l'autre, tous possèdent en leur sein leurs citoyens et leurs affranchis, chaque secteur étant un microcosme de la société.

La solution est dans la démarche qui vise à mettre en place un système qui privilégie la hiérarchie de l'effort et du mérite, seuls en mesure de séparer le bon grain de l'ivraie. Un système dans lequel chacun, quel que soit son rang ou sa fonction, aura à rendre périodiquement des comptes de manière sereine et organisée dans le cadre de l'évaluation des procédures et des programmes (inexistants actuellement), l'évaluation étant le seul paramètre objectif de différenciation du méritant et du défaillant, actuellement logés à la même enseigne.

Ainsi, peut-être, verrons-nous se raviver l'idéal des plus anciens et naître un espoir chez les plus jeunes ; c'est la conjonction des deux qui permettra un retour à la crédibilité sans laquelle aucune adhésion citoyenne ne sera pérenne. Est-il besoin de rappeler que la réussite de toute opération est tributaire de l'engagement et de la conviction des hommes et des femmes qui la portent ? L'enseignement de Novembre, que tout un chacun évoque et à tout bout de champ, en est la meilleure des preuves.

Cette démarche en appelle au pragmatisme et au pragmatisme seulement, elle ne peut s'accommoder d'aucune option idéologique ou dogmatique sous peine de vivre, encore une fois, un échec qui, compte tenu du contexte international actuel, sera fatal non seulement à la santé mais aussi à la médecine algérienne. Le chemin emprunté, le décor mis en place, le discours des uns et des autres ainsi que les préjugés véhiculés par les «opinions» livrées ne nous semblent pas de bon aloi.

Avant de prendre la décision d'écrire, nous avons tenu à récolter les impressions de ce que nous pouvons nommer l'Algérie d'en bas. Celle-ci étant représentée par, d'abord et avant tout, les malades de petite condition qui fréquentent l'hôpital de manière régulière et obligée, puis les petits métiers qui vivent au jour le jour : marchand de fruits et légumes, boucher, transporteur public, buraliste tabac et journaux, plombier, artisan menuisier? enfin les petits fonctionnaires dont le statut au bas de l'échelle ne peut en faire des «introduits » dans le système sanitaire : chauffeur, planton, agent de surface, agent de bureau, secrétaire, etc.

Cette enquête est édifiante à plus d'un titre. Nous avons été surpris par la lucidité et l'esprit d'analyse de cette population au nom de laquelle tout un chacun prend la parole sans la connaître réellement.

Nous avons aussi été attristé par l'extrême, mais digne, résignation de cette frange de population qui ne se sent pas concernée par l'évolution des choses : jamais nous n'aurons pu imaginer le niveau de discrédit et la dévaluation des institutions, et par la même du corps qui est le nôtre, chez ces Algériens qui, eux-mêmes se revendiquent avec fierté d'appartenir à un deuxième collège, celui qui subit.

Enfin, nous avons été affligés de constater cet index discret, respectueux, mais ferme qui nous positionne dans le premier collège, celui qui, d'une manière ou d'une autre, est comptable de la situation actuelle.

Qu'en est-il de l'autre côté de la barrière, du côté des professionnels de la santé ? La morosité des plus anciens n'a d'égale que l'angoisse et la démotivation des plus jeunes.

Pour le secteur public l'inexistence de cahiers des charges fait que le travail n'est pas récompensé, les salaires sont égaux à rendement inégal ?! Les formateurs, producteurs d'activités et de compétences sont logés à la même enseigne que ceux qui n'ont pas dirigé une thèse en plus de 20 ans de statut de chef ?! Les urgences mises en avant dans tous les programmes n'ont été gérées que dans le texte. Sur le terrain les conditions d'exercice ce sont dégradées à un point qui dépasse l'entendement, la base de vie des professionnels de santé exerçant aux urgences n'a jamais été une priorité et il est demandé à des personnels qui exercent dans des conditions inhumaines de se comporter humainement ?! La sécurité non assurée dans ces structures met les administrations en situation d'atteinte aux droits constitutionnels des travailleurs (article 69.1de la Constitution) !! Les résidents de garde dans les CHU et les médecins généralistes de garde dans les autres établissements, chevilles ouvrières aujourd'hui et relève potentielle demain, ainsi que les autres personnels sont livrés à la violence urbaine, à l'incivisme et à l'incompréhension. Les corps, autres que médicaux, n'ont même pas droit aux heures supplémentaires ou à la compensation ?! Alors pourquoi travailler plus et mieux que celui d'en face ?

Pour le secteur privé les véritables compétences, dont beaucoup ont quitté le secteur public par dépit et certains n'ont pas leur équivalent en public, y compris dans les CHU et au haut de l'échelle, se sentent, à juste titre, injustement assimilés à des «suceurs de sang». N'ayant aucun cadre juridique ni syndical pour apporter la contradiction, ils se contentent de lire dans certains médias, en période clémente, qu'il existe des privés honnêtes comme si c'était l'exception alors que c'est la règle. Les cliniques, toutes conceptions et gestions confondues, sont assimilées, y compris par certains «professeurs», avec l'insolence et l'arrogance des ignorants, à des simples entreprises commerciales, alors que beaucoup de ces structures hébergent des activités non développées dans des services universitaires qui, en l'absence d'évaluation, se sont transformés, pour certains, en sièges de rente permanente. Les promoteurs des cliniques privées aux normes ne peuvent que s'interroger sur le paradoxe entre l'image négative véhiculée trop souvent sur le privé algérien par les médias et certains responsables administratifs et l'accompagnement accordée ces dernières années à la publicité des cliniques tunisiennes et turques en Algérie en direction de nos concitoyens ?!

Et l'Etat dans tout cela ? L'Etat qui, entre 2001 et 2014, a dégagé pas moins de 367 milliards de dinars (367436348000 DA) pour la réalisation de structures hospitalières et de proximité ! L'Etat qui, compte tenu de la nouvelle donne économique, ne sera plus en mesure d'alimenter à fonds perdus ce tonneau des Danaïdes représenté par un secteur au sein duquel les résultats sont inversement proportionnels aux efforts de financement ! L'Etat qui constate que les audits et expertises portés par des experts, proposés par des ministres, endossés par des gouvernements, approuvés par l'instance législative à chaque crise et à chaque étape à la base de la refonte des textes annoncés comme étant la solution du secteur, se sont avérés pour le moins insuffisants ! L'Etat qui, de manière contemporaine à l'affirmation de la nécessité d'enterrer définitivement la loi sanitaire 85-05 du 16 février 1985 et les lois successives la modifiant et la complétant par l'avènement d'une nouvelle loi sanitaire, constate à travers les images livrées par A3 de l'état du service de gynécologie obstétrique du CHU de Constantine la faillite sans appel du système des soins.

A suivre...