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Le pouvoir ne rend pas éternel

par Abed Charef

La disparition de Fidel Castro marque la fin d'une époque. Pourquoi son entrée fracassante dans l'histoire est suivie d'une sortie moins consensuelle?

Le cœur à Cuba, le ventre au port, et la tête à Vienne : ainsi se présente l'Algérie en ces derniers jours de novembre 2016, partagée qu'elle est entre une nostalgie qu'elle ne peut plus assumer, une dépendance inacceptable envers les importations, et une dépendance jamais démentie envers les hydrocarbures.

Mais peut-on, décemment, parler de PIB alors que Cuba s'apprête à enterrer Fidel Castro? Peut-on polémiquer sur la balance commerciale quand un homme qui a tant marqué le vingtième siècle s'en va pour son ultime voyage ? Peut-on se limiter à parler de taux de croissance et de niveau d'endettement, alors que disparaît celui qui a convaincu toute une partie de l'humanité, que résister n'est pas proportionnel à la force, mais à la volonté politique et au degré d'organisation ?

Il est facile, aujourd'hui, d'entonner un chant à la gloire de Fidel Castro. De dire que Cuba, c'est la résistance, le sacrifice, les années de gloire. De rappeler cette période où l'Algérie et Cuba avaient une influence disproportionnée par rapport à leur PIB et au nombre de divisions qu'elles pouvaient aligner. Cuba avait apporté son aide à l'Algérie lors de la guerre des sables de 1963. Plus tard, l'Algérie a sorti Cuba d'une passe très difficile, en fournissant discrètement du pétrole et de la logistique, au profit des unités cubaines en guerre, en Angola.

Liberté pour les Cubains

A l'autre extrême, des voix opposées rappellent que sous Castro, il y avait peu de libertés dans ?l'île de la Liberté'. Les opposants étaient réduits au silence ou à l'exil. Des milliers de Cubains, y compris la propre sœur de Fidel Castro, ont fui leur pays pour s'installer chez le voisin américain. Et même s'ils admettent que le régime Castro a pu atteindre certaines performances, sur le plan social, l'île est restée sous-développée. Le niveau de vie n'y est pas différent de ce que connaissent de nombreux pays d'Amérique Latine.

 Certes, cela peut être imputé à l'embargo américain. Mais pas seulement. Le modèle choisi par Fidel Castro faisait consensus dans les pays qui venaient de se libérer, à la moitié du siècle passé, mais il a rapidement montré ses limites. Les aspirations à la justice sociale, à l'école, à l'accès aux soins, étaient très fortes, et les libérateurs de ces pays pensaient, naturellement, qu'un système centralisé en serait le meilleur garant. C'était la pensée dominante dans les mouvances qui ont soutenu les mouvements d'indépendance : faut-il rappeler que la France et la Grande-Bretagne, grandes puissances coloniales, étaient des régimes parlementaires rôdées, alors que les pays ayant soutenu l'indépendance de l'Algérie, du Vietnam et de tant d'autres étaient des régimes de parti unique ? C'est dire si la perception des choses était brouillée.

Chavez et Allende

Mais ceci est secondaire. Il sera toujours possible de reprocher à Fidel Castro de n'avoir pas su prendre l'ultime virage ; de ne pas avoir compris, très tôt, que la libération de Cuba devait naturellement, être couronnée par la libération des Cubains. Qu'un Cuba indépendant ne pouvait acquérir tout son sens qu'avec des Cubains libres, fiers de s'exprimer, de voyager.

 Ce chemin, vers la liberté, était-il possible dans la proximité immédiate des Etats-Unis ? Peu probable. Il suffit de voir ce qui se passe au Venezuela, et le précédent du Chili, pour s'en convaincre. Dans ce continent, si loin de Dieu, et si près des Etats-Unis, ouvrir la moindre brèche débouche un engrenage interminable. Ni Hugo Chavez ni son successeur n'ont pu consacrer une seule journée à s'occuper, seulement, de bien gérer les affaires du pays. L'essentiel de leur énergie est consacré à parer aux coups d'une opposition haineuse, mettant le pouvoir sous une pression constante, à un point tel que c'est un miracle que le régime de Maduro n'ait pas encore dérapé. Cela justifie-t-il, a posteriori, l'attitude de Fidel Castro? Avait-il raison de mettre en prison ses opposants parce que, eux, l'auraient certainement fait exécuter sans autre forme de procès, comme d'autres l'ont fait pour Allende?

L'exception Mandela

En tout état de cause, ceci montre à quel point il est difficile de construire un modèle démocratique, dans un environnement hostile. Chili et Cuba n'y sont pas parvenus avec des pouvoirs de gauche. Le Venezuela risque de s'écrouler à tout moment.

A l'inverse, le modèle sud-africain, malgré une violence endémique et des inégalités insupportables, tient encore la route. Le secret de sa réussite ? Il y en a deux : Mandela et le soutien international.

Mandela est, à ce titre, l'homme qui a le mieux réussi son rôle au 20ème siècle. Il a su s'adapter. Il a pris les armes quand il le fallait, il a fait les compromis nécessaires quand la situation l'exigeait. Mais il avait, surtout, une autre qualité : il a compris que son rôle était de pousser son pays dans le sens de l'histoire, pas de parachever l'histoire. Il a compris que l'histoire était une succession de phases, et que chaque génération devait apporter sa contribution. Ni Messali ni Castro ni Bourguiba, ni Tito, ni Mao, ni Mugabe n'ont compris cela. Cela ne diminue pas leur mérite. Cela explique seulement pourquoi certains sont devenus des mythes, tout en demeurant fortement contestés, alors que d'autres sont allés plus loin.

Mandela est au-dessus du lot. C'est le seul à avoir vu que pour rester éternel, il fallait non pas prendre le pouvoir, mais quitter le pouvoir.