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Avec le modèle Aït-Ahmed, l'Algérie ne peut pas se résigner

par Abed Charef

Aït-Ahmed a vécu la prison et l'exil. Il appartenait à une autre époque, différente de celles des paradis fiscaux.

Il est douloureux d'évoquer Hocine Aït-Ahmed et Chakib Khelil dans un même texte. Pourtant, au moment de rappeler ce qu'a été le premier semestre de l'année 2016, et d'évoquer ce que peut nous réserver ce qui reste de l'année en cours, il faut bien admettre que ces deux modèles illustrent le mieux le formidable écart qu'il y a entre ces deux versants d'une même Algérie.

Le premier a été enterré le premier jour de cette année 2016, dans une extraordinaire communion populaire. Sa disparition a suscité une rare émotion. Ses funérailles ont été prises en charge par son parti et par le peuple, avec un strict minimum laissé aux officiels. Le peuple ne s'y trompait pas : il a porté très haut l'auteur du rapport de Zeddine, ce document de base qui allait jeter les fondements idéologiques, politiques organisationnels de la lutte armée, créant ainsi la matrice de qui sera l'Etat algérien. Avec la disparition d'Aït-Ahmed, le pays sentait qu'il perdait, avec l'homme, un symbole éthique et politique exceptionnel.

Même les dignitaires du régime en place se sont crus obligés de rendre hommage à Aït-Ahmed, à son combat, à sa vision de l'histoire et à ses convictions. Le général Toufik Mediene, l'homme qui a le plus longtemps combattu Aït-Ahmed, s'est rendu tard dans la nuit, discrètement, au siège du FFS, pour un dernier hommage à l'un des pères fondateurs de l'Etat algérien. Mais, comme beaucoup d'hommes de pouvoir, il ne faisait qu'adopter une posture de circonstance. Les idées d'Aït-Ahmed et des grands hommes qui ont fait ce pays, Ben Boulaïd, Didouche, Ben M'hidi, ont traversé le personnel du pouvoir, sans les atteindre.

Paradis fiscaux et militantisme

Chakib Khelil, lui, est revenu en Algérie alors que de très fortes présomptions entourent son action passée au gouvernement. Ce que révèle à son sujet la justice italienne et suisse est accablant. Ce qui ne l'empêche pas d'être libre, de donner des interviews, et de poster des vidéos sur les réseaux sociaux pour demander qu'on oublie le passé.

M. Chakib Khelil a tellement forcé le trait qu'il est devenu, aujourd'hui, le symbole de l'immense gâchis des années 2000. Il incarne l'impunité et l'arrogance des notables du régime, ainsi que l'impuissance de la justice à examiner leurs dossiers. Dans son sillage, l'Algérie a confirmé que les dirigeants d'aujourd'hui sont plus proches des paradis fiscaux que des champs de bataille, qu'ils maîtrisent mieux les comptes offshore et les virements occultes que l'art de la gestion et les méthodes à utiliser pour faire face aux crises économiques.

Avec Chakib Khelil se propage aussi cette idée qu'en Algérie tout s'achète, et qu'un homme, un groupe, un clan, peut détruire des institutions et des symboles qui ont résisté aux siècles. A titre personnel, depuis la tournée de Chakib Khelil, je n'ai plus de respect pour les zaouïas. Un moudjahid, de l'ancienne école, jusque-là très fan, a fait cet aveu déchirant : «Les zaouïas m'apparaissent désormais comme des lieux d'idolâtrie », dit-il, et « les portes des mosquées où se pressent des hommes sans foi ni loi, gérant ministères et comptes offshore, sont devenues difficiles d'accès».

L'Algérie saura qui honorer

Faut-il, dès lors, se résigner à ces symboles qui voudraient qu'en cette année 2016, une Algérie, celle de Aït-Ahmed, disparaisse au profit de celle de Chakib Khelil ? Faut-il admettre qu'en l'absence d'une opposition forte, d'une alternative crédible, le système en place soit appelé à se maintenir pour de longues années encore, voire des décennies, avec ses Saadani, ses Sellal, ses Tliba et ses députés si spécifiques?

A priori, oui. Objectivement, rien ne laisse entrevoir un sursaut dans l'immédiat. D'autant plus que la situation économique est déjà difficile, et qu'elle menace encore de s'aggraver, précisément à cause de cette incapacité à changer l'ordre établi dans le pays. Une simple énumération des dirigeants susceptibles de diriger les majorités parlementaires pendant les prochaines législatures montre à quel point il serait hypothétique d'attendre un changement significatif.

Pourtant, Aït-Ahmed a montré que c'est précisément dans la douleur que naissent les grands projets, et que c'est dans l'adversité qu'ils triomphent. Son rapport sur la lutte armée a été rédigé dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, alors que la terreur du 8 mai 1946 était encore très forte et que le système colonial était à son apogée. Le 1er novembre a été organisé alors que l'OS était démantelée, et que le parti représentant la colonne vertébrale du mouvement national étai en lambeaux.

Ce qui rappelle qu'au final, ce sont les vagues géantes qui font l'histoire. Après leur passage, on se rend compte que la crise, et le sentiment d'impasse, perturbaient la perception des choses. On s'aperçoit également que l'effet de loupe, qui grossit certains petits êtres, peut aller jusqu'à déformer la réalité.

On comprend qu'être président peut devenir une corvée et être ministre peut se transformer en déshonneur. Et qu'en définitive, tout finit par se remettre en ordre. L'Algérie a su et saura toujours qui honorer et qui mépriser. Elle ne confondra jamais des modèles aussi dissemblables que Aït-Ahmed et Chakib Khelil.