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Notre avenir dans le monde

par Derguini Arezki

Nous le savons maintenant, l'Union européenne et les créanciers de la Grèce ont fini par soumettre celle-ci à une politique d'austérité. Non pas pour lui accorder de nouveaux prêts et recouvrir leurs avoirs seulement, mais aussi pour la conserver dans l'Union qu'elle n'envisageait pas de quitter. Le Premier ministre Tsipras n'a pu mieux faire que d'accompagner la soumission de la volonté populaire aux exigences des prêteurs créanciers de la Grèce. Et les défenseurs du gouvernement grec d'affirmer que celui-ci résiste pour protéger les plus faibles et lutter contre la fraude fiscale. Quant aux opposants de la politique d'austérité, ils discutent maintenant de la manière dont il faut transformer l'Europe, de l'intérieur des institutions actuelles de l'Union ou en dehors d'elle. Je veux soutenir dans ce texte qu'un tel rôle que semble tenir aujourd'hui les autorités algériennes, dans les conditions régionales actuelles, ne peut être dévolu à un gouvernement algérien. On ne peut en effet prêter au monde l'intention de soumettre l'Algérie aux mêmes nécessités que la Grèce.

On surévalue le fait que l'Union européenne ait imposé au peuple grec une conduite dans la gestion de ses affaires domestiques et on sous-estime celui que la Grèce soit restée attachée à son appartenance européenne. Car, c'est le second point qui fera la différence entre l'Algérie et la Grèce. L'Algérie ne bénéficiera pas d'une «bienfaisante autorité» extérieure, ni d'un milieu d'accueil pour sa main-d'œuvre, instruite et qualifiée, victime du chômage et de la récession. L'Algérie, comme la Tunisie déjà, ne pourra pas vivre comme la Grèce du tourisme et de l'émigration en attendant de retrouver des comptes équilibrés (une vie à la hauteur de ses moyens) qui lui rendront une souveraineté relative dans la gestion de ses affaires domestiques[1].

La Grèce et l'Algérie ont un problème de préférences temporelles (J.M. Keynes). Le crédit bon marché aidant, elles préféraient la consommation à l'épargne et à l'investissement, elles privilégiaient la consommation privée immédiate jusqu'à l'importation plutôt qu'une autoconsommation productive présente et une autre finale différée. L'Algérie a préféré, depuis la politique d'industrialisation autoritaire du président Houari Boumediene à la différence de la Chine depuis Deng Xiaoping[2], une production pour soi plutôt que pour autrui (exportations et accumulation de capitaux). La «soif de consommation», contenue et de faible ampleur au départ, n'ayant pu être arrimée et soumise à une volonté de puissance productive, s'en est émancipée. Il s'en est suivi une Chine s'enorgueillissant de la fierté que lui procure sa place dans le monde et une Algérie consommatrice de marchandises étrangères. Produire pour consommer[3] est une raison suffisante pour libérer la consommation non pas les puissances de la production. La politique d'import-substitution à la différence de la politique d'exportation soumet la finalité de la production à l'autoconsommation au moment où s'enclenchent les processus de globalisation de la production, autrement dit au moment où on ne peut pas consommer si on ne peut pas produire pour autrui.

Lorsque la préférence pour le présent l'emporte sur celle pour le futur, les puissances de la consommation se détachent de celles de la production. Le présentisme [4] cultivé dans les nations riches est calamiteux dans les pays émergents. Aujourd'hui, les Grecs ne peuvent globalement plus travailler chez eux. Ils doivent aller travailler en Europe (Allemagne, Angleterre, etc.) et accepter chez eux de nouvelles conditions de vie et de travail. Il a fallu qu'une politique d'austérité qui leur fait subir une épargne forcée, leur soit imposée pour mettre en cause leur présentisme. Les experts parlent de retour aux conditions de l'après-guerre (Seconde Guerre mondiale). Comme on devrait parler de retour aux conditions de l'après-guerre de libération nationale. Plutôt que de nous incorporer le savoir et les nouvelles puissances de la production mondiale au travers de notre émigration pour instruire notre jeunesse et produire pour autrui avant de produire pour nous-mêmes, nous avons opté pour une consommation (productive puis improductive) soutenue par une spécialisation primaire.

Il ne faut donc pas s'étonner que le Maroc, mieux placé pour l'investissement chinois, envisage de réintégrer l'Afrique alors que l'Algérie marche à reculons vers une politique d'austérité sans perspectives de long terme autres qu'empruntées auxquelles elle ne croit guère.

Les Algérien(ne)s, qui ne voulaient pas investir vont devoir épargner, dé-thésauriser (vendre leurs «bijoux» de famille) avec le contre-choc pétrolier actuel. Et épargner ne signifie pas investir, tout comme investir ne signifie pas taux d'accumulation étatique élevé, etc., mais une société avec certaines préférences d'une part, mais un monde avec certaines dispositions à l'égard de l'Algérie d'autre part. Autrement dit, une société qui épargne et investit dans la formation des différents types de capitaux, non pas ceux de type ancien (foncier, physique ou financier) des premières révolutions industrielles dont rêvent nos hommes d'argent, mais surtout des capitaux du type social, informationnel et humain de l' «économie du savoir», dans un monde qui soutient ses efforts.

Les Algérien(ne)s ont préféré la consommation à l'investissement parce que l'avenir, la production n'étaient pas leur affaire. La génération révolutionnaire qui avait accompli sa mission ne pensait pas que pour conserver le pouvoir et se prémunir de ses ennemis, il fallait faire sienne celle des générations montantes qui voulaient «partir à l'assaut» du monde et de l'avenir. Malgré le rappel de quelques-uns d'entre ses membres[5], la génération révolutionnaire a oublié d'où elle tenait son énergie, sa volonté et son besoin d'être. Elle a raté l'occasion de mettre sa sagesse au service du désir de liberté de sa jeunesse, d'existence et de puissance de sa société. De protectrice elle s'est faite inhibante, annihilante.

Si donc s'incorporer aujourd'hui les puissances de la production c'est intégrer les processus de globalisation des chaînes de valeurs, si donc l'environnement international a tendance à se refermer sur lui-même, nous n'avons pas d'autre solution que de nous tourner résolument vers l'échelle africaine seule en mesure d'accueillir les forces de la globalisation[6] et de leur faire contrepoids. L'Afrique doit sortir de la spécialisation primaire que les échanges avec la Chine et les autres puissances ont tendance à conforter. Pour que l'Afrique puisse faire accepter un autre partage du pouvoir d'achat mondial, c'est à son échelle que peut et doit avoir lieu une redistribution du pouvoir mondial de production. Ainsi, produire une voiture algérienne aujourd'hui c'est produire une voiture pour l'Afrique, par l'Afrique. Non plus intégralement, mais de sorte à dégager une valeur ajoutée qui puisse entretenir l'existence d'une réelle industrie automobile.

Il ne faut donc pas se tromper de combat : défendre les catégories sociales les moins favorisées, impliquer les classes moyennes, ne consiste pas à marcher à reculons, à reculer devant la crise sans entrevoir d'issue. Ce n'est pas favoriser la grande entreprise, privatiser, concentrer le revenu par ci et réprimer l'informel, saupoudrer les aides et faire de la politique sociale par là. C'est avoir une vision claire des perspectives d'avenir du monde et de l'Afrique et s'y engager résolument. C'est donner la possibilité aux forces vives de se battre pour un monde plus juste. Il faut être bien déterminé pour relever les défis qui nous attendent : hors de l'Afrique, nos nations et leurs différentes régions, n'ont pas d'avenir dans le monde. Cela devient de plus en plus en plus perceptible et impératif pour toute entreprise industrielle de taille notable même si c'est souvent de manière étroite. Avec le contre-choc pétrolier, chaque entreprise devra chercher ses propres devises sur le marché extérieur : pour pouvoir importer (ses intrants), il faudra exporter (sa production). A la politique d'import-substitution devra s'ajouter une politique de substitution d'exportations. L'entreprise forte de sa seule stratégie d'exportation ne pourra être à la hauteur, celle qui copiera le comportement des entreprises occidentales sur les marchés africains non plus. C'est une politique de coopération entre les entreprises (coopération industrielle) et les États (régulation des marchés) africains qui est nécessaire. C'est d'un forum africain des entreprises que nous avons besoin pour piloter l'industrialisation de l'Afrique.

Donner aux forces vives la possibilité de se battre pour un monde plus juste, c'est mettre à plat, repenser les cadres de la compétition et de la solidarité. Nos jeunesses et entreprises doivent être compétitives et solidaires chaque fois que le monde l'exigera. Car aujourd'hui, comme la Grèce, elles ne sont en mesure de rien dicter. Il faut donc donner la possibilité à de tels cadres de se mettre en place et donc à de nouvelles identités de se composer. Car c'est dans la compétition, ses formes et ses niveaux, que se font et se défont les solidarités, les identités. Si l'identité algérienne a été (re)produite dans les cadres coloniaux par la résistance anti-coloniale, elle a du mal à se définir aujourd'hui dans le cadre post-colonial. La forme étatique post-coloniale de solidarité-compétition qui a été plaquée sur l'Afrique n'y a pas créé de sociétés viables et d'économies de marché performantes parce qu'elle n'a pas su prendre la compétition sociale. Le pouvoir qu'elle a défini a cherché ses points d'appui hors de la société et les y a trouvés. Il faut transformer le conglomérat social qu'a formé la construction étatique post-coloniale en milieux sociaux vivants, actifs et réactifs, en mesure d'adapter leurs rapports de compétition et de solidarité aux exigences de l'évolution mondiale. Pour son existence et sa pérennité, la forme d'intégration nationale ne peut plus nier les autres formes d'intégration, infranationales et supranationales. Il faut cesser de se penser dans le seul cadre étriqué de l'État-nation. Ce sont les combats, multiples par nature, qui forgent les identités. La solution à nos problèmes sera algérienne dans la mesure où elle sera autant valable pour nous que pour le Mali, la Libye, le Maroc et la Tunisie et ainsi de suite. Elle concernera et passera par trois niveaux d'intégration : national, infranational et supranational, aucun, ni un seul, n'étant pertinent pour traiter de tous les problèmes à la fois. C'est de la coopération entre ces différents niveaux, de leur compétition et solidarité que les sociétés pourront s'adapter à l'évolution du monde qu'elles travaillent.

*Enseignant chercheur, faculté des sciences économiques, Université Ferhat Abbas, Sétif. Député du Front des forces socialistes, Bejaia.

Note :

[1] Nos affaires aujourd'hui débordent sur celles du monde, elles concernent autrui presque autant que nous-mêmes, cela ne peut être ignoré. Ni que des individus préfèrent bien vivre plutôt qu' «indépendants». La Grèce a depuis la crise exporté 400.000 de ces jeunes en majorité diplômés.

[2] L'attractivité du marché algérien n'étant en rien comparable à celle du marché chinois pour l'investissement étranger, il est vrai.

[3] Cette finalité de la production inscrite dans la logique d'import-substitution ne doit pas être oubliée, comme le rappelait J.M. Keynes et comme c'est le cas dans les pays à forte propension à épargner. L'oublier c'est desservir la production. Mais rabattre toute la production sur la production de consommation c'est condamner la production à plus ou moins brève échéance.

[4] F. Hartog, Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps. Seuil, Paris, 2003.

[5] Je pense ici à Abdelhamid Mehri dont la foi dans la jeunesse me surprenait. D'avoir méprisé ou négligé, et non pas chéri cet élan de la vie, les dirigeants africains ont gaspillé de précieuses ressources.

[6] Le terme globalisation est plus précis que celui de mondialisation, il concerne ici la production et ses marchés.