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Nice : la France sous un immense choc

par Pierre Morville

84 morts, écrasés par un camion fou et assassin. Des dizaines de blessés. Une quinzaine encore entre la vie et la mort.

Ce qui me restera en mémoire, ce sont les enfants qui ont été les victimes de ce véhicule de 19 tonnes, un soir de 14 juillet. La nuit, sur la «Promenade des Anglais» à Nice, le long de la Méditerranée, la mer du «milieu», notre «mer commune», entre l'Europe, l'Afrique et l'Orient.

Ce massacre est le fait d'un Franco-tunisien, chauffeur de poids lourd de métier, du nom de Mohamed Lahouaiej Bouhlel. Le quotidien Libération nous apprend que sa famille est, depuis des siècles, honorablement connue à Msaken, au sud de Sousse. Les proches interrogés par le quotidien, se disent horrifiés et consternés par l'acte du rejeton qui, d'après eux, n'était que peu religieux, encore moins djihadiste. Il n'était connu des services de police français que pour avoir régulièrement battu sa femme qui avait demandé le divorce. Tout cela n'a pas empêché Daesh de revendiquer a posteriori l'attentat de masse et de conférer au défunt Bouhlel, le titre et grade de «soldat du califat».

Il est vrai que l'apparent terroriste amateur a parfaitement réussi son opération sanglante. D'abord par le choix du mode opératoire, une première tout au moins en France : l'écrasement par un poids lourd lancé dans une foule, tuant en quelques minutes 84 personnes. Le choix du lieu, ensuite : la « Promenade des Anglais », en bord de mer à Nice, est mondialement connue comme site touristique, emblème du luxe de la Côte d'Azur. La date enfin, le 14 juillet, la fête nationale française. Le jour renvoie à deux évènements, le 14 juillet 1789, c'est la prise et la destruction de la Bastille, une prison, symbole du pouvoir royal alors incarné à l'époque par Louis XVI, et le 14 juillet 1791, date de naissance de la République française.

Les Français s'enfoncent dans le pessimisme. Le choix de la date a encore amplifié la consternation. Ce troisième attentat de masse a rudement secoué la société française, incrustant l'inquiétude et le sentiment rampant que tout endroit en France pouvait être le lieu d'une nouvelle agression. Le 14 juillet au soir était de surcroît une sorte de clôture symbolique d'une longue période d'appréhension. La France a en effet accueilli l'Euro 2016 de football et l'on redoutait que les nombreux matchs qui ont accueilli un vaste public français et international, soient une cible de choix pour Daesh, actuellement en difficulté et en recul en Syrie et en Irak. Un très important dispositif policier avait été mis en place pour protéger ces nombreuses manifestations sportives. C'est donc avec soulagement qu'on avait vu le dernier match (avec, certes, une défaite de l'équipe française !) se dérouler sans incident notable. Le 14 juillet était l'autre évènement qui alimentait un certain nombre de craintes, puisque des cérémonies, défilés et bals étaient organisés dans les quelque trente mille municipalités françaises. Toute la journée s'était passée normalement sans problème notable jusqu'à ce qu'interviennent tard dans la soirée les premières dépêches et alertes dans les radios et télévisions sur ce qui était en train de se passer à Nice?

Côté population française, cela ne va pas relever un niveau de confiance déjà très bas. Les Français étaient déjà, d'après plusieurs études internationales, les champions du monde du pessimisme. Sur fond d'un chômage récurent, aux alentours de 10% de la population active, ils sont particulièrement inquiets devant la dégradation continue de la situation économique. L'an dernier, quelque 80% des Français âgés de 15 à 30 ans n'étaient pas «confiants» vis-à-vis de la «situation économique du pays dans les dix prochaines années», et 83% ne l'étaient pas plus sur «l'état de la planète» dans la décennie à venir.

Ce n'est pas pour rien si la France est l'un des pays qui consomme le plus de psychotropes au monde, rappelle le quotidien français du même nom. En effet, d'après une étude récurrente du cabinet Pew Research Center, publiée en juillet 2015, les Français apparaissent en effet toujours aussi pessimistes quant à leur avenir et celui de leur pays. A la question «Dans les 12 prochains mois, comment pensez-vous que la situation économique de votre pays va évoluer», 20% des Français répondent qu'elle va s'améliorer, contre 38% qu'elle ne changera pas et 42% qu'elle va s'empirer. Un record de défaitisme parmi les pays développés ! A l'inverse, les Israéliens, les Espagnols et les Britanniques sont respectivement 47%, 42% et 38% à penser que leur pays ira mieux l'année prochaine. Des chiffres néanmoins sans commune mesure avec les pays émergents et en voie de développement où les habitants sont, en moyenne, 40% et 58% à être optimistes à propos de la conjoncture économique dans leur pays, contre 25% parmi les nations occidentales. Dans certains pays, c'est même l'euphorie générale. Au Nigeria, 92% de la population est confiante. En Chine et en Ethiopie, c'est 84% !

«Pire, alors que la jeunesse est généralement porteuse d'espoir et de dynamisme, en France, les 18-29 ans sont plus inquiets que les plus de 50 ans», poursuit le Monde : seulement 16% des jeunes pensent que l'économie va s'améliorer contre 24% des seniors. Il n'est alors plus très étonnant de constater qu'un très faible nombre de Français (14%) pensent que leur progéniture vivra mieux qu'eux. Là encore, l'Hexagone détient la palme du pessimisme parmi les pays riches, devant l'Italie et le Japon où respectivement 15% et 18% estiment que leurs enfants vivront dans de meilleures conditions qu'actuellement. A l'inverse, plus de la moitié des habitants dans les pays émergents et en voie de développement estiment que la prochaine génération aura une vie plus confortable et heureuse.

On imagine les chiffres effrayants qui pourraient être publiés si le cabinet Pew Research Center a réalisé une poursuite de son étude en juillet 2016, quelques jours après l'attentat de Nice? !

Polémiques stériles

Une commissaire de police, responsable syndicale de sa profession faisait, aux lendemains des attentats, justement remarquer au lendemain de l'attentat de Nice que même l'hypothèse de 50.000 policiers supplémentaires n'aurait eu guère de chance d'éviter un attentat de masse de type Nice. Les cibles potentielles sont en effet infinies et les modalités potentielles d'action des terroristes tout aussi nombreuses. Une voiture, voire une moto piégées peuvent se révéler infiniment dangereuses.

En appelant à «l'unité nationale» dans cette période particulièrement difficile, François Hollande a été à la hauteur de son mandat de président de la République française. On est beaucoup plus consterné par les réactions à chaud de son opposition de droite. Il est vrai que l'élection présidentielle approche? Au micro de RTL, Alain Juppé a ainsi déclaré que «si tous les moyens avaient été pris, le drame n'aurait pas eu lieu (...) Il faut prendre toutes les mesures nécessaires pour intensifier notre lutte contre la guerre qui nous a été déclarée par l'État islamique ». L'ancien maire de la ville de Nice, Christian Estrosi, expliquait que «pour l'instant, l'heure est au deuil mais je sens en moi une colère qui monte (?) Les Niçois, les Français, sont en droit d'attendre des réponses très claires de la part du gouvernement». Henri Guaino, l'ancienne plume de Nicolas Sarkozy, a aussi attaqué le gouvernement en assurant qu'il suffit de «mettre à l'entrée de la Promenade des Anglais un militaire avec un lance-roquettes et puis il arrêtera le camion de 15 tonnes ». Contrairement aux attentats du 13 novembre, l'unité nationale ne s'est pas mise en place au sein de la classe politique. Invité sur TF1, Nicolas Sarkozy a même été jusqu'à affirmer que «tout ce qui aurait dû être fait depuis dix-huit mois ne l'a pas été».

Hier à l'Assemblée nationale qui devait voter la prolongation de l'état d'urgence pour six mois supplémentaires, le spectacle était, hélas, dans la salle. Beaucoup ont profité de la tribune pour reprocher au gouvernement de «jouer petit bras» en matière de lutte contre le terrorisme, comme Charles de La Verpillière (Les Républicains, Ain). «Vous n'avez pas réussi à protéger les Français, ce n'est pas un procès personnel, mais un constat », a, quant à lui, lancé Eric Ciotti (député LR des Alpes-Maritimes) à Manuel Valls, estimant que «le contrat social est rompu» et que «la confiance envers ceux qui nous dirigent est irréversiblement brisée». Pour le député sarkoziste des Alpes-Maritimes, «c'est la guerre civile ou l'aventure extrémiste qui nous guette». Consternant. Malgré les tensions et les points de discorde, le projet de loi a finalement été approuvé à la quasi-unanimité, à 489 voix contre 26 et 4 abstentions.

La communauté arabo-musulmane très inquiète. Si personne ne peut savoir quelles seront les conséquences électorales de cet «état de semi-guerre», il y a fort à craindre que Marine Le Pen et le Front national, déjà assurés d'être au second tour des futures élections présidentielles, soient les grands gagnants de cette terrible affaire. Un contexte qui n'est pas sans vivement inquiéter l'importante communauté arabo-musulmane française.

Sur les sites Internet des organisations représentant les musulmans de France, des condamnations de l'attentat de Nice ont été très vite publiées. De l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) au Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF), en passant par la Conférence des imams, des condamnations unanimes de «l'horreur» touchant leur pays. Ces organisations désapprouvent fermement Daech qu'ils refusent d'affilier à l'islam.

Samedi 16 juillet, 25 imams des Alpes-Maritimes sont aussi allés déposer une gerbe sur la Promenade des Anglais. Le lendemain, Dalil Boubakeur, recteur de la Grande mosquée de Paris, a fait de même. Le Nîmois Abdallah Zekri, président de l'Observatoire national contre l'islamophobie et représentant du Conseil français du culte musulman (CFCM) a dit son «dégoût», «abasourdi, consterné». Le CFCM a d'ailleurs appelé les mosquées à effectuer, vendredi, une prière pour «les morts et pour le rétablissement des blessés». «Et si la réaction de rejet est unanime, l'inquiétude pour l'avenir l'est aussi, note Caroline Froelig du quotidien régional Midi-Libre, alors que les chiffres du premier semestre 2016 sur les actes islamophobes seront connus le 20 juillet, et dans un contexte d'appels à la haine de militants d'extrême droite sur les réseaux sociaux, beaucoup redoutent que les choses dérapent. Les prochaines campagnes électorales sont aussi attendues avec crainte».

Face à ces menaces, l'imam de Drancy, président de la Conférence des imams, Hassen Chalghoumi, estime que les musulmans doivent changer d'attitude : «Il faut qu'ils s'expriment !». Il estime que si l'État doit se montrer plus ferme à l'égard de tous les radicaux -religieux comme politiques-, ses coreligionnaires, eux, doivent faire preuve de clarté : il y a un «travail à mener au sein de l'islam». Tous se retrouvent une dernière fois pour appeler à «l'unité national », Abdallah Zekri rappelant : «Le but de Daech est de nous diviser. Soyons plus intelligents qu'eux».

Guerre à Daesh et amnistie

Daesh a déclaré la guerre au monde entier. Le monde entier veut aujourd'hui la peau de ce groupe islamiste radical sadique, y compris aujourd'hui certains Etats qui ont eu plus que des faiblesses hier à son égard comme l'Arabie saoudite, le Koweït ou la Turquie d'Erdogan (qui vient de se taper un mini-putsch d'une partie de son armée). Daesh va donc inévitablement perdre. Quand ? On ne sait pas. Mais la suite est à peu près inéluctable. Restent les «combattants» de cette secte. On estime que 2500 Français ont rejoint Daesh en Syrie et en Irak. L'expérience algérienne, infiniment plus douloureuse que les évènements français actuels, nous montre la voie d'une solution. L'amnistie, sous conditions bien sûr, mais l'amnistie pour tourner la page et éviter de transformer ces crétins ensanglantés de soldats perdus en autant de commandos-suicide.