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Jules Roy et la Guerre d'Algérie

par Omar Merzoug*

En octobre 1960, Jules Roy, un Français d'Algérie, lance dans le landerneau parisien une grenade dégoupillée. Sous l'impulsion d'une salutaire indignation, il livre au public un brûlot sacrilège qu'il intitule sobrement « La guerre d'Algérie ».

Titre qui semble banal aujourd'hui, mais qui ne l'était pas à l'époque. Il a fallu attendre un vote de l'Assemblée nationale française pour qu'en 1999 «les opérations de maintien de l'ordre» soient requalifiées en guerre. En 1960, par conséquent, l'expression «Guerre d'Algérie est taboue. Le pays est seulement le théâtre «d'opérations de police» visant à rétablir la paix civile troublée par des «bandes de hors-la-loi» qui rançonnent et tuent la population. Pour s'en assurer, Jules Roy en fait l'expérience directe. Il rentre en Algérie et, avec une ardeur d'apôtre, entreprend de décrire les scènes dont il est alors le témoin. Révolté par l'hypocrisie et la mauvaise foi coloniales, Jules Roy riposte par le soin qu'il apporte à la crédibilité du témoignage dont le réalisme dissipe les fumerolles de la propagande officielle s'évertuant à présenter un tableau maîtrisé de la situation où la barbarie est du côté «rebelle».

«La guerre d'Algérie» est un récit de braise. Les phrases s'y enchaînent dans un rythme hallucinant et les métaphores tirent leur puissante sève de l'expérience amère et d'une révolte longtemps contenue. Ce livre en a irrité plus d'un et l'auteur lui-même a hésité à le publier. Plusieurs éditeurs ont refusé ce manuscrit compromettant. Ce fut René Julliard qui l'accepta avec joie. Dans le climat de l'époque, le livre était subversif à tel point que, comme le révèle l'auteur dans une note, «nous nous préparâmes à être saisis et à refuser de nous incliner. Christian Bourgois, (qui devait devenir par la suite l'éditeur que l'on sait) mit sur pied une équipe d'imprimeries clandestines et de distributeurs sous le manteau». Mais la direction qu'imposa de Gaulle à la politique algérienne de la France impliquant à terme l'ouverture de négociations avec le FLN empêcha qu'un Michel Debré, premier ministre connu pour ses sentiments Algérie française, censurât ce livre qui eut un grand retentissement, grâce au soutien de l'Express, «journal de combat et de choc» selon les termes de Jules Roy. L'auteur de la «Guerre d'Algérie» tient un ferme et dur langage à l'endroit de ses compatriotes. Il en a pleine conscience et il le justifie par la nécessaire exigence de vérité : «Pourquoi, petit-fils de colon moi-même, père d'un fils qui est algérien par quatre générations, voudrait-on que je trompe mes concitoyens ? Dans quel intérêt ? Par quel vice ? On m'accusera de trahison, je le sais. On me menacera comme on l'a déjà fait. Anonymement. Et puis ? Je serai un salaud parce que j'aurai, après tant d'autres, dénoncé des abus et les erreurs d'une classe politique qui aura fait porter ses propres péchés et sa propre imbécillité à la nation tout entière»

Ce cri d'indignation, c'est un pied-noir qui le pousse. Un garçon venu au monde, au début du siècle, le 22 octobre 1907 : «Je suis né dans la plaine de la Mitidja, au sud d'Alger à Rovigo (aujourd'hui Bougara, non loin de Blida), un village de colonisation qui porte le nom d'une victoire du Premier Empire.[?] J'ai passé mes premières années avec ma mère, ma grand-mère, mon oncle Jules et un vieil ouvrier agricole indigène qui s'appelait Meftah. On s'éclairait à la bougie [?] et le soir je m'endormais dans le hululement des chacals et la voix qui appelait les Arabes à la prière». Jules Roy passe toute son enfance à quelques kilomètres de là, dans un autre village de colonisation, Sidi Moussa, en compagnie des siens et des Arabes : «En ce temps-là, on ne les appelait pas encore des ratons, mais des troncs de figuiers, sans doute parce qu'ils aiment s'asseoir au pied des arbres. Après la guerre de 1914-18, on commença à leur donner le nom de bicots», écrit-il dans son livre «La guerre d'Algérie». «Ratons», «troncs de figuiers» ou «bicots», ce sont à l'évidence des termes péjoratifs, méprisants. Couramment usités, ils reflétaient les rapports qui pouvaient exister à l'époque entre colons et colonisés.

C'est donc un enfant de la terre algérienne qui, à la mort de son ami Camus, est revenu dans son pays natal afin de porter témoignage de cette guerre atroce qui déchirait l'Algérie depuis six ans. Ce n'est pas un hasard si le livre de Jules Roy paraît après la disparition accidentelle de Camus.

«C'est la mort d'Albert Camus qui m'a obligé à sortir du silence. Camus était pour moi plus qu'un ami très cher, mais un véritable frère. [?] Le problème algérien, je m'en étais remis à lui pour le régler, car j'avais une totale confiance dans la justesse de son jugement et soudain je me suis retrouvé tout seul devant ce drame qui avait été le sien, et qui était aussi le mien, puisque je suis né là-bas et que j'y ai encore une partie de ma famille.» (in Vérité-Liberté, octobre 1960)

De tempérament rebelle, Jules Roy fréquente le lycée Bugeaud (aujourd'hui lycée Émir Abdelkader) où, dit-il, «je fus un cancre». Il quitte assez rapidement le lycée et entre au séminaire où il passera huit années de 1919 à 1927. Très tôt, il commence à consigner ses réflexions et à tenir un journal qu'il publiera, en 1998, sous le titre «Les Années déchirement» (Albin Michel). Après le séminaire, Roy s'oriente vers la carrière militaire où dit-il il trouva sa véritable vocation comme aviateur.

En 1930, la rencontre de Jean Amrouche le conduit à se faire homme de lettres. Mais la victoire des fascismes, italien, allemand et espagnol précipite les choses et le voue à d'autres priorités. Jules Roy, à cette époque, se situe politiquement très à droite, de cette droite antiparlementaire à la Maurras. Après la débâcle de 1940, il rallie Pétain ; ce n'est qu'en 1943 qu'il rejoint «La France libre» du Général de Gaulle. Il participera à nombre de missions et pilotera des bombardiers de la Royal Air Force. Après la guerre, en 1945, il loge à l'hôtel Montpensier et fait la connaissance d'Albert Camus : «Entre Camus et moi ce fut comme un coup de foudre» écrit-il. Dans ses «Mémoires barbares» ; mais l'année 1945 voit se dérouler les manifestations de Sétif, de Guelma, de Kherrata noyées dans un bain de sang par l'une des pires répressions de toute l'histoire coloniale. L'ambassade des USA avancera le chiffre de 45000 morts, repris plus tard par les nationalistes algériens, mais qui demeure contesté par l'historiographie française. Benjamin Stora propose le chiffre de 15000 morts, ce qui par rapport à la centaine d'Européens tués est, on en conviendra, disproportionné. C'est par Jean Amrouche que Jules Roy apprend la boucherie de mai en Algérie : «C'est Amrouche qui vient m'annoncer le 11 mai ce qui s'était passé en Algérie trois jours plus tôt et qu'on nous avait caché.» (Mémoires barbares, p.293). Quelles impressions furent celles de Jules Roy à partir de ces informations vagues et fragmentaires ? «Mon sentiment, note-t-il, est que nous avions perdu l'Afrique du Nord par sottise et attachement au régime capitaliste. Sur un cahier de notes de cette époque, je lis ?La France devient là-bas ce que l'Allemagne était en France', comment le dire ?» (Mémoires barbares, p.294). Jules Roy décide de rentrer en Algérie. « À Sétif s'étalait la désolation [ ?] Personne ne savait comment les incidents avaient dégénéré ni comment on avait réprimé». Mais «j'ai entendu dire que la répression de 1945 dans la région de Sétif avait causé cinquante mille morts. Loin d'assurer l'autorité de la France, elle n'a fait qu'accentuer au contraire le sentiment de haine à notre égard». Le premier coup de la future guerre d'Algérie était frappé, tout le monde en est aujourd'hui persuadé. Pour toute une génération de jeunes Algériens, mai 1945 a été une terrible leçon. Ces tragiques événements en ont convaincu plus d'un que l'indépendance était au bout du fusil.

Après la féroce répression, on décida d'octroyer aux Algériens le fameux statut de 1947 rendu inapplicable en raison d'une opposition résolue du grand colonat. Le socialiste Edmond Naegelen organisa les truquages des urnes afin de barrer la route aux nationalistes algériens du MTLD. À partir de ce moment-là, il devint clair que les partisans de l'indépendance par la voie des armes eurent les coudées franches. L'OS (Organisation spéciale) rassemblait en 1947-50 les hommes qui déclencheront l'insurrection de la Toussaint rouge. Ben Bella, Aït Ahmed, Boudiaf, Larbi Ben M'hidi, Didouche Mourad, Rabah Bitat et d'autres.

Le 1er novembre 1954 les militants du FLN allument la mèche de la guerre d'indépendance nationale. Pour eux, c'est clair, le combat à la Ferhat Abbas, la logomachie politicienne, s'est révélé stérile. Or, pour les nationalistes du MTLD, l'Algérie n'a jamais été française. Cette fiction politique et juridique avait, en 1954, assez duré. En France, on ne prend pas la mesure de l'événement et peu de gens comprennent qu'on est entré dans l'une des guerres coloniales les plus longues et les plus coûteuses en vies humaines.

Ce n'est qu'à partir de 1955-56 qu'on réalise qu'il s'agit bien de tout autre chose que de bandes de fellaghas et de bandits de grand chemin. Jules Roy n'intervient pas dans les événements, puisqu'il avait délégué en quelque sorte à son ami Albert Camus le soin de se faire le porte-parole. Et que dit Camus à ce propos ? « L'Algérie n'est pas la France, elle n'est même pas l'Algérie, elle est cette terre ignorée, perdue au loin, avec ses indigènes incompréhensibles, ses soldats gênants et ses Français exotiques, dans un brouillard de sang». Plus loin, il ajoute : «L'Algérie n'est pas la France comme on s'obstine à le dire avec une certaine ignorance. Et elle abrite pourtant plus d'un million de Français comme on a trop tendance d'un autre côté à l'oublier».

Cette formule de Camus est tout de même tout à fait remarquable à l'heure où le monde politique affirme et réaffirme le caractère français de l'Algérie. F. Mitterrand l'a dit et répété et avec lui la quasi-totalité de la classe politique de l'époque. Camus, qui connaît les réalités, ne peut entretenir la fiction d'une Algérie française. Si l'Algérie avait été française, les Algériens musulmans eussent été des citoyens jouissant de la plénitude de leurs droits et non des sujets, si l'Algérie avait été française, les enfants musulmans eussent été à l'école, et non dans la rue à cirer les souliers du tout-venant, le paysan et le citadin arabes eussent été mieux considérés, acceptés comme des compatriotes de plein droit. Ce fut le sens de la cinglante réplique de Messali Hadj à François Mitterrand, alors ministre de l'intérieur dans le gouvernement Mendès France, au lendemain de la déflagration du 1er novembre : « Si l'Algérie est un morceau de France, pourquoi est-elle soumise à un statut particulier ? Pourquoi y a-t-il deux collèges électoraux ? [?] Si l'Algérie était soumise au même régime politique que la France, le peuple algérien serait le maître de toutes les assemblées et de toutes les administrations algériennes» (France-Observateur, 23 décembre 1954).

En décidant d'aller à la rencontre du réel, Jules Roy descend d'abord chez les siens. Il nous donne lecture du chapelet des clichés racistes les plus significatifs. Le premier peut-être est celui de l'Arabe paresseux. Il est clair que la plupart des Européens partageait ce cliché qui voulait qu'un Arabe soit un assis permanent et si d'aventure il se mettait au travail, il ne pouvait fournir que du «travail d'Arabe». Racontant qu'il a toujours vu les Arabes occupés à travailler, Jules Roy précise : «Je me suis toujours étonné d'entendre dire que les Arabes ne faisaient rien». Deuxième cliché : l'infériorité raciale. «Ce que je savais parce qu'on me le répétait, c'était qu'ils étaient d'une autre race que moi, inférieure à la mienne. Nous étions venus défricher leurs terres et leur apporter la civilisation». Troisième cliché, «Ce sont des gens qui ne vivent pas comme nous» et J. Roy ajoute que le bonheur des Arabes «était un peu semblable à celui des bêtes de la ferme et je crois que je les ai toujours vu considérés, chez nous, comme des bœufs qu'on traitait bien mais qui ne pouvaient inspirer aucune compassion».

Et Jules Roy conclut : «Les Arabes sont une sale race et notre erreur a été de les traiter avec humanité. Ils ne sont bons à rien, on ne peut rien leur confier sans se faire voler, ils sont rebelles à tout progrès social et l'instruction qu'on leur donne ne sert qu'à nous bafouer ; c'est ce que pensent tous les Européens d'Algérie, sauf exception ». Les positions prises par J Roy dans ce livre valent condamnation de la colonisation et de guerre menée contre le peuple algérien. Car il est des «moyens qui ne s'excusent pas» comme le dit Camus dans ses «Lettres à un ami allemand».

Pourtant Jules Roy énonce des vérités qui n'auraient pas dû échapper aux contemporains. Il dit sans détours que les injustices subies par les Algériens l'ont ému. A la fin de son livre, il tient à s'en expliquer comme on vide un abcès : «Je n'ai pas dit pourquoi cela me touchait tant, que nous fussions injustes pour les Musulmans. Pas seulement parce qu'ils nous ont aidés à transformer la terre que nous avions occupée ; pas seulement parce qu'ils ont travaillé à nous enrichir. Mais encore parce que nous les avons enrôlés dans notre armée, qu'ils s'y sont bien conduits et sont morts pour la France pendant quatre guerres, la Première Guerre mondiale, le Maroc, la Deuxième Guerre mondiale et l'Indochine». Cette reconnaissance le soulage visiblement et tranche sur les témoignages et les déclarations de l'époque. Et surtout Jules Roy revient sur une idée qu'il eût aimé voir se réaliser en évoquant ce vieux colon qui «après avoir passé quelques jours à Alger était revenu sur ses terres et vivait, seul Européen avec sa femme à Tazmalt, un village de Kabylie». Il n'avait rien à craindre des Algériens puisque, précise Jules Roy, ce colon «les avait toujours traités avec justice et humanité. Il considérait que ceux qui revenaient des guerres pour la France avec de modestes galons ou quelques décorations avaient droit à des égards de plus. Il est bon. Il parle le kabyle comme les Kabyles. On le salue et on l'embrasse dans la rue». Le seul problème est que la quasi-totalité des colons n'avait que mépris pour les «indigènes», que le plus modeste Européen d'Algérie se croyait supérieur aux Arabes, qu'il se serait récrié si on lui avait parlé d'égalité, comme l'a bien montré Albert Memmi dans son «Portrait du Colonisé»,

Bien que se situant dans le sillage de Camus, Jules Roy fait un pas de plus dans le sens de la justice ; ce serait un Camus qui serait devenu le frère des Arabes. Car jamais sans doute l'auteur de «L'Etranger» n'eût signé ce passage. S'adressant à un officier français, Jules Roy déclare : «Il n'y a plus rien de commun entre vous et moi, capitaine. Je ne serai jamais de votre côté en Algérie, et si un jour dans le collimateur de vos chars ou de vos avions, vous distinguez parmi les ratons en guenilles un grand bâtard de votre race aux cheveux blancs, ce sera moi. N'hésitez pas. Appuyez sur les boutons de feu de vos mitrailleuses. Ce jour-là, vous aurez bien servi la cause de l'Occident»

*Philosophe (Paris-IV Sorbonne).