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Un Rebrab averti vaut trois Khalifa

par Abed Charef

Le pouvoir ne lésine pas sur les moyens. Pour empêcher Issaad Rebrab de mettre la main sur une télé offshore, il va interdire 35 chaînes.

Issaad Rebrab est un homme prospère. Il possède déjà un journal, il peut en lancer d'autres, tout comme il peut aisément financer une chaîne de télévision. Pour lui, ce serait une entreprise facile, aussi facile que ce que constituerait pour Mohamed Raouraoua la recherche d'un nouvel entraîneur pour l'équipe nationale de football.

Pourquoi diable, dans ces conditions, le ministre de la Communication, Hamid Grine, a-t-il décidé de l'empêcher d'acheter un journal déjà emballé, au risque de créer une crise, et de soulever une vague de réprobation dans le pays? La question est d'autant plus lancinante que M. Rebrab n'a pas l'habitude de faire des vagues. C'est un homme naturellement orienté vers le compromis, et qui a toujours réglé ses problèmes dans la discrétion. Même quand il était très engagé politiquement, il a toujours su enrober ses positions, renforçant cette image d'homme discipliné, voire docile.

En outre, dans un passé récent, M. Rebrab avait vécu des aventures similaires à celle d'Al-Khabar. Il avait ainsi racheté le site de Michelin à Badjarah, à Alger, avant de se voir écarté par le gouvernement, dirigé alors par M. Ahmed Ouyahia. Motif : le droit de préemption de l'Etat, qu'avait fait prévaloir le gouvernement, pour éviter une déconfiture similaire à celle de l'affaire Orascom-Lafarge : le groupe égyptien avait acheté des cimenteries pour une bouchée de pain, pour les redresser et les revendre au prix fort au français Lafarge, réalisant de substantiels bénéfices au nez et à la barbe des « amis » algérien de Naguib Sawiris. A l'issue de cette affaire, M. Rebrab avait mollement protesté, sachant que ses intérêts lui dictaient de se plier aux décisions prises « en haut », en attendant de meilleures opportunités.

Changement d'attitude

Cette fois, M. Rebrab a changé d'attitude. Dans l'affaire El-Khabar, il a fait front. Il a rameuté ses amis et alliés. Pourquoi? C'est Amar Saadani qui a fourni l'explication de texte. Alors que M. Rebrab parlait de « transaction commerciale légale » et de son droit de faire des affaires, tout en favorisant la liberté de la presse, M. Saadani, en porte-flingue d'un clan du pouvoir, a été chargé de rendre publique l'autre version. Selon lui, le patron de Cevital n'est que le prête-nom de la force occulte la plus célèbre du dernier quart de siècle, Toufik Mediène. Celui-ci, écarté des affaires, poussé à la retraite, anéanti, et qu'on croyait réduit à l'impuissance, se préparerait en fait à une nouvelle bataille. Derrière l'écran de fumée de son cigare, l'ancien patron du DRS préparerait des complots de grande envergure, en mettant en ordre de bataille ses redoutables troupes.

Utilisant un langage outrancier, M. Saadani va jusqu'à menacer Issaad Rebrab. Il le somme de choisir entre l'argent et la politique, et lui enjoint de rester dans les affaires. Dans la foulée, Issaad Rebrab découvre ce que peuvent êtres les humiliations imposées par le pouvoir. Alors qu'il sponsorise une manifestation économique, on lui fait savoir qu'il ne doit même pas y être présent. Et pour clore ce chapitre, un employé de l'Aurassi, dont le métier est de lui servir boissons et dessert, lui interdit de parler à la presse !

Menaces

Ainsi, en un laps de temps très court, l'homme le plus riche d'Algérie, qui a l'habitude d'être courtisé, choyé, obéi, et dont le sponsoring est recherché partout, découvre ce que peut être la vie pour un homme d'affaires qui a la prétention de s'opposer au pouvoir. Des voix amies murmurent constamment ces faits à l'oreille du patron de Cevital et lui rappellent qu'il peut s'en sortir en faisant le dos rond. D'autres voix lui rappellent que le général Hassan, tout puissant numéro deux du DRS qu'il était, a fini en prison, alors que Hocine Benhadid, autre ancien général-major, croupit en prison depuis huit mois.

Et puis, pour mettre fin aux velléités de M. Rebrab, Abdelmalek Sellal lui a expliqué que, de toutes les façons, il n'aura pas la chaîne de télévision du groupe Al-Khabar. Le Premier ministre a chargé le ministre de la Communication de fermer les chaînes non agréées. Personne ne pariera un dinar sur l'avenir de la chaîne Al-Khabar, ce qui amène M. Rebrab à revoir toute la transaction.

Mais au-delà de la personne de M. Rebrab, le message du pouvoir s'adresse à tous les « anciens amis » qui auraient la velléité de se découvrir un statut d'opposant. Que M. Rebrab ait réellement entamé une opération destinée à en faire le bras financier et médiatique d'un groupe qui ambitionne de prendre le pouvoir, est secondaire. Son profil offrait surtout l'occasion de faire un exemple. Qu'il rentre au bercail et les choses reprendront comme si de rien n'était. Amar Saadani a été très clair. Il a promis la fortune à M. Rebrab s'il restait sur le terrain des affaires. Autrement, il risquerait de tout perdre.

Echéances

Ce langage cru de la part du pouvoir n'est pas nouveau, mais le ton a changé. Pourquoi le pouvoir tient à montrer ses muscles en ce moment ? Là, deux réponses s'imposent.

La première est liée à la conjoncture économique et sociale. La chute des prix du pétrole a débouché sur une situation difficile. Le gouvernement a beau la nier, la crise est là, et l'exécutif n'a pas de réponse. A moins d'un retournement du marché du pétrole, il faut s'attendre à de sérieuses difficultés. Ne pouvant faire face par la gouvernance, le pouvoir se prépare à répondre par la méthode qu'il connaît le mieux. Il ne peut, dans ces conditions, permettre à des pôles contestataires de se fédérer. Et il le dit.

La seconde réponse est liée à la succession. Le pays sera bientôt à mi-mandat. C'est dans cette période que les choses se dessinent et se décident. C'est d'autant plus vital pour le pouvoir que l'expérience du quatrième mandat a montré qu'une impréparation insuffisante peut déboucher sur une impasse grave. N'ayant pu s'entendre sur le successeur du président Bouteflika, les groupes les plus influents ont été amenés à maintenir un statuquo absurde. Ils savent bien que cette fois-ci ils doivent se préparer suffisamment à l'avance pour mieux organiser les choses. Ils veulent donc verrouiller le jeu dès maintenant pour éviter tout risque de dérapage.

Tout ceci relève d'une pratique que les Algériens connaissent bien. C'est la routine du système politique algérien qui veut enfermer le pays dans les mêmes méthodes, malgré les échecs répétés et la crise qui menace. Et le pire est là : le pouvoir garde la main ; c'est lui qui maîtrise l'agenda et fixe les règles et le choix des armes. Livrer bataille dans la logique des clans, c'est perdre la guerre à l'avance. Ce qui impose, plus que jamais, de chercher une autre alternative : comment dépasser les clans et engager une bataille d'une autre nature ?