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Non, la photographie n'est pas un art mineur chez nous

par Nacer Djidjeli*

Ils se sont tous levés comme un seul homme, dans un élan patriotique dont eux seuls détiennent le secret pour défendre l'Algérie contre les dangers qui la guettent.

Je vous rassure très vite, ce n'est ni de la corruption qui ronge notre pays, ni de l'état de déliquescence de notre économie qu'ils veulent nous mettre en garde, mais d'une chose beaucoup plus dangereuse pour la nation entière : une photo. Le but de cette mobilisation des nervis du pouvoir est de nous faire prendre conscience des velléités de la France qui ne nous aime pas et veut, avec la complicité de relais intérieurs, revenir nous recoloniser. Et la meilleure preuve pour cela serait cette photo de notre président prise, puis twittée par le Premier ministre français et qui représente notre président les yeux hagards, la bouche ouverte et le visage figé. Photo qui, il est vrai, a choqué les Algériens en annihilant brutalement tous les efforts des institutions et de notre auguste ENTV pour nous faire croire que notre Président se portait bien. Aurait-on dû faire appel à l'ENTV pour trafiquer la photo du président comme elle a l'habitude de le faire avec ses enregistrements vidéos, ce qui nous a valu d'être il n'y a pas si longtemps la risée des télés étrangères. Et là, a commencé toute une mobilisation pour nous faire croire que le vrai problème était la perfidie de Monsieur Vals qui n'aime pas l'Algérie et non pas la réalité sur l'état de santé de notre président de la République. Et c'est le grand défilé patriotique, le Premier ministre, Messieurs Benyounès, Ouyahia, Ghoul, le patron du FCE et celui de l'UGTA, Mme Louisa Hanoune pour ne citer que ceux-là, tout ce beau monde crie au scandale, à l'atteinte de la dignité des Algériens et dénonce ce qui s'apparenterait pour eux à un véritable coup d'éventail à l'envers, que nous a fait subir Monsieur Vals. Mais la palme revient de toute évidence à notre Conseil de la nation qui est sorti de sa léthargie en se fendant d'un communiqué, probablement puisé dans les archives nord-coréennes. Rien ne manque. Dans un style laudatif frisant l'indécence, il conclue, je cite, « le Conseil de la nation se félicite de l'élan patriotique (du peuple) qui reflète l'attachement du peuple algérien au président de la République et sa reconnaissance pour les réalisations accomplies et qui continue de l'être sous sa direction éclairée ». Ce passage qui ferait pâlir de jalousie feu Kim Il Sung, se passe évidemment de tout commentaire. Ne manque que notre inénarrable patron du FLN qui, pour une fois, garde le silence. Ce n'est pas qu'il nous manque, mais ce silence est tellement inhabituel qu'on ne peut que s'interroger sur ses raisons. Serait-il, comme l'a rapporté la presse, à l'étranger pour se traiter comme tout dignitaire du régime qui a un problème de santé ? Ménage-t-il ses intérêts en France ? Logement à Paris, soins à l'étranger, il n'y a que l'argent qui vient d'Algérie. Mais revenons au sujet du jour.

Au lieu d'aller à l'essentiel, ceux qui nous dirigent et leurs suppôts, font comme d'habitude dans l'amalgame, le populisme et un semblant de patriotisme mal placé pour éviter que les vraies questions ne leur soient posées.

En effet, cette photo est-elle choquante parce qu'elle s'apparente à une basse manipulation de la France pour nuire à l'image de notre président de la République qui par ailleurs va très bien ? Certes, Monsieur Vals est perfide et probablement malintentionné, mais cette photo reflète-t-elle oui ou non la réalité de l'état de santé dans lequel se trouve notre président ? Telle est à notre avis la véritable question à poser, tout le reste n'est que verbiage et tentative de faire diversion. La réponse s'impose d'elle-même : oui, c'est une photo qui reflète malheureusement l'état de santé de notre président. C'est un secret de polichinelle et un doux euphémisme de dire que l'état de santé de Monsieur A. Bouteflika n'est plus ce qu'il était et surtout ce qu'il devrait être pour assumer les lourdes tâches que lui impose sa fonction de président de la République. Notre président qui a construit dans la capitale une mosquée qui coûte des milliards, alors qu'il n'y a pas un hôpital digne de ce nom à Alger, est aussi celui qui ne s'est pas adressé à son peuple depuis des années, se contentant de communiquer avec lui par messager interposé. Un président qui ne sort plus de son antre d'El-Mouradia sauf pour aller se soigner à l'étranger. Un chef d'Etat qui ne représente plus son pays dans les instances internationales et se fait remplacer tantôt par celui-ci tantôt par celui-là. Ce qui nous a valu d'ailleurs d'être à nombreuses reprises la risée des réseaux sociaux et des chaînes télévisées étrangères. Comme ce qui s'est passé dernièrement lors du quatrième sommet sur la sécurité nucléaire à Washington qui réunissait les chefs d'Etat du monde. Faisant fi du protocole très strict, M. Sellal, représentant du président de la République, après la photo de fin de réunion regroupant les chefs d'Etats du monde et devant la presse internationale, comme un Algérien qui veut monter ou descendre du bus toujours avant les autres, sort de la réunion en court-circuitant tout le monde. Ceci nous rappelle aussi la conférence de presse avec Madame Merkel où notre Premier ministre a été là aussi digne de sa réputation, en se faisant reprendre comme un écolier à plusieurs reprises par la chancelière allemande avant de mettre ses écouteurs. C'est peut-être anecdotique, mais c'est monsieur A. Bouteflika qui a été élu pour -entres autres- nous représenter devant les nations du monde et pas une autre personne, aussi débonnaire et sympathique soit elle. Oui, cette photo, au-delà de sa dimension populiste et politicienne que veulent lui donner nos gardiens du patriotisme, choque. Elle nous choque parce qu'il y a aussi une dimension humaine derrière et un être que l'on peut aimer ou détester mais qui reste le président des Algériens et le voir dans cet état nous interpelle. N'est-il pas utile, pour l'intérêt du pays et non celui d'un clan ou un d'un autre de se poser la seule question légitime dans ce cas, à savoir : le président est-il capable d'assumer ses lourdes taches et responsabilités de chef d'Etat ? Est-il capable d'aller jusqu'au bout de son mandat ? N'est-il pas otage de groupes ou de clans, comme le pensent nombre de personnes dont certaines sont réputées proches de ce même président ? On doit se poser ces questions sans animosité, sans parti pris et uniquement dans l'intérêt du pays. Voila ce que devrait à mon avis nous inspirer comme réflexion et comme questionnement légitime cette photo. Toute la logorrhée pseudo patriotique de nos dirigeants et nos soi-disant représentants du peuple, nous appelant à défendre l'honneur de nos institutions contre l'ennemi extérieur n'est que poudre aux yeux et gesticulation sans lendemain.

La souveraineté d'un pays et la dignité d'un peuple, ce ne sont pas des mots, et des slogans creux qu'on balance a tout-va jusqu'à leur faire perdre leur sens. La souveraineté d'un pays ne s'acquiert pas par des gesticulations infantiles auxquelles plus personne ne croit ni ici ni ailleurs. La souveraineté d'un pays s'acquiert par son développement économique et social, son autosuffisance alimentaire, l'indépendance de sa justice, la bonne gouvernance et son corollaire la lutte implacable contre la corruption. Si on proposait aux jeunes Algériens des visas pour aller vivre ailleurs, ils seraient combien à refuser ? Très peu, parions-le. Et rappelons-nous cette scène humiliante vécue lors de la dernière visite du président Chirac à Alger. En visite avec son homologue algérien a Bâb El Oued, tous les jeunes présents scandaient à l'unisson Chirac aatina el visa (Chirac donne-nous le visa). Aucune génération n'ayant le monopole du patriotisme, ces jeunes Algériens ne le sont pas moins que leurs aînés, mais ils sentent qu'ils n'ont plus d'avenir chez eux. Si ce n'est pas un aveu d'échec de nos gouvernants, c'est quoi ? Et nos dirigeants devraient méditer sur cela au lieu de continuer à essayer de nous faire regarder le doigt du sage au lieu de regarder la lune pour reprendre un proverbe chinois.

Tels sont à mon sens les véritables constituants de la souveraineté d'un pays que nos dirigeants occultent sciemment. Oui, les puissances étrangères, y compris la France, et c'est de bonne guerre, voient en premier l'intérêt de leurs pays et de leurs citoyens, mais peut-on le leur reprocher ? Par contre, on aurait aimé que nos dirigeants s'occupent eux aussi des intérêts de leur pays au lieu d'essayer de faire endosser aux autres leur incompétence et leur mauvaise gouvernance. Nos dirigeants à mon sens ont fait plus de tort à la dignité et a la réputation du pays ces dernières années que toutes les mains étrangères et les puissances de l'extérieur qu'ils font semblant de dénoncer.

Nous l'avons dit, cette frénésie dénonciatrice de complots ourdis par l'étranger à d'autres raisons aussi. On le sait, quand cela va mal à l'intérieur on convoque la main étrangère et les dangers extérieurs. Et en plein scandales des dossiers de corruption qui se succèdent, cette affaire est même du pain bénit pour nos dirigeants. En effet, nos dirigeants veulent détourner notre regard des vrais problèmes qui, eux, mettent réellement le pays en danger. Pourquoi plus d'un demi-siècle après l'indépendance l'économie de notre pays est restée quasi dépendante aux hydrocarbures et à chaque fois que les prix du baril de pétrole baissent tout le pays retient son souffle ? Eux qui sont aux commandes de ce pays, sans partage depuis des décennies, doivent quand même avoir des réponses et des comptes à nous rendre, non ?

Pourquoi les scandales de corruption se succèdent impliquant toujours de très hauts responsables de l'Etat et avec toujours cette certitude qu'on ne connaîtra jamais la vérité et que les incriminés ne seront jamais inquiétés ? Et la dernière sortie médiatique de Monsieur Ouyahia est absolument sidérante. Aprés avoir défendu Monsieur Bouchouareb, il arrive quand même à poser la seule question intéressante de son discours à savoir « qu'il ne savait pas si ces capitaux étaient sortis d'Algérie ou non » . Mais très vite les réflexes de conservation du clan reprennent le dessus et il conclut en nous disant, « je ne sais pas et je n'ai pas à parler au nom de la justice » oubliant de préciser que côté justice, pour le moment, ce dossier n'existe pas et probablement n'existera jamais. Après nous avoir fait comprendre que la volonté de l'Etat de lutter contre la corruption n'est pas pour demain, il retourne à son discours favori. Tout ou presque y passe : « les dangers qui guettent le pays de l'extérieur avec leur relais à l'intérieur, argent sale et il conclut en disant que si on ouvrait les dossiers de certains ils se noieraient ». En dehors des inepties et des sempiternelles litanies auxquelles plus personne ne croit, évidemment qu'il ne dira jamais de quels dossiers ni de quels personnes il s'agit, ni quels sont ces relais, ni que veut dire argent sale.

On cite Monsieur Ouyahia, mais cela vaut pour bon nombre de nos dirigeants malheureusement. Eux qui sont aux commandes de ce pays depuis des décennies, a défaut d'assumer leur part de responsabilité dans ce qui nous arrive, devraient au moins se taire au lieu de nous abreuver d'un verbiage toujours le même, sans intérêt, fatiguant et, on le sait, sans suites. Oui, dans l'intérêt du pays, il faut s'interroger sur les capacités du président à gouverner le pays. On doit le faire maintenant pour éviter que cet homme, qu'il soit adulé ou détesté, n'en arrive à inspirer de la pitié à son peuple car rien n'est plus humiliant parfois que la pitié exprimée, dit-on (Naubert). Non, la main extérieure n'est pas responsable de la déliquescence de notre économie ou de la corruption qui ronge notre pays. Les responsables de cette gabegie sont chez nous, c'est nos gouvernants et ils doivent un jour ou l'autre rendre des comptes. Voilà les véritables enjeux sur lesquels nous devrions nous focaliser si nous voulons être un pays souverain et respecté des autres nations. Tout le reste n'est que démagogie et populisme stérile, procédés coutumiers de ceux qui veulent faire diversion.

*Professeur de chirurgie pédiatrique