Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Pourquoi l'Algérie ne doit pas intervenir en Libye

par H. Lehmici

C'est l'heure de vérité pour Alger dont la diplomatie doit faire face à la crise internationale la plus grave que le pays ait eu à affronter depuis son indépendance.

Rester sourd aux pressions et intimidations des puissances occidentales désireuses de l'impliquer directement sur le théâtre d'opération libyen n'est assurément pas une mince affaire. Surtout lorsque le pouvoir du moment doit jongler sur le « front interne » avec la chute des cours du baril et la montée des contestations d'une population légitimement fatiguée par la corruption et des décennies de mauvaise gouvernance?

Pour tout dire, jamais dans son histoire, l'Algérie n'a été autant menacée dans son intégrité et sa souveraineté. La fixation aux frontières libyennes de groupes armés fanatisés affiliés à l'organisation terroriste Daesh, niant la légitimité et l'existence de l'ensemble des Etats de la région dont l'Algérie, ne doit d'ailleurs tromper personne. Les terroristes, dans leurs phantasmes millénaristes ne souhaitent qu'une chose : provoquer l'engagement durable des armées de l'Otan sur le sol libyen. Espérant que par effet domino, la déstabilisation de la région et l'affaiblissement des Etats voisins finiront par convertir les populations locales à leur projet politique totalitaire et galvaudé du grand califat.

En misant sur une occupation de type néocoloniale du territoire libyen par les armées occidentales, la multiplication inévitable des victimes civiles et la déshérence des jeunesses des pays voisins, confrontées à la marginalisation et au désœuvrement, Daesh espère coaliser autour de sa cause un front dépassant largement l'adhésion à sa doctrine et faisant fi des appartenances nationales.

C'est d'ailleurs dans cette perspective qu'il faut comprendre le renouvellement du discours idéologique de cette mouvance qui à l'instar du communisme révolutionnaire du début du 20ème siècle, s'inscrit dans un activisme d'échelle mondiale? Cette dernière considérant en effet, le chaos et la fin des Etats dans l'espace musulman comme un préalable obligé au réveil d'une « Oumma » humiliée et l'établissement de son nouveau califat? Seule mode d'organisation politique légitime aux yeux de ses dirigeants.

Mais pour réussir dans leurs basses œuvres, les apprentis sorciers de Daesh ont également besoin de provoquer l'implication directe des armées de la région et au premier chef de celle de l'armée nationale algérienne dans l'espoir de l'enliser ainsi hors de ses frontières.

Le but étant de casser la solidarité et la confiance retrouvée de la population à l'égard de l'institution militaire en la présentant, dans le cas d'une participation aux côtés des troupes de l'Otan, comme une armée supplétive engagée dans une croisade contre d'autres musulmans.

De surcroît, un éventuel engagement militaire direct de l'Algérie aura pour conséquence le relâchement et l'affaiblissement de la lutte antiterroriste dans le nord du pays, voire d'une jonction opérationnelle entre les maquis de l'intérieur et daesh dans l'espace saharien. Ce qui pourrait être lourd de conséquence pour la sécurité du pays et doit appeler à une vigilance de tous les instants. Par ailleurs, si d'aucuns à Alger, au cœur de « l'establishment », encore minoritaires, plaident à contrario en faveur d'un engagement algérien dans le bourbier libyen pour le compte de l'Otan, dans l'espoir d'un soutien renforcé à un régime en fin de course, ils semblent avoir vite oublié le destin des Ben Ali, Moubarak et autre Kadhafi (dans ses dernières années) qui s'étaient pourtant toujours positionnés en faveur des intérêts occidentaux dans la région.         D'ailleurs, le « maréchal » Sissi, tout autocrate qu'il soit, l'a parfaitement compris en prenant ses distances à l'égard du grand parrain américain et en diversifiant ses partenariats stratégiques en direction notamment de la Russie, de l'Europe et des nouvelles puissances émergentes du Sud?

Et si d'autres parmi les décideurs algériens pensaient qu'offrir un soutien logistique aux armées de l'OTAN depuis le territoire national offrirait l'avantage d'une solution de consensus sans les contraintes d'un déploiement militaire en Libye, ces derniers seraient bien avisés de garder en mémoire le cas du Pakistan, enkysté en raison de sa forte implication en Afghanistan, dans une situation que ses dirigeants ne contrôlent plus et où la souveraineté du pays est allègrement violée par les vols et bombardements de drones et chasseurs américains?

Pour tout dire, si l'armée algérienne devait intervenir ce serait surtout pour fixer une zone de sécurité à ses frontières, en imposant par une présence aérienne et des interventions terrestres ponctuelles, un espace sanctuarisé de plusieurs centaines de kilomètres dans le territoire libyen, en en interdisant aux terroristes de Daesh et autres organisations armées l'accès le plus complet. En définitive, la meilleure stratégie à tenir pour Alger c'est peut-être encore de laisser les armées de l'OTAN faire le ménage en Libye. Sachant que de tous les scénarios envisageables, une installation durable des troupes américaines ou européennes (le vrai sujet d'inquiétude pour Alger), au vu de l'histoire de la Libye et de l'empreinte tribale très particulière de ce pays, semble très invraisemblable. Et en ce sens, nul besoin de se rappeler la résistance passé au colonialisme italien d'un Omar el Mokhtar ou la prégnance de la confrérie de la Sennousia dans l'esprit des Libyens.

En réalité, pour l'Algérie, le risque le plus sérieux se joue en ce moment même à Tunis et non sur le territoire libyen. Fortement déstabilisé par la multiplication des attentats terroristes sur ses sites touristiques et les incursions armées depuis une frontière libyenne hors de contrôle, la tentation est grande pour le pouvoir tunisien d'accueillir des bases militaires de l'OTAN en échange de la protection de ce dernier.

C'est d'ailleurs certainement le calcul que tiennent certains experts du « Nord » pour qui miser sur la Tunisie comme base avancée de leur présence au Maghreb et dans l'espace saharien représente l'option la plus réalisable en l'absence d'une improbable révolution de palais en Algérie. Ainsi, à la lumière de l'ensemble de ces éléments, en plus d'une politique d'intégration régionale renforcée au niveau des espaces maghrébin et sahélien, il apparaît essentiel pour les acteurs du pouvoir algérien d'œuvrer aux réformes intérieures qui lui permettront d'offrir à sa population toutes les exigences d'une gouvernance profondément renouvelée? Seule issue capable de lui assurer une politique de développement efficace et un modèle économique viable, indépendant de la rente pétrolière « étrangère » et de la fluctuation de ses cours.

Cette évolution des paradigmes doit évidemment nous rappeler un enseignement essentiel, c'est que derrière tous les processus de dislocation des pouvoirs centraux dans les espaces géographiques arabes et africains, ces situations ont à chaque fois en commun l'absence d'Etat de droit, le contrôle de l'appareil économique par le pouvoir politique, la généralisation des pratiques népotiques, la marginalisation des jeunes dans le processus décisionnel et l'incapacité des dirigeants à porter une vraie démarche de développement. Pour dire les choses de façon plus prosaïque, à la lumière des précédents irakien, libyen, syrien voire somalien?

Il apparaît que lorsque l'autorité laisse place à l'arbitraire, que les élites intellectuelles se voient confinées au silence, que le tribalisme et les revendications régionalistes supplantent l'idéal national et que les contre-pouvoirs se réduisent à la portion congrue, toutes les conditions de la déliquescence de l'Etat sont alors réunies. Bien sûr, certains rappelleront à juste titre que les crises citées précédemment ont été provoquées par le jeu des grandes puissances et que sans ce facteur déstabilisant, ces Etats seraient peut-être encore viables.

Ce qui est d'ailleurs vrai, mais à ceci près que les lignes de fracture à l'œuvre lors de leurs processus d'effondrement préexistaient à ces mêmes interventions extérieures. Ainsi en est-il des antagonismes confessionnels entres chiites et sunnites qui ont facilité la chute de Bagdad en 2004 et l'anarchie qui s'en est suivie tout comme la prédominance alaouite dans la haute administration et le corps des officiers syriens a précipité la guerre civile. De la même façon, la prédominance du tribalisme, voire son encouragement par les anciens pouvoirs libyens et somaliens a empêché l'émergence de véritables institutions étatiques. Ce qui, dans l'état exceptionnel des crises et agressions extérieures auxquelles ces deux pays ont été confrontés, a contribué à l'instauration d'un chaos généralisé que nulle force armée ou accord politique précaire n'ont réussi à juguler jusqu'à ce jour.

Pour l'Algérie, dans une configuration similaire, les choses ne sauraient êtres différentes malgré les spécificités patriotiques liées à son histoire révolutionnaire et son homogénéité confessionnelle. Dans les faits, la sauvegarde de l'Etat et de ses frontières passe inexorablement par le chemin des réformes de fond et la formulation d'un nouveau projet de communauté de destin tourné vers l'avenir et dans lequel le citoyen et non plus le clan, l'appartenance ethnique ou régionale, la proximité des cercles du pouvoir, occuperait le centre de toutes les réflexions.

En somme, pour assurer la stabilité dans un environnement international et régional des plus incertains, investir dans l'éducation et le devenir d'une jeunesse en butte au désespoir valent bien mieux que dépenser des milliards dans des grands équipements détournés par la corruption ou dans la distribution irresponsable et sans contreparties de subventions à des pseudos projets qui ont vite fait d'encourager les bénéficiaires à l'oisiveté et à l'esprit de rapine.

Dès lors, si les dirigeants algériens veulent assurer les meilleures conditions pour la sécurité et la pérennité du pays dans le contexte des menaces engendrées par le chaos libyen, c'est d'abord en Algérie qu'il faut intervenir grâce à une vraie politique de développement et certainement pas en envoyant des troupes hors des frontières comme sous-traitant de l'Otan ou en servant tout autre intérêt d'un petit groupe d'aréopages locaux soucieux de la protection de leurs privilèges et du maintien en l'état d'un système qui ne peut objectivement plus durer?

*Consultant Politique