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Le cheikh Abdelbaki Benziane : Parcours D un combattant exceptionnel

par Ahmed Benziane

Le Cheikh Abdelbaki est né un dimanche 11 Djumâdâ Al Ulâ de l’année 1274, correspondant à 1855 du calendrier grégorien, au douar Oulad Si Tahar de la commune d’Oued Djemaa (Relizane). Il descend du chérif Sidi M’hammed Al Arbi, connu sous le nom de Ben Châa, originaire sans doute du Maroc.

Sidi Ben Châa, fervent disciple de Sidi Ahmed Ben Youcef aurait séjourné pendant quelque temps à Tlemcen, jadis capitale du royaume zianide, avant de rencontrer son maître spirituel qu’il accompagna dans ses voyages pour venir s’établir vers le début du XVIe siècle dans la vallée du Cheliff.

Le Cheikh Sidi Abdelbaki est issu d’une famille de lettrés en langue arabe et sciences islamiques. Son père Ahmed était cadi dans la commune mixte de l’Hillil. Deux de ses oncles ont aussi exercé les mêmes fonctions dans la commune mixte de Zemmorah. Orphelin dès son jeune âge, il grandit dans l’entourage familial de ses trois oncles, notamment Sid Al Mostefa. Ses premières études sont consacrées, comme le veut la tradition, à l’enseignement du Coran. Il quitte sa commune natale à l’âge de 12 ans pour aller suivre des études de littérature arabe et sciences islamiques à Relizane, dans la zaouïa du Cheikh Abdelkader Ben Adda al Bouabdelli, pour les continuer, par la suite, dans le Dahra chez le cheikh Al Maouloud ibn al Houssein Ach Chouaïbi (célèbre théologien formée à la prestigieuse Université d’al Azhar du Caire). Le cheikh Abdelbaki a embrassé très tôt la voie mystique de ses ancêtres en s’initiant dans le soufisme auprès du cheikh al Hadj Mohammed ibn Ahmed al Azzaoui, connu sous le nom d’al Habri, dont la zaouïa, située au Maroc, est affiliée à l’ordre des Derkaoua. Le cheikh Al Habri aurait accompli son troisième pèlerinage en 1888 en compagnie de ses disciples, notamment le cheikh Abdelbaki et le cheikh Al Hadj Mohammed Ben Yelles qui répandra la voie mystique à Tlemcen. A l’issue de ce voyage, le cheikh Abdelbaki sera récompensé par son maître spirituel qui lui accordera la permission de fonder sa propre zaouïa en 1889.

Fasciné sans doute par le parcours exemplaire de l’Emir Abdelkader et son combat héroïque contre l’envahisseur français, le cheikh Abdelbaki ne cessa de prêcher au milieu de ses adeptes la voie de Dieu et le sens du sacrifice pour la patrie. Sa zaouïa, à l’instar d’autres confréries religieuses de cette seconde moitié du XIXe siècle, n’affiche aucune alliance avec l’administration et prône la résistance à l’occupation coloniale.

Le cheikh se distingua par son engagement politique et son opposition acharnée au système colonial infligeant à la population musulmane un traitement injuste et humiliant. Il n’arrêtait guère de sensibiliser ses fidèles sur la vulnérabilité de l’armée française qu’on croyait invincible. Sa défaite face à l’Allemagne, dans la bataille de Sedan aux Ardennes en 1870, provoqua la perte de l’Alsace-Lorraine et la chute du Second Empire.
Le cheikh Abdelbaki aurait été contacté par le cheikh Bou Amama pour soulever les tribus du Tell oranais et les rallier au combat déjà engagé contre l’envahisseur français dans les territoires du Sud. En 1889, le cheikh s’était opposé à l’instauration de l’état civil indigène (loi du 23 mars 1882), voyant en cela une manœuvre de l’administration coloniale pour mieux contrôler la population afin de la monter contre la résistance populaire et de la mobiliser en cas de guerre. Il est accusé pour ses agitations contre l’ordre établi et l’incitation des tribus à la révolte contre le colonialisme. Poussé à l’exil, vers 1890, au Maroc, puis dans les pays du Machraq, il laisse au douar natal sa femme Lalla Zineb et ses trois premiers enfants Ahmed Achadhili, Mohammed Al Kahfi et Halima. Il va d’abord aux lieux saints pour accomplir le pèlerinage et visiter la Syrie, là où se trouve la tombe de l’Emir Abdelkader. De cet exil forcé, il va rencontrer d’éminents savants de l’Islam ; ce qui lui permettra d’approfondir et de parfaire ses connaissances théologiques. Il s’installa pendant quelque temps à Saint Jean d’Acre (en Palestine historique) où il fera la connaissance du cheikh Ali Al Yachruti auprès duquel il complètera son initiation mystique. Il eut dans cette ville, le 14 Djumâdâ al Ulâ 1313 (1893 de l’ère chrétienne), un 4e enfant de sa 2e épouse Lalla Aïcha qu’il prénomma Mohammed an Naboulsi en hommage à son maître spirituel, originaire de Naplouse.

A son retour au pays, il tente de déstabiliser le pouvoir établi en attisant les rivalités entre les puissances coloniales. C’est dans ce contexte qu’il en profitera, dans le courant de l’année 1899, pour se livrer à une propagande très active au profit des Anglais contre la France. Il sera sitôt incarcéré, loin de son village natal, dans l’un des premiers pénitenciers indigènes créés par le régiment des spahis à Bou-Kanéfis (à quelques kilomètres au Sud de Sidi Bel Abbes) où il sera maltraité et torturé. Il en sortira en 1903 après sa libération par le gouverneur général et son autorisation à rejoindre les siens à Oued Djemaa. Cela ne l’empêchera guère de continuer son combat en défiant l’autorité coloniale.

Quelques années plus tard et suite à des rivalités entre les puissances coloniales à propos du démembrement du Maroc, se tiendra le 7 avril 1906 la Conférence d’Algésiras. A la veille de cette conférence, l’Allemagne menaçait d’entrer en guerre contre les intérêts français en Afrique. Profitant de cette conjoncture, le cheikh Abdelbaki aurait été contacté de nouveau pour soulever les tribus du Tell oranais et se mettre à leur tête en vue de combattre les Français et les chasser de la terre algérienne. Il est à rappeler que parmi les tribus qui lui étaient fidèles, les plus hostiles à la pénétration française dans cette région sont les Flita et les Achaacha dont la mémoire des enfumades des grottes du Dahra où s’étaient réfugiés en 1845 les Oulad Ryâh est encore vive.

L’accord conclu à Algésiras réduit considérablement avec une perte de crédibilité importante les prétentions des Allemands sur le Maroc. Il autorise, par contre, la France à «aider» l’administration marocaine dans les régions orientales incontrôlées où se sont réfugiés la tribu des Ouled Sidi Cheikh, le cheikh Bou Amama et bientôt le cheikh Abdelbaki avec quelques fidèles et membres de sa famille. L’isolement de l’Allemagne sur la scène politique marque les prémices d’un conflit majeur entre les grandes puissances européennes sur, entre autres, le partage du continent africain qui se traduira, sept années plus tard, par la première guerre mondiale.

Chassé du Maroc, il ne reste au cheikh que l’exil vers le Proche-Orient. Il est accompagné, cette fois-ci, par les quelques fidèles et membres de sa famille, notamment son cousin Sid Ahmed Ben Youcef. A 55 ans, le cheikh Abdelbaki, fatigué de l’exil, loin de la terre de ses ancêtres, prend, en 1910, la décision de retourner au pays où il sera placé en résidence surveillée dans la commune d’Oued Djemaa. Sa première zaouïa implantée, au départ, au douar Oulad Si Tahar recevait quotidiennement de nombreux adeptes. Son influence grandissante a, pour ne pas gêner les habitants du douar, amené le cheikh à la transférer à Aïn Ali, vallon isolé situé à 2.5km à l’est du douar. Les déplacements du cheikh vers d’autres lieux sont désormais soumis à l’autorisation et au contrôle de l’administration coloniale. En octobre 1911, il tentera de se déplacer à Oran pour rendre visite à ses adeptes sans y être autorisé ; il sera sitôt invité à regagner son pays d’origine.

Issu d’un milieu rural, le cheikh Abdelbaki s’est toujours opposé à l’expropriation des terres au profit de la colonisation. Il considérait cet acte qui consiste à dépouiller de pauvres malheureux, moyennant une somme d’argent dérisoire, comme une injustice infligée à la population autochtone. Il achète, en 1910, aux Béni Zéroual (territoire, situé sur la rive droite du Cheliff, relevant de la commune mixte de Cassaigne, aujourd’hui Sidi Ali) des terres tout en accordant aux propriétaires la jouissance de l’usufruit pour éviter qu’elles ne soient vendues aux colons. Ces derniers ne manqueront pas de l’accabler auprès de leur administration de tous les qualificatifs : fauteur de troubles, agitateur, anti-français,...

Le cheikh aimait bien la terre et oeuvrait pour sa préservation contre toute forme de dégradation. Il interdisait, entre autres, à ses fidèles l’usage des engrais sous le prétexte que ce fertilisant contient des matières impures susceptibles de souiller la terre. C’est ce qui ressort d’un rapport de l’administration coloniale datant de 1910 sur les activités des confréries religieuses. Ceci illustre bien la lutte menée par le cheikh pour la protection de l’environnement et la qualité de vie qu’il défendait pour ses compatriotes. Cette dernière préoccupation ferait du cheikh un « écologiste » de la première heure.

Malgré sa soumission à la surveillance et au contrôle de l’administration coloniale, le Cheikh Abdelbaki n’a toujours pas renoncé à son engagement politique. En 1911, il s’opposera, comme d’autres oulémas « libres », au projet de conscription obligatoire pour la population indigène. Cette dernière est censée être la « chair à canon » destinée aux champs de bataille pour une cause qui n’est pas la sienne. Le 3 août 1914, la guerre est déclarée par l’Allemagne à la France et à la Belgique. Accusé d’être l’auteur d’entrave apportée aux engagements militaires, le cheikh sera, de nouveau, arrêté le 6 octobre 1914 par l’autorité militaire et placé en détention à Saint Lucien, aujourd’hui Zahana. Il y restera jusqu’à ce qu’un groupe d’adeptes influents intervienne auprès de l’administration l’exhortant pour un allègement de ses conditions carcérales. Il sera alors, compte tenu de son âge avancé (plus de 60 ans) assigné à résidence à Oran dans un logement du boulevard Stalingrad.

L’influence du cheikh Abdelbaki gagnera pratiquement toute l’Oranie. Ce personnage auquel ses adeptes attribuent de nombreux miracles sera élevé au rang de walyou Allah (saint de l’Islam). Le parcours exceptionnel du marabout qui a jusque-là tenu tête à l’administration coloniale intéresse les intellectuels européens menant des activités de recherche sur l’Islam et sa culture dans le Maghreb. C’est dans ce cadre que le célèbre anthropologue arabisant Auguste Mouliéras, auteur de nombreux ouvrages dont le Maroc inconnu, se rapproche du cheikh (assigné à résidence au boulevard Stalingrad) avec lequel il partage de longues discussions savantes. Au fil des temps, une confiance mutuelle s’installe entre les deux personnes qui, en plus, ont le même âge. Mouliéras, converti à l’islam (dans la discrétion) d’après certains membres de la famille du cheikh, va jusqu’à lui assurer sa protection auprès de l’administration. Il l’aida à s’installer sur le site du Jardin Welsford pour y édifier sa demeure et sa zaouïa.

La première zaouïa d’Oran, ainsi construite sur les hauteurs du quartier de la Calère, accueille de nombreux fidèles venant de toute la région. En 1918, le cheikh reçoit Hadj Abdelkader Memchaoui (un de ses adeptes de Tlemcen), venu lui confier son neveu, le jeune Ahmed Messali qui devait embarquer pour être incorporé dans l’armée en France. Le passage du jeune Ahmed à la zaouïa et sa protection par le cheikh a été, sans doute, déterminant pour forger sa personnalité. Il a appris auprès du cheikh, indépendamment de la pratique religieuse, le sens du sacrifice et de la liberté. Il sera, quelques années plus tard, le pionnier du mouvement national.

Durant les années 20, le cheikh a plus de 65 ans. Epuisé, il n’a, ni la force, ni les moyens d’affronter l’administration coloniale. Le restant de sa vie est pleinement consacré à la religion, notamment les pratiques soufies. C’est la voie privilégiée menant au salut et permettant à la société musulmane, en pleine déliquescence religieuse, de retrouver ses repères. C’est aussi un moyen pacifique de résister à l’occupation coloniale en affichant son attachement à ses origines arabo-musulmanes. L’influence du cheikh s’étend sur l’ensemble de la ville d’Oran dont la population, toutes religions confondues, est estimée à moins de 140 000 habitants.

Le nombre d’adeptes s’accroît de jour en jour. Bientôt, cinq autres zaouïas, implantées dans les quartiers musulmans de la ville, verront le jour. Le cheikh anime régulièrement et dans chacune des zaouïas des causeries religieuses suivies de séances de dhikr (sorte de prières, propre à la confrérie, récitées en chœur et destinées à procurer au fidèle la paix intérieure et le salut éternel dans l’au-delà). Des cérémonies grandioses sont organisées durant les fêtes religieuses notamment celle du Mawlid an Nabawî (naissance du Prophète) où les adeptes affluent de partout et se bousculent pour saluer le cheikh. Il est aussi, grâce au concours de ses plus proches disciples, autorisé à donner le vendredi des conférences à la mosquée du pacha.

Le cheikh Sidi Abdelbaki, ayant parfaitement accompli sa mission dans ce monde, est rappelé à Dieu le 15 février 1927, à l’âge de 72 ans. Il est enterré à Oran, dans sa zaouïa du Jardin Welsford. Il laisse à sa postérité un patrimoine d’une trentaine de zaouïas réparties à travers le territoire de l’Oranie, des écrits dont le manuel de l’adepte Kitâb al Djawâhir et un recueil d’une centaine de poèmes composés à la gloire de Dieu et son prophète.

Sa zaouïa du Jardin Welsford abritera plus tard les militants de la cause nationale. C’est dans son enceinte que sera créée la section de l’OS d’Oran par son fils Si Hocine (Conseiller municipal représentant le PPA/MTLD à la mairie d’Oran), Hamida Zabana (le martyr de la guillotine) et Hadj Benalla. La zaouïa aurait servi aussi de refuge aux responsables de l’organisation (Hocine Aït Ahmed, Ahmed Benbella et autres) pour préparer l’attaque de la grande poste d’Oran et de cache pour l’armement acheté par les fonds dérobés.

Sa descendance a relevé le défi en continuant le combat engagé contre l’envahisseur. De cette descendance qui a rejoint la révolution, déclenchée le 1er novembre 1954 par le Front de Libération Nationale, quatre fils et petits-fils du cheikh sont tombés au champ d’honneur.