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13 novembre, 13 jours après

par Pierre Morville

Multiplication des dispositifs sécuritaires et fortes révisions de la diplomatie française

Que dire ? Que faire ? Pour la seconde fois en moins d'un an, un attentat a endeuillé le pays. Et le second, avec ses 130 morts, dépasse de beaucoup le bilan déjà sinistre des actions djihadistes qui avaient frappé le local de Charlie Hebdo et de l'Hyper-kasher de Vincennes. On est encore loin des 2977 victimes du Word Trade Center, le 11 septembre 2001. Et c'est moins que les 191 victimes espagnoles et les 2000 blessés lors des attentats à Madrid le 11 mars 2004. Dans les trois cas cependant, l'agresseur est le même : des terroristes qui se réclament d'une lecture de l'Islam particulièrement archaïque. Mais leurs motivations réelles sont-elle vraiment de l'ordre du religieux ? La « guerre contre les croisés » ne serait-elle pas une simple couverture à des enjeux bien plus traditionnels, conflits autour d'intérêts juteux, vengeances claniques, ethnies rivales, appétits frontaliers? ?

En France, multiples opérations de police et innombrables « minutes de silence »? La 1ère « minute de silence » s'est déroulée en France, le 11 novembre 1919, pour célébrer l'armistice du 11 novembre 1918, 11ème jour du 11ème mois, et honorer les 1,7 millions de morts Français pendant cette guerre. Guerre, le mot résonne dans nombre de discours, même si techniquement le terme « conflit militaire asymétrique » pourrait techniquement mieux convenir. Quand aux réactions de mes concitoyens, elles diffèrent de celles enregistrées lors des attentats de janvier. Ceux-ci visaient des cibles : des dessinateurs qui parodiaient le Coran, des citoyens juifs. Le 13 novembre, celui qui était visé, c'était « Monsieur tout-le-monde » dans la rue, au bistro, dans une salle de spectacle. Du coup, pour la 1ère fois, tous les Français (de toutes origines, de toutes confessions) et tous les citoyens étrangers qui résident en France se sont sentis visés. Cela donne les bases d'une protestation commune, d'une réelle solidarité entre tous. Celle-ci survivra-telle à la crainte qui s'ancre dans notre société ? Paris, « la capitale des abominations et de la perversion » a été rudement touchée. La solidarité internationale qui s'est immédiatement manifesté a donne du baume au cœur des Parisiens. Mais dans les jours qui ont suivi, la peur dominait, les rues étaient bien vides. Ces évènements n'enrayeront pas en tous cas l'ascension actuelle du Front national en France qui amplifie son discours ultra-sécuritaire et xénophobe : à quelques jours des élections régionale, le parti de Marine le Pen récolte 40% des intentions de vote en Provence ? Côte d'Azur, et dans le Nord/Picardie. Au niveau national, le FN est le 1er parti (27% des intentions de vote) devant le PS (26%) et la droite traditionnelle (25%).

Hollande : rectifications diplomatiques

François Hollande a entamé une lourde semaine diplomatique : lundi, il a reçu à l'Elysée le Premier ministre britannique, David Cameron. Il s'est entretenu mardi avec Barak Obama. Mercredi ?

Il rencontrait Angela Merkel à Paris avant de s'envoler vers Moscou pour y rencontrer aujourd'hui, Vladimir Poutine. Et dimanche, il déjeunera à l'Elysée avec le président chinois XI-Jinping. En une semaine, le Président français aura rencontrer tous ses homologues du Conseil de sécurité des Nations unies, sans avoir oublier son principal allié dans l'Union européenne, l'Allemagne.

Au menu de toutes ces discussions, la grande coalition qu'il appelle de ses vœux contre Daesh. Le président de la République française en profitera certainement pour préciser à ses interlocuteurs les contours de la nouvelle politique étrangère de son pays. Des circonstances inattendues imposent à tous les chefs de l'exécutif d'infléchir voire de modifier profondément leurs plans initiaux. La violence soudaine et barbare des attentats qui se sont produits à Paris imposent cependant à François Hollande de procéder à un réexamen profond de sa diplomatie et sa politique militaire dans la situation qu'il a décrit devant les parlementaires français, comme une situation de « guerre ». D'autant que la ligne antérieure posait déjà problème et suscitait des critiques feutrées au sein même du gouvernement.

Sur la situation syrienne, la ligne « Ni Bachar, ni Daech » âprement défendue par Laurent Fabius, le ministre des Affaires étrangères, paraissait ainsi, avant même les attentats du 13 novembre, inopérante à beaucoup. L'intervention russe sur le terrain syrien a aiguisé les contradictions de la position française. Exiger des Russes le départ de leur allié Bachar el-Assad, comme préalable à tout élargissement de la coalition anti-Daech avait marginalisé la diplomatie française.

La posture française anti-Bachar était d'autant plus intenable que ses propres alliés dans la coalition menée par les Etats-Unis, avaient en réalité opté pour une attitude plus réaliste? Barack Obama et Vladimir Poutine s'étaient longuement entretenus, la semaine dernière en tête à tête, au sommet du G20 à Antalya, en Turquie. Les deux chefs d'état avaient ensuite d'une même voix déclaré qu'il faut un cessez-le-feu et une transition politique, sous l'égide des Nations unies, avec l'adoption d'une nouvelle Constitution dans les 18 mois, puis la tenue d'élections libres. Le problème Bachar était renvoyé à plus tard?

Grave incident turco-russe

Vouloir le départ d'Assad sans avoir le moyen de l'obtenir est une position trop théorique. Il faut bien tenir compte de la réalité. Les Occidentaux ne peuvent plus tenir la Russie pour une quantité négligeable donc, ils ont dû bouger par rapport à ça », juge de son côté Hubert Védrine, l'ancien ministre des Affaires étrangères de Jospin. « Je regrette que l'on n'ait pas pris en compte, depuis le début, l'importance des partenaires Iraniens et Russes sur ce secteur.

Le problème Bachar el-Assad se résoudra après. Pour l'heure, il faut mettre fin aux attaques de Daech», précise aujourd'hui Odile Saugues, la vice-présidente socialiste de la commission des Affaires étrangères.

François Hollande rencontre ce matin Vladimir Poutine, ils aborderont sans nul doute le sujet épineux de l'avion de chasse russe abattu mardi par la Turquie. L'un des deux pilotes est mort, l'autre a été capturé par des rebelles syriens. Pour justifier, cette curieuse agression entre « futurs alliés » de la grande coalition anti Daech, Recep Erdogan a argué qu'il souhaitait défendre son espace aérien, fréquemment survolé par la chasse russe. Barack Obama a souligné lors d'un échange téléphonique avec le président turc, que le droit de la Turquie de défendre sa souveraineté était « soutenu par les États-Unis et l'Otan ». La Russie défend mordicus que son appareil Soukhoï a bien été abattu par deux F16 turcs dans le ciel syrien.

Recep Erdogan a d'autres motivations que la préservation de ses frontières aériennes. La Turquie qui a depuis de longs mois, plus qu'une neutralité amicale vis-à-vis de Daech, souhaite depuis longtemps écarter el-Assad du pouvoir et gagner la Syrie dans sa sphère d'influence. Il ne pardonne pas non plus le soutien apporté par Moscou aux Kurdes syriens. La lutte contre les mouvements indépendantistes kurdes, notamment en Turquie et en Syrie est un grand combat du « calife » d'Ankara. La Crimée et l'Arménie, les turcophones de Syrie sont également des sujets de tension entre les deux pays.

Le président russe Vladimir Poutine a très vivement réagi à l'action de la Turquie, dénonçant un « coup de poignard dans le dos qui nous a été porté par les complices des terroristes (?) Notre avion, nos pilotes ne menaçaient nullement la Turquie », a souligné M. Poutine lors d'une conférence de presse. « Cet événement tragique va avoir des conséquences sérieuses sur les relations russo-turques », a-t-il menacé.

Cet incident, le plus grave depuis le début de l'engagement militaire de la Russie aux côtés du président syrien Bachar el-Assad fin septembre, intervient alors que François Hollande tente de convaincre les Américains et les Russes de former une coalition mondiale unique. Pas facile.

Syrie : que va faire la Ligue arabe ?

Les inflexions de la politique française concernent également son intervention militaire directe. L'arrivée du porte-avions Charles de Gaulle, décision prise avant les attentats, vient conforter une intervention aérienne qui semblait à bout de souffle : l'armée française va ainsi tripler sa capacité de frappes sur l'Irak et la Syrie. Jean-Yves Le Drian, le ministre de la défense a reconnu « qu'une victoire et une destruction de Daech passent obligatoirement à un moment donné par une présence au sol » mais? « cela ne veut pas dire la présence française au sol », a-t-il souligné : la France exclut même, officiellement, tout déploiement au sol de forces spéciales, contrairement aux Etats-Unis. L'état-major français en revanche regarde avec attention la situation au Liban. Il pourrait renforcer sa participation à la Finul et intensifier ses livraisons d'armes, via l'Arabie Saoudite, pour contenir un débordement de l'EI hors de ses frontières. Mais l'essentiel des enjeux militaires se dérouleront en Syrie et en Irak, sur le terrain. Les Occidentaux espèrent tous une intervention des pays arabes et « la puissance de feu des 600 aéronefs des pays de la Ligue arabe du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) en capacité de frapper l'Etat islamique avec efficacité, célérité et légitimité » comme le note le chercheur Emmanuel Dupuy. Mais la Ligue arabe est elle aussi dans une position attentiste, notamment sur la question d'une intervention au sol. L'excellence des relations de la France avec l'Arabie Saoudite et le Qatar est un atout qui comporte des pièges : les deux pays n'ont pas caché dans le passé, leur soutien financier et matériel à la mouvance djihadiste radicale et les deux pays conçoivent toujours l'Iran et accessoirement l'alaouite El-Assad comme des ennemis principaux. Paris devra clarifier sa relation privilégiée avec certains pays du Golfe dans l'éventuelle future grande Coalition, notamment dans la phase actuelle de normalisation des relations avec Moscou. Une grande coalition mise à mal hier matin, avec la destruction d'un avion russe par la Turquie?

Le marais européen

Pour Jacques Sapir, « un retournement est en train de se produire dans notre rapport avec l'Union européenne et avec l'Euro ». Cet économiste pointe les incohérences voire l'absence de politique européenne face au terrorisme : « la France porte seule en Europe le poids de cette lutte quotidienne ». Sur la question des réfugiés syriens, l'UE n'avait pas également brillé par l'adoption de mesures communes et cohérentes. Angela Merkel qui avait généreusement et spectaculairement grand ouvert les portes de l'Allemagne aux réfugiés syriens, les avaient discrètement refermées quelques jours plus tard. Plus généralement, les 28 états membres mènent sur ce dossier comme dans d'autres aussi sensibles, une politique purement nationale, soulignant une fois de plus qu'en dépit des rêveries fédéralistes, l'Union européenne n'a ni politique étrangère ni politique de défense commune. La France a d'ailleurs décidé de fermer ses frontières. Adieu l'espace Schengen, censé contrôler les frontières de l'UE !

La crise a même vu un acte sans précédent : François Hollande, européen plus que convaincu, disciple admiratif de Jacques Delors, s'est assis récemment sur le sacro-saint « non-dépassement des déficits budgétaires autorisés », dépenses de sécurité obligent : « le pacte de sécurité est plus important que le pacte de convergence » a-t-il déclaré devant les députés français. Rappelons que récemment la Grèce s'est vue sévèrement fessée pour bien moins que cela ! Nul doute qu'aujourd'hui, Hollande et Merkel se sont entretenus hier sur cet aspect délicat de la coopération franco-allemande.

L'internationalisation de la crise irako-syrienne ouvre donc une longue phase d'instabilité et de rectification des équilibres diplomatiques. François Hollande a su avec courage, saisir le débat à bras-le corps et apporter les premiers correctifs pragmatiques. Mais le chemin sera long.