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"The Weakest Link"

par A. Benelhadj

"Deux dangers ne cessent de menacer le monde ; l'ordre et le désordre." Paul Valéry

Tous les chemins mènent à Canossa.

L'attentat revendiqué par l'Etat Islamique vendredi dernier qui a fait des dizaine de victimes à Paris, par-delà les images épouvantables que les médias diffusent, est en train de servir de point d'appui à un changement majeur dans le paysage conflictuel que subissent le Proche Orient et l'Europe de l'est.

Ces changements sont perceptibles depuis quelques mois. La position française, marquée par une intransigeance incompréhensible à l'égard de l'Iran et de la Syrie, précisément parce que c'est objectivement contraire à ses intérêts, semble aujourd'hui largement entamée. La majorité socialiste et son opposition - toutes deux arc-boutés obstinément sur la même ligne - font volte-face sans bilan critique et sans explications et profitent des circonstances pour solder un cap intenable.

"C'est vrai que c'est un changement dans la ligne que nous suivons depuis 2011 pratiquement, mais le monde a changé" reconnaît sans état d'âme A. Juppé.

Les présidents français (l'ancien, le nouveau et le prochain) n'en sont pas encore à demander audience à B. El Assad, mais d'ors et déjà on peut penser que la politique étrangère de la France (à supposer qu'un tel vocable ait quelques pertinence) vient de connaître plus qu'un tournant. Des observateurs avertis disent le ministre des Affaires Etrangères sur le départ depuis quelques jours: si tel devait effectivement être le cas, ce serait moins à cause d'une divergence avec la nouvelle ligne, que le signe que sa politique a épuisé une limite que son président connaîtra à son tour en 2017.

Cette politique pose de vraies questions au coeur d'une tragédie mortifère que n'avait jamais vécu la capitale française dans son histoire récente. Mais avant d'en venir aux questions de fond, le retour s'impose aux événements.

Gouverner par la peur

"Il y a de quoi avoir peur..." Déclaration surprenante du président français lors de sa toute première allocution en soirée du vendredi 13 novembre. Au lieu de rassurer, de sécuriser et d'inspirer le sang froid, gage de maîtrise attendu de lui, du haut de sa charge le chef d'Etat confesse sa frayeur.

Cela dénote à la fois une réelle panique de l'exécutif français et une mauvaise habitude de politicard: tenter de tirer parti de l'attaque "terroriste" pour contenir une impopularité record. Les politiques aux affaires savent combien les tragédies confortent leur position. Mais seuls les incompétents ignorent combien que ces répits sont très éphémères. Ainsi en fut-il des suites de l'attaque contre la rédaction de "Charlie-hebdo" en janvier dernier. Aussitôt retrouvée, aussitôt perdue.

Le pragmatisme et le réalisme mènent à des accommodements et à des compromissions insoupçonnables en ce qu'ils n'aident pas leurs partisans à distinguer entre la lucidité, le courage et la docilité.

Le gouvernement par la peur est une vieille tentation opportuniste que chérissent les pêcheurs en eaux troubles. R. Girard qui vient de nous quitter a ausculté ce travers sous tous ses archétypes.

La peur doit avoir un visage: "l'ennemi intérieur".

Le lendemain, le même président bouleversé dans un discours toujours débordant d'émotion que celui de la veille désigne enfin son ennemi et cède à reculons, mot après mot, aux extrêmes populistes qui déferlent sur les urnes un peu partout en une Europe hérissée de piques, clôturée de douves et de doutes.

La légende de la "cinquième colonne" a beaucoup servi dans l'histoire. C'est généralement ainsi que les défaits s'expliquent leur défaite. De Guillaume II à Pétain. De Charles IX à Hitler. Et de Millerand à Francisco Franco.

A trop ne se toiser que de profil, c'est toujours vers les boucs émissaires que les pleutres pointent leurs doigts.

L'histoire bégaye. Depuis 2004, la France remonte le temps et régresse de la République du Général de Gaulle à celle de Guy Mollet. Déjà dans les rues de Paris se murmurent de plus en plus haut les mots entendus naguère dans les rues de l'"Algérie française".

Certains se tiennent prêt à entreprendre de nouvelles ratonnades ou à édifier de nouveaux camps de concentration...

De la violence préventive d'Etat qui bouscule la liberté au nom de la sécurité. Les Spin-Doctor qui prolifèrent à la saison des tragédies, prédisent les Français, travaillés au corps à corps, prêt à y consentir...

"De la guerre"

"La France est en guerre" proclament en transe le président et son Premier ministre.

Brutalement, les autorités françaises sont mises en face des conséquences de leurs actes. Que les Français meurtris par ce déchaînement abominable de violence soient surpris, cela peut se comprendre. Mais que ceux qui décident pour eux et les médias "embarqués" soient étonnés, c'est cela qui est étonnant.

Comment pouvaient-ils un seul instant croire qu'ils pouvaient guerroyer impunément, à l'insu des Français qui n'ont pas été consultés, un peu partout en Afrique, en Méditerranée méridionale et orientale sans que le désordre que sèment leurs nefs, leurs canonnières, mais aussi leurs industries et leur commerce inégal, déborde les théâtres d'opération que l'on croit à tort avoir circonscrit et concédé aux professionnels de la guerre?

Quand on fait la guerre à quelqu'un, il faut bien s'attendre à ce que celui-ci réplique un jour ou l'autre.

C'est ce qui arrive quand on crache en l'air.

La guerre est une bêtise qui se fait à deux. Plus si affinités.

Le "maillon faible"

Une nation ne peut se dire souveraine, si elle est incapable de distinguer ses amis et ses ennemis. Et pour justifier les sacrifices que l'on fait à ses ennemis et que l'on subit, il s'impose aux gouvernants de le dire et de l'expliquer.

Le problème de la France est qu'elle fait la guerre sans choisir et hiérarchiser ses adversaires. Au point qu'on ne sait plus au juste contre qui et pour quel buts au juste elle se bat.

D'un côté, Paris déclare de facto la guerre à Damas appelant à "neutraliser" son président et, de l'autre, elle fait mine de bombarder ses ennemis islamistes.

D'un côté elle participe à un containment de Moscou, de Damas, de Moscou et de Téhéran et, de l'autre, ses parlementaires défilent tour à tour dans ces différentes capitales et dénoncent de facto ce qui tient lieu de politique étrangère à Paris.[1] D'un côté, l'Elysée et le Quai d'Orsay accusent Moscou de menacer l'Ukraine et de vouloir soumettre à nouveau les ex-pays de l'Europe de l'Est et renoncent par conséquence à lui vendre des Mistral (qui ne confèrent aucun avantage stratégique, alors que le déficit extérieur français devient de plus en plus structurel) et de l'autre, c'est l'ancien président N. Sarkozy qui parade joyeusement au Kremlin le 29 octobre dernier, en compagnie d'un V. Poutine réjoui des incohérences hexagonales.

Quel spectacle!

La France rejoint l'OTAN au moment où celui-ci perd sa raison d'être. Ayant placé ses forces armées sous commandement étranger, il est donc parfaitement logique que c'est désormais le Congrès des Etats-Unis qui décide de ses engagements et qui l'oblige à piloter à vue et à courir derrière l'Oncle Sam.

Il s'ensuit une malheureuse succession de camouflets infligés par ses "alliés" à l'exécutif français: mars 2013 Paris découvre que les Etats-Unis négociait en secret avec l'Iran. Eté 2013, à la dernière minute, Obama contraint Paris à renoncer à sa campagne militaire en Syrie au cours de l'été 2013. Washington décide d'entreprendre en décembre 2014 de rétablir des relations normales avec Cuba... Le 11 mai 2015 F. Hollande débarque à la Havane tandis que les très nombreux anticastristes parisiens achèvent d'avaler leurs chapeaux.

Moscou, Damas et Téhéran condamnent et présentent leurs condoléances sur l'air "on vous l'avait bien dit"...

L'attentat de Paris du vendredi 13 novembre est suivi mardi 17 de la reconnaissance par Moscou de ce que le A321 qui s'est écrasé dans le Sinaï le mois dernier a bien été victime d'une bombe, attenta revendiqué par le même EI.
 
Cette reconnaissance, crainte en ce qu'elle pouvait altérer le soutien de l'opinion publique russe à ses dirigeants et à sa politique étrangère, place au contraire aujourd'hui la Russie aux côtés des pays qui a beau jeu de se reconnaître victimes des mêmes désordres.
 
La tragédie parisienne - au grand dam des Français jusque-là violemment et radicalement hostiles à Poutine - offre ainsi à Moscou un argument inespéré. Peut-on sérieusement lui en vouloir de soutenir Assad contre ceux-là même qui tuent des civiles innocent à Paris?

La conduite de Paris trouble aussi ses partenaires européens, en particulier Berlin qui, avec un doigté remarquable, pointe les déficits politiques, économiques, financiers et commerciaux de son voisin. Tout en continuant pour des raisons évidentes (la France n'est pas du même format que la Grèce) à le couvrir sur les marchés.

Elle fait la guerre sans s'en donner les moyens. Avec un porte-avions qui claudique et une politique étrangère illisible. Les bombardements français comptent pour moins de 5% de toutes les opérations aériennes contre l'EI, tous fronts confondus.

Ce mardi 17 novembre, à la faveur de la visite du très francophile Secrétaire d'Etat américain[2] la France avale une couleuvre de plus : du bout des lèvres le président français (et quelques uns de ses opposants) consent à tenir Moscou pour partenaire légitime dans sa lutte contre le "terrorisme islamiste".

Comment ne pas voir dans la tragédie qui vient de se dérouler à Paris la conséquence, peu ou prou, de ces incohérences et de ces confusions.
Rédigé dans un français très opérationnel, le texte de revendication des commanditaires de "l'Etat islamique", si on laisse de côté la phraséologie sacrificielle teintée de religiosité que charrie les mouvements de cette nature, a un mot terrible à l'endroit du président français: "l'imbécile de France". Les attaques ad hominem, avec une personnalisation des conflits internationaux se multiplient, en particulier depuis la mise à prix de la tête de Ben Laden. Mais pointer F. Hollande paraît incongru dans ce contexte.

A quelles jongleries l'Elysée se serait-il prêté pour mériter un tel qualificatif?

A la lumière des faits, il y a des conclusions simples à considérer:

Les Européens et leurs alliés nord-américains mondialisent unilatéralement leurs intérêts. Ils ont le choix entre une mondialisation heureuse, paisible, respectueuse des équilibres économiques, sociaux et environnementaux et un repli identitaire, politique derrière d'inutiles murailles qui n'offrent aucune sécurité à des mentalités de barricadés.

Aucun tri artificiel entre victimes des guerres, de la misère ou des déséquilibres de l'environnement ne suffirait à tarir les flux des hommes qui croient trouver prospérité et paix là où les ghettos du chômage et de l'inégale répartition des richesses sont gros d'un potentiel redoutable de violence qu'espèrent s'épargner des architectes en multipliant les caméras urbaines, en recrutant des milliers de gens d'armes et en instituant de très "démocratiques" Patriot Act que W. Bush Jr a inaugurés après septembre 2001.