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Madani Mezrag, le fils non désiré d'octobre 1988

par Abed Charef

Madani Mezrag fait partie du passé douloureux de l'Algérie. Peut-il constituer l'avenir du pays ?

Le FIS était l'enfant non désiré d'Octobre1988. Madani Mezrag, qui se veut l'héritier du parti dissous, est quant à lui l'héritage encombrant de la réconciliation nationale. Vivant dans un statut ambigu depuis la trêve de 1997, il navigue, depuis, au gré de l'actualité. Quand les vents lui paraissent favorables, il montre ses muscles et revendique une place au soleil, menaçant de représailles ceux qui empêcheraient son retour sur la scène publique. Mais quand la pression devient trop forte, il se fait discret, en jouant à l'équilibriste entre des troupes à qui il a fait beaucoup de promesses, et des interlocuteurs au sein du pouvoir experts dans l'art du dribble.

Cette fois-ci, Madani Mezrag a haussé le ton. En cet automne 2015, il sent que le pays est en train de prendre un virage, et il ne veut pas le rater. Le départ de Toufik Mediène constitue, pour lui, un point de rupture très délicat. Son principal interlocuteur au sein du pouvoir n'est plus là. Et comme la décision en Algérie n'est pas institutionnelle, il se demande si les accords conclus avec des hauts responsables tiendront toujours quand ceux-ci ne seront plus en poste. Il se cabre, se demandant s'il n'a pas été berné. Ce qui l'a amené à remettre publiquement en doute des déclarations du président Abdelaziz Bouteflika.

Au milieu des années 1990, Madani Mezrag a négocié avec Smaïn Lamari, patron du contre-espionnage et numéro deux du DRS, mort en 2007. Après des premiers contacts établis dès 1995, Smaïn Lamari s'était rendu dans les maquis de l'AIS auprès de Madani Mezrag, dont il avait réussi à gagner la confiance. Selon un scénario assez fréquent, les deux hommes étaient devenus des interlocuteurs qui se comprenaient, frisant la complicité. Mais Lamari avait toujours gardé un avantage décisif. Mieux outillé, mieux formé, plus rompu à ce genre de situation, l'ancien patron du contre-espionnage a amené le dirigeant de l'AIS sur le terrain qu'il voulait.

OPACITE

Un accord, dont les détails n'ont jamais été rendus publics de manière solennelle, a été conclu. Il commençait par une trêve décidée par l'AIS, et devait avoir des prolongements juridiques et politiques qui pèsent encore sur le pays. Il y avait, dans cet accord, une clause permettant aux anciens du FIS de créer, à terme, un parti, et sous quel nom ? Difficile de le dire. Il semble qu'il n'y a pas eu de décision tranchée sur le sujet, les deux parties ayant plutôt convenu de laisser les choses mûrir, en s'engageant de manière pragmatique sur une voie très complexe.

Selon toute vraisemblance, l'ancien président Liamine Zeroual a été plus moins tenu à l'écart des négociations. Mis au courant de l'accord, il a préféré partir, lui qui s'était installé dans une logique de confrontation. C'est alors que Abdelaziz Bouteflika est entré en jeu. Il a accepté de valider l'accord, ce qui lui a ouvert les portes de la présidence de la République. Il a donc cautionné l'accord, il l'a publiquement défendu, et en a fait un programme politique. Il l'a ensuite concrétisé par une loi, adoptée par référendum. Dans la douleur, le pays pouvait tourner la page. Le FIS n'existait plus, l'AIS avait déposé les armes, les islamistes attendaient une compensation qui viendrait lorsque la situation politique le permettrait. Ce n'était pas le meilleur accord du monde, il n'établissait ni vérité ni justice, mais il permettait au pays de respirer.

PARRAINS DE L'ACCORD

Le processus était à peine engagé que Smaïn Lamari disparaissait. Toufik Mediène était naturellement devenu le parrain de l'accord, et le garant du respect des clauses qu'il contenait. Son départ, aujourd'hui, inquiète donc Madani Mezrag, qui ne sait plus à quels interlocuteurs il aura affaire, ni si ceux-ci vont respecter les clauses de l'accord conclu il y a bientôt vingt ans. Il a de sérieux doutes. Et quand le président Abdelaziz Bouteflika a sèchement répondu aux déclarations de Madani Mezrag sur l'éventualité de créer un parti, celui-ci s'est rebiffé. Il a publiquement mis en doute les capacités physiques du chef de l'Etat, et émis l'hypothèse selon laquelle les déclarations imputées au président Bouteflika émanent d'autres centres de pouvoir, mais pas du président lui-même.

Le chef de l'AIS cherche aussi des témoins. Il a publiquement cité Ali Benflis, qui aurait été mêlé à une phase des négociations avec l'AIS. Cherche-t-il à tranquilliser ses troupes, ou bien veut-il réellement créer un parti ? Comme beaucoup d'acteurs, il sent que le moment est important. Le pays peut prendre des virages décisifs. Il veut se placer. Va-t-il réussir à le faire ? Pourra-t-il créer un parti ? Le pouvoir va-t-il laisser faire, sachant que la blessure n'est pas encore guérie ?

RATES D'OCTOBRE

En fait, ces questions elles-mêmes sont erronées. Elles mènent systématiquement à l'impasse. Elles sont aussi inutiles que celles consistant à se demander, aujourd'hui, si Octobre 1988 était une révolte populaire ou le résultat d'une guerre au sommet du pouvoir. A quoi servirait-il de savoir s'il y a eu manipulation en octobre 1988, qui a manipulé la rue durant ces folles journées, et si les islamistes ont participé aux émeutes, s'ils en ont été les initiateurs, ou bien s'ils ont seulement tenté de les récupérer à leur profit.

Par contre, les vraies questions demeurent toujours posées, mais elles intéressent peu de monde. Comment en est-on arrivé à une situation où l'armée algérienne a été contrainte de tirer sur des Algériens? Quel processus politique et sociologique a mené un pays porteur de tant d'espoirs à une situation où la violence est devenue instrument essentiel d'arbitrage? Pourquoi les changements souhaités après octobre 1988 n'ont pas abouti? Pourquoi les islamistes, tapis dans l'ombre, condamnent toute une révolution démocratique dans un pays arabe à finir dans le sang ?

Dans la même veine, savoir aujourd'hui si Madani Mezrag va créer un parti, et si Issaad Rebrab sera arrêté à son retour éventuel en Algérie n'a pas d'intérêt en soi. Ce serait à peine un indicateur de l'évolution du pays. Par contre, savoir ce que peut devenir l'Algérie, et comment chaque acteur peut y contribuer aujourd'hui est essentiel. Cette construction est encore à venir. Sans Toufik Mediène, sans Abdelaziz Bouteflika et sans Gaïd Salah.