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Rébellions kabyles, révoltes algériennes

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Tahar Djaout & Lounis Aït Menguellet. Temps clos et ruptures spatiales. De l'anza à l'esprit d'asefru. Etude de Ali Chibani (préface de Beida Chikhi).Koukou Editions

(L'Harmattan, 2012), Alger 2014, 360 pages, 1.000 dinars.

L'histoire du pays s'est écrite au fil du temps et des siècles, jusqu'à nos jours, sur des conflits et des guerres. Comme le dit l'auteur, c'est un «retour à répétition» de l'affrontement collectif avec un effet sur la perception de l'espace-temps ... chez tous les Algériens et plus particulièrement les Kabyles.

Le chercheur va analyser le thème littéraire du «retour du même» à travers les œuvres d'un écrivain (francographe, terme préféré de Djaout ou francophone, comme il vous plaîra), Tahar Djaout et d'un poète ?chanteur (kabyle), Lounis Aït-Menguellet. Démarche : comparaison générale des textes pour dégager des points de convergence ou de divergence ; découverte du thème ; stratégies poétiques...

Les deux, prenant conscience des usurpations dont ils ont été victimes, se sont donné les moyens (grâce à la poésie et au chant, ou les deux ensemble) d'affirmer leur identité individuelle et collective par des actes libres qui veulent analyser le réel et nommer l'objet de leurs rêves pour qu'il fasse l'événement. Le texte littéraire restant surtout un geste culturel, le désir de vérifier son influence sur les autres se fait ressentir. Ceci a amené Ait Menguellet et Djaout à prolonger la performance de l'œuvre dans des actes humanitaires ou par des actes journalistiques engagés. L'un a été souvent emprisonné, et l'autre a été assassiné.

Anza : en Kabylie, c'est un terme qui désigne le cri du mort. Il résonne une fois dans l'année, à l'heure et au lieu où son auteur a été tué

Asefru : poème... Il veut et devrait rompre la «clôture» du temps sur l'acte de violence. Pas facile ! Ce qui nécessite tant et tant de stratagèmes poétiques pour en sortir.

Du génie, en vérité.

L'auteur: Ali Chibani est docteur en littérature comparée. Auteur d'un recueil poétique, «L'Expiation des innocents», il est animateur d'un blog, «La Plume francophone». Il est aussi journaliste, collaborant à divers organes de presse.

Avis : du long, du lourd. Incontournable pour saisir l'essentiel de la poétique kabyle et l'âme amazighe (dont la mystique soufie est un élément constitutif de l'identité, il faut le savoir ). A noter que l'ouvrage a été «refusé» par des éditeurs algériens «parce qu'ils ont jugé le niveau élevé, donc pas de lecteurs».

Citations : «Depuis l'indépendance de l'Algérie, le retour de la violence n'a de cesse de dicter et de crier sa Loi dans un pays où les mémoires retiennent surtout les moments de crise» (p10), «Si la violence est un langage qui change, elle reste une langue fixe. L'expression et les protagonistes de la violence peuvent varier, mais le registre reste toujours celui de la violence» (p 15), «Le poète est la figure suprême de l'œuvre littéraire générée par la violence historique.

Il est un passeur de vérités et un passeur de rêves» ( p 340), «Lorsqu'on vit dans un pays marqué par le retour de la violence, lorsqu'on compte parmi les peuples minorés et menacés, l'avenir devient tout simplement un risque à courir» (p 346)

L'Allumeur de rêves berbères. Roman de Mohamed Fellag .Tafat Editions, Alger 2014, 227 pages, 500 dinars.

La décennie rouge qui commence. Le Fis «écarté» d'une victoire certaine aux élections législatives, une vie politique qui part en «vrille»... Dèjà, on assassine tout ce qui pense, tout ce qui doute, tout ce qui dérange, tout ce qui n'est pas «eux». Il ne fait pas bon d'être journaliste ou écrivain ou artiste ou enseignant... C'est ce qui arrive à notre «héros» qui, femme décédée de chagin et d'angoisses, enfants partis ailleurs, menacé de mort violente (des lettres anonymes glissées sous la porte), et profitant d'une retraite relativement intéressante, se réfugie dans son appartement haut perché. Durant la journée, il observe la société et sa cité (un meltingpot d'idéologies et de comportemnets : des barbus, des imberbes, une pute généreuse, une pied-noir très âgée de confession juive, très proche des populations (où l'enterrer à sa mort ? Telle est la question du jour : femme de moudjahid connu, elle a droit, commme son mari décédé, au carré des martyrs d'El Alia), des mamans inquiètes, un «Géo-trouve tout» qui distille de l'alcool dans la cave, la gestion des pénuries récurrentes d'eau, les «ficelles» pour réparer la parabole collective... Durant la nuit, profitant (sic !) du couvre-feu imposé par la situation, il se rend dans une «boîte», sur la côte, pour noyer son ennui et sa peur, en compagnie d'autres chanceux (re-sic !), dans l'alcool.

Pris entre trois «feux», celui des pénuries d'eau, celui des terroristes et celui des contre-terroristes... (lire le dialogue ?plutôt un monologue macabre et surréaliste imposé ? avec des «officiers» de la Sm, pp 210 à 218), n'arrivant même plus à venger ses amis assassinés (la pute généreuse et «Géo trouve tout», le décalé )... peut-être par l'autre ami, certainemnt «retourné» par les «frères», il ne lui reste plus que ses rêves berbères (fait de comportements provocateurs, presque recherchant la mort)... en attendant l'exil. Continuer de vivre sa vie librement, mais une vie de rat menacé de mort.

L'auteur : né en 1950 à Azzefoun, humoriste (on se souvient des années 88-90 et des salles combles, à Alger, pour l'entendre et rire avec lui, même des choses les plus tristes), acteur de cinéma et homme de théâtre... et enfin homme de lettres avec plusieurs ouvrages.

Avis : à lire. Vous avez du style, des idées, de la critique sociétale et politique, et aussi, sur fond de tragédie, énormément d'humour. A la berbère ! A l'algérienne !

Citations : «Je suis écrivain. Ecrivain dans un pays où ne sont éditées que des œuvres asexuées, gommées de toutes les aspérités caractérisant la pensée individuelle» (p21), «Le buveur de vin est un Don Quichotte qui se bat contre les moulins de la morale, érigés tels des check-points sur le vaste champ du puritanisme galopant» (p 61), «Dans ce pays, l'Intelligence est considérée comme la dernière roue de la carosse (... ). Entre les bars où s'entassent des marginaux pour s'imbiber de mauvaise bière et les mosquées devenues des refuges pour faux dévots qui prêchent la haine, il n'y a plus rien» (p 92), «Le pays ne fonctionne qu'avec des circulaires, c'est pour cela qu'il tourne en rond» (p 192). «Les hommes de notre pays sont divisés en deux catégories : ceux qui boivent comme des charretiers en insultant le sexe des mères des autres, et les autres !(... ) Les autres ! Ceux qui s'enivrent avec le verbe de Dieu qu'ils ont détourné à leur profit pour en faire commerce. Mais le drame, c'est qu'entre ces deux ivresses, il n'y a rien ! Ou si peu ! Tous des escargots... démocrates, laïcs, anti-fascistes, berbérophones, arabophones, francophones, universalistes, modernistes cachés, blottis, rétractés comme l'escargot dans sa coquille. Pour faire plaisir, pour ne pas se faire assassiner, par gentillesse, les escargots renient leurs idées, sacrifient leurs ambitions et bavent sur les murs en les rasant» (p 202).

FFS contre Dictature. De la résistance armée à l'opposition politique. Mémoires de Abdelhafidh Yaha, recueillis par Hamid Arab. Tome II : 1962-1990. Koukou Editions,Alger 2014, 301 pages, 800 dinars.

Il a tout vu, il a tout connu de la guerre de libération nationale. Ainsi, il a rencontré ou croisé au maquis les plus grands. Résistant, rebelle, amer, mais toujours humain ! Avec toujours, au cœur, la Kabylie, bien sûr, et surtout la cause d'une Algérie libre et démocratique. 1962, l'Indépendance. Hélas, le combat n'est pas encore terminé. Les nouveaux dictateurs (l'armée dite «des frontières», dirigée par Boumediène comportant en son sein beaucoup d'anciens officiers de l'Armée française... ayant rejoint, bien souvent sur le tard, l'Aln, et armée bien organisée, puissemment nantie et supportant les politiques du «clan de Tlemcen», dirigés par Ben Bella) sont là.

A. Ben Bella au pouvoir va vouloir tout régenter, tout diriger au nom d'un socialisme dirigiste teinté de castrisme, de marxisme, de populisme, d'arabo- islamisme... un patchwork... indéchiffrable.

Les leaders historiques sont peu à peu écartés des grandes allées du pouvoir et de la décision. L'opposition d'abord politique puis, rapidement, armée, s'organise, d'abord en Kabylie... et ailleurs. L'auteur se retrouve parmi les principaux fondateurs du Ffs (au départ «une force politique démocratique à vocation nationale»), créé avec Ait Ahmed Hocine... et le charismatique colonel Mohand Oulhadj.

La suite est un long fleuve tumultueux de combats, d'arrestations, de tortures, de morts (au combat ou fusillés) mais ausssi de luttes intestines, de défections, de retournements de veste, d'incompréhensions, de trahisons aussi, de détournements d'objectifs... et de finances, de déceptions, de négociations, de tentatives de récupération par le système... et par les «amis» de l'extérieur, d'exil (65-89), d'assassinats politiques... et d'autres révoltes sous d'autres formes. La plus grande déception est venue de celui qu'il attendait le moins d'autant que c'était celui qu'il respectait le plus : Hocine Ait Ahmed... surtout à partir du moment où il s'était «rapproché» de Ben Bella... en exil. La politique a de ces voies bien obscures que les révolutionnnaiores durs et purs n'acceptent pas bien souvent.

2014 : un fleuve qui, hélas, ne s'est pas encore arrêté... Car, comment peut-on oublier 227 «martyrs du Ffs» (base : 1ère liste non exhaustive établie en 1965, p 279) et le grand nombre de blessés ? Et, comment peut-on ignorer qu' «aujourd'hui encore sévit une idéologie sectaire, intolérante et répressive : l'arabo-islamisme... que le débat politique est réduit, pour l'essentiel, à des questions d'organisation du Fln, de répartition du pouvoir et des privilèges entre les membres des clans, et de répression pour neutraliser toute voix discordante».

Abdelhadifdh Yaha ? Révolutionnaire un jour, révolutionnaire toujours ! Et, assurément, gros sur le cœur... et de la rancune à en revendre!

L'auteur : est né à Takhlidjt Nath Atsou, le village où Fadhma N'Soumeur avait rempli sa dernière mission de résistance. Lui, touché par le virus de la rebellion, et pour continuer la longue chaîne de résistance, il s'investit très jeune dans le mouvement national. Scoutisme, émigration... et, enfin, les armes à la main, il combat, en wilaya III, s.a.n.s q.u.i.t.t .e.r l.e t.e.r.r.i.t.o.i.r.e n.a.t.i.o.n.a.l. Il y aura un autre maquis (62-65), puis un long exil (65-89). Rappel : Le tome I (1948-1962) a été publié en 2011. Il a été présenté dans cette chronique.

Avis : trop de détails, car souci de l'auteur de ne rien oublier et de tout dire. Sur les faits. Sur les hommes. Sorte de Verbatim d'une révolte continuelle. Mais, les mémoires des (anciens) moudjahidine se lisent toujours sans regret quelle que soit leur orientation et les rancunes encore vivaces, et il y a de quoi ! Au minimum, ils nous éclairent sur le passé de bien des dirigeants ainsi que sur les forces et faiblesses de notre peuple. L'histoire bien nue ! Evènementielle, avec ses trous et ses bosses, ses vérités crues et ses exagérations, comme je l'aime. Car, c'est la seule qui puisse permettre aux historiens (universitaires) de faire, sur cette base, mais après des recoupements et un tri méthodique, du bon travail. Dommage que nos «éléphants» ne veuillent pas lire (sur leur passé) et que les jeunes ne sachent plus lire.

Citations : «Dans sa soif de pouvoir et sa volonté de tout régenter, Ben Bella a réussi une prouesse bien rare : faire consensus contre sa personne «(p 34), «Inventée par le premier président algérien, la «main étrangère» deviendra l'arme fatale du régime chaque fois qu'il se sentira menacé par un mouvement de protestation» (p 35), «L'histoire est pleine de révolutions qui ont commencé dans la liberté et qui ont fini dans la servitude»(p 55), «Devant la fermeture de l'espace politique, et la répression des opposants qui ne fait pas dans le détail, la guérilla reste l'ultime moyen de lutte contre la dictature» (p 84).