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Le véritable fléau ou nouvelle guerre du siècle: L'urbanité globalisée tueuse de civilisations rurales et de leur progrès humain

par Hassan Tsaki *

La question du réchauffement climatique n'est qu'un expédient, trouvé et exploité en prétexte à une fuite en avant organisée des politiques devant leurs responsabilités, en principe, de vocation. Les vrais problèmes et dangers qui se posent à l'humanité, aujourd'hui, sont à rechercher ailleurs !

Il est aussi vrai et qu'historique que la ville s'est toujours inféodé la campagne. La ?'civilisation urbaine s'et toujours construite et développé au détriment et sur les décombres généralement des sociétés agraires et du monde rural. Pourtant c'est ce dernier qui est et fut toujours à l'origine de la véritable production de richesses et du progrès humain.

Et c'est dans ce nouveau contexte d'antagonisme et de dualité pseudo-moderne urbanité-ruralité que s'exerce réellement le choc des civilisations ou de modèles d'organisation sociétale en ce début du XXIème siècle. Le fameux affrontement Est-Ouest, puis Nord-Sud et enfin celui des prétendues hégémonies idéologiques ou religieuses ne constitue en fait que l'arbre qui veut cacher la forêt et qui nous oblige déjà à tendre le regard ailleurs alors que les fondements des sociétés humaines et de progrès sont sérieusement, dans le Nord comme dans le Sud, en voie de dislocation irréversible. Il faut redonner de la dignité et des perspectives d'avenir et de cohésion à la ruralité pour en faire, comme par le passé lointain, un complément synergique à la civilisation non seulement urbaine mais rassemblée. Seule cette dernière peut servir et construire réellement, et sans trop de remous sociaux, le bonheur et le progrès durable chez tous les peuples de l'humanité.

Dans l'heureux périple et long parcours de l'humanité, l'homme est passé de la condition de chasseur, puis de cueilleur et enfin d'agriculteur-éleveur. Son rapport à la terre, à l'agriculture et à l'élevage est aujourd'hui millénaire et a constitué l'essentiel de son évolution et équilibre avec les éléments de la nature?Depuis la deuxième moitié du XXème siècle, nous assistons à un renversement, au début progressif puis de plus en plus brutal, de ces équilibres qui ont permis la bonne évolution et le progrès humain continu. Nous sommes passés des formes d'exploitations agropastorales tribales, familiales, individuelles puis aujourd'hui franchement agro-industrielles anonymes et surtout de type capitaliste, et à vocation impérialiste, car bâties essentiellement sur des principes et rapports de profits maximums et de dividendes à produire dans de très courts termes pour enrichir en premier et ostensiblement les leaders, puis les gestionnaires et enfin les actionnaires. Quant aux grandes masses de l'humanité, sociétés et peuples confondus, quelles que soient leur origine, ethnie, et nationalité, elles ne sont plus perçues qu'à titre seulement de consommateurs et de marché potentiel ou effectif.

Et afin de préserver et protéger cet immense marché mondialisé aujourd'hui, même le rapport professionnel, mental, affectif et parfois même sacré qu'avaient établi les hommes, depuis des millénaires avec la terre, a subi une désaffection progressive jusqu'à même, en ce début du XXIème siècle, un pur démantèlement dans les valeurs de la société et des populations.

Ainsi, les peuples d'aujourd'hui, assistent dans presque l'indifférence totale et sans aucune réaction ni réserves à la privation et capitalisation de grandes concessions de terre, en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie. Terres et grandes concessions de territoires qui vont être affectés en priorité aux cultures et productions agro-industrielles à plus grande plus-value commerciale (productions d'oléagineux pour la production des huiles et matières grasses de table, de soja, maïs et autres légumineuses et céréales essentiellement OGM servant de nos jours, entre autres, comme concentré alimentaire d'élevage intensif, ainsi qu'à bien d'autres produits agricoles ou agro-énergétiques à forte rentabilité commerciale, etc.)

Pourtant, parmi les grandes questions qui se posent aujourd'hui et presque indifféremment à toutes les sociétés, nations et peuples du monde, figure bizarrement le chômage et particulièrement celui bien dramatique et interrogatif des jeunes, diplômés fussent-ils ou pas !

La terre et les sols devraient être considérés, en vertu de leurs valeurs civilisationnelle et de progrès des sociétés humaines, comme un patrimoine inaliénable des hommes. Ce qui, pour l'heure et ses nécessités économiques et de justice sociale manifestes, partout et indifféremment dans notre monde compte tenu des réalités d'aujourd'hui, devraient inciter les politiques et décideurs de se libérer davantage de l'influence intéressée des lobbys en revoyant sérieusement et inéluctablement leurs dispositions pour de nouvelles politiques agricoles courageuses libérant des moyens d'accès réels à la terre pour ces milliards d'individus, laissés pour compte et exclus de la ruralité heureuse ; devenus, de nos jours, sans perspectives réelles, dans l'urbanité et surtout péri-urbanité où on continue de les marginaliser et de les entasser dans les pays du Sud comme ceux du Nord, où cela a été initié il y a quelque 70 ans avec cette ?'Révolution'' appelée, pourtant et bien contradictoirement, ?'Verte'' !

C'est ainsi qu'on assiste cette année et, il faudrait le souligner peut-être un peu tardivement, à la consécration par les Nations unies et la FAO de l'année 2015 comme Année internationale des Sols. Mais célébrer correctement et de la manière la plus édifiante l'année internationale des sols, doit se faire déjà par l'initiation et l'animation de grands et multiples débats critiques à caractère sociétal dirigé surtout vers le grand public. ?'On ne prêche pas dans le désert'' ou devant un auditoire acquis. Il faudrait, en un mot, trouver les formes de communication et de conscientisation recherchées par des approches et protocoles innovants de dé-ghettoïsations de la science et de ses disciplines. ?'Dans la rue, la musique'', disait le poète ! Inspirons-nous?Mais, au juste, que signifie pour nous, et bien sûr, pour le commun des mortels, cette année de consécration internationale des Sols ?

Les sols, ces réelles entités et patrimoines naturels, à l'origine de la genèse et continuité heureuse des civilisations humaines.

Le sol, support écologique essentiel à la vie et à sa perpétuation, a constitué le ?'ferment'' et soutien capital des civilisations -mésopotamienne et égyptienne- et de leur continuité millénaire. En effet, les sols issus des limons fertiles et épandages du Tigre et de l'Euphrate, ainsi que les apports incessants en richesses minérales et organiques drainés par le Nil de par les milliers de kilomètres qu'il parcourt à travers l'Afrique et sa diversité, sont de fait à l'origine de la genèse, du développement et de la permanence plusieurs fois millénaire de ces grandes civilisations afro-asiatiques et de leur épanouissement économique, politique, culturel , architectural et artistique sans égal jusque-là.

Le sol, ce bio-réacteur est, par excellence, le domaine d'intersection et d'interaction de la lithosphère, de la biosphère et de l'atmosphère. Il est à l'origine du maintien et perpétuation de la vie végétale, animale, microbienne et par extension humaine aussi. Les cycles naturels générés par les sols vont jusqu'à drainer, épurer, décontaminer et recycler durablement les eaux, l'atmosphère, et le milieu naturel dans sa globalité. C'est une véritable ?'machine'' naturelle de renouvellement et d'enrichissement des ressources nutritives et de transformation des éléments indésirables et autres contaminants (intégration de l'Azote atmosphérique et son efficience métabolique par les microorganismes symbiotiques du sol ; cet élément constitutif du vivant doit être présent dans toutes les cellules végétales et animales, autant dans notre sang et hémoglobine que dans la chlorophylle, miraculeuse molécule de ?'transmutation'' de l'énergie solaire en énergie métabolique et biologique. Notons aussi qu'aucun acide aminé ou brique de base constitutive du vivant, protide et protéine ne peuvent se métaboliser et exister sans sa présence. Voire, aussi, les apports synergiques ou symbiotiques et diverses interactions des champignons de la microflore du sol dans l'assimilation effective et mise à disposition du phosphore, autre élément métabolique critique et limitant mais essentiel à la vie végétale et animale sur terre, etc.) Il nous faudrait, peut-être retenir, à titre global et seulement indicatif, que dans une poignée de terre ou de sol il y a plus d'organismes microbiens et de saprophytes que d'humains sur la surface de la Terre?

Mais que sait-on aujourd'hui, autant au niveau sociétal qu'universitaire de ces sols et de la pédologie, science qui les étudie ? Presque rien, sinon des préjugés anciennement et durablement installés. Il nous semble à l'occasion de cette année 2015, année de consécration internationale des sols qu'il nous faudrait faire œuvre de bonne et utile communication auprès du grand public en défendant au mieux la pédologie, ce ?'parent pauvre'' des disciplines et sciences de la nature et de la vie. Mais aussi pour provoquer dans la société, il me semble, un sursaut louable et effectif de prise de conscience et de re-considération légitime de l'utilité et efficience de la pédologie et des sols dans nos sociétés, cultures et, in fine, ?'civilisation moderne globalisée'', mais rassemblée (voire de l'équilibre Ruralité-urbanité) face aux différents enjeux qui s'imposent à elle aujourd'hui (socio-économiques, environnementaux , sanitaires pour ne ce citer que ceux-là) Pour cela, il nous faudrait analyser, ?'démystifier'', pour comprendre mieux et mettre à bas les préjugés, traînés depuis la nuit des temps, et qui enlaidissent et occultent sciemment les notions et valeurs autour des métiers de la terre, des sols et de la discipline qui leur est consacrée, la pédologie !

PLAIDOYER EN FAVEUR DES SOLS ET DE LEUR VALEUR ECONOMIQUE, SOCIALE ET ENVIRONNEMENTALE

La question essentielle qu'il s'agirait de se poser, pour une réelle et profonde analyse afin d'y déceler et extraire les arguments authentiques nécessaires aux démarches et efforts de persuasion et de prise de conscience sociétale des sols et de leur discipline, est la suivante : pourquoi le désintérêt (indifférence, voire même aversion !) pour les sols et ce qui les représente reste presque historique, car tellement manifeste à toutes les époques et dans toutes les cultures, jusque dans notre société moderne actuelle, par excellence, pourtant, celle de la communication démocratisée et ?'internetisée'' et du savoir externalisé et vulgarisé à volonté.

Malgré ces fantastiques moyens d'information et de communication à notre service, nous assistons et relevons, encore et avec dépit en 2015 que même au sein des milieux universitaires et scientifiques, en principe ouverts parce que suffisamment ?'savants'', les sols et leur science d'étude demeurent, encore, le ?'parent pauvre'' des disciplines des sciences de la nature et de la vie. Ces préjugés sont tenaces, anciens, historiques peut-être, mais sûrement sociologiques, en s'abattant, depuis fort longtemps, tel un linceul de honte sur les sols, leur enseignement et la valeur réelle de leur contribution à la connaissance et au progrès. Car, en toute évidence, le sol est et reste rattaché à la ruralité, au monde paysan et traditionnel par excellence que certains préjugés souhaiteraient, par facilité lier et connoter à passéiste, opposé à la modernité, voire même au progrès.

Tels que nous sommes aujourd'hui, populations et sociétés du Nord ou du Sud, nous donnons progressivement le dos à la ruralité pour nous diriger et nous enfoncer davantage vers la ville, vers la modernité qui semble se confondre avec urbanité. La civilisation de notre époque, depuis la révolution industrielle, le développement de l'agrochimie et la financiarisation des exploitations et productions agricoles, se veut être une civilisation urbaine où tout ce qui rappelle la ruralité, l'agriculture traditionnelle et familiale, la terre, le sol, la famille, la tribu, etc. est subconsciemment rejeté, banni, sous-estimé, sous valorisé?jusqu'à être considéré comme banal, voire même futile et sans importance.

Faudrait-il rappeler qu'on n'a pas fini encore de payer les factures socio-économiques, environnementales et sanitaires de la Révolution Verte puisque certaines statistiques françaises donnent toujours pour la France ce chiffre effroyable d'un suicide d'exploitant agricole par an ! Monde rural sacrifié, désertifié au profit de la ville et de ses règles de profits rapides et surtout ?'sonnant et trébuchant''. Monde rural en déperdition programmée, devenu un ensemble de ?'loques sociales'' et ?'proies économiques'', soldées et dévalorisées par les technocraties politiques et économiques d'ostentation démocratique mais livrées corps et âme à la secte impitoyable des financiers et spéculateurs ?'dividendiers'' ou rentiers. Alors que ce monde rural avait sacralisé dans la terre et les sols les plus hautes valeurs des sociétés et civilisations anciennes : la civilisation mésopotamienne, celle abritée géographiquement, initiée et alimentée grâce aux limons fertiles et apports du Tigre et de l'Euphrate a offert à l'humanité, par il y a 5.000 ans de la première écriture, les premiers outils du développement de l'intelligence humaine, beaucoup plus que ne l'a fait le premier ?'petit pas'' de Neil Armstrong sur la Lune un 20 juillet 1969, et qui se voulait être ?'un pas de géant pour l'humanité'' !

Nous pouvons dire autant de la place et efficience des sols et matériaux africains du Nil et de leurs apports à la civilisation afro-asiatique égyptienne et de sa continuité à peine croyable de 3.000 ans, alors qu'un programme de fertilisation et d'applications accrues de l'agrochimie européenne et de ses subsidiaires dans les pays du Sud, pratiqué sur une période seulement de 70 ans de l'après-guerre des années cinquante, a empoisonné durablement les nappes phréatiques, les écosystèmes, les sols et les rivières, faisant de leurs riverains et de nous tous des acheteurs et buveurs d'eau en plastique qui gangrène et métastase aujourd'hui en un nouveau marché et business des eaux évalué à plusieurs centaines de milliards USD / an. Avec, il faudrait le signaler peut-être au passage, des retombées sanitaires sourdes, peut-être, mais certainement affligeantes, à moyen et long terme, pour les consommateurs, Nord et Sud que nous sommes, en termes de disfonctionnements hormonaux et de perte de fertilité dus, entre autres, aux contenants !

Quant aux termes et attributs d'humanité, d'humain, si proches sémantiquement d'inhumation et d'inhumer, voire, de l'acte de mettre en terre ; et qui rappelle si bien ce terme d'humus, qui nous est si cher, car véritable évocateur de ce ?'sel-ferment''de la terre, et qui nous rattache biologiquement, culturellement, peut-être même, philosophiquement, mais sûrement indéfectiblement au sol. En un mot, à la terre?autrement dit au sol et à ses merveilleux secrets et cycles de transmutation, transformation et perpétuation de la vie.

Pour finir, enfin, cette contribution à destination du grand public, qui peut paraître à priori un peu cavalière ou incongrue mais qui, chez les personnes averties, ne doit point l'être. Comme entre gens humbles, spontanés et surtout amants serviteurs de la connaissance et de sa haute responsabilité sociétale et indépendance intellectuelle qui doivent être de mise sous tous les cieux et autorités ; et qui considèrent que la science est, par vocation, une construction collective universelle ou, elle n'est pas. Je terminerais, donc, par rappeler que quand enfants on jouait en faisant claquer un fouet sur le sol, les personnes âgés, nous criaient dessus et nous sermonnaient d'arrêter de battre le fouet sur le sol et de ne plus le refaire. Ces vieux, peut-être illettrés ou analphabètes, mais en dignes dépositaires du bon sens paysan, de la mémoire collective orale et du savoir traditionnel de cette pensée et véritable civilisation rurale, nous faisaient ainsi prendre conscience de notre faute, en poursuivant, par ce haut enseignement de notre héritage rural commun : « Ne frappez pas ainsi la terre?C'est notre mère à tous?La frapper ainsi, c'est comme battre la mère qui vous a mis au monde ! ».

* Professeur, directeur de recherches universitaires- Laboratoire d'éco-pédologie, Université d'Oran 1