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Comment Abderrahmane Benkhalfa « m'a berner »

par Abed Charef

Un bilan de la saison s'impose, avant de partir en vacances. Un bilan pitoyable, je dois l'admettre : même Abderrahmane Benkhalfa a réussi à me dribbler.

En cette veille de départ en vacances, j'ai décidé, avec la permission du ?Quotidien d'Oran', de vous raconter une histoire personnelle. Pas une histoire sur ma vie privée, non. Vous n'y trouverez aucun détail sur mes préférences musicales, quoique mon amour pour la ?gasba' ne soit plus un secret. Pas de révélation particulière, ni d'indiscrétion. Sur ce terrain, il n'y a rien à attendre. Je promets même de vous servir la même langue de bois politique et les très rébarbatives analyses économiques traditionnelles. Mais c'est une histoire personnelle car elle me permet de vous raconter comment M. Abderrahmane Benkhalfa « m'a berner ». Plus exactement, comment, face à une impasse économique, et devant une situation, totalement sans issue, j'ai presque décidé de me laisser berner par le nouveau ministre des Finances.

J'écoutais M. Benkhalfa, depuis des années. Pendant longtemps, je le considérais comme une voix officieuse du pouvoir. Il exprimait des choses que le gouvernement n'avait pas envie de dire publiquement. Je trouvais son discours aussi original que celui de la société civile algérienne en algérienne.

Je l'ai rencontré, lors d'un débat, en 2008, au début de la crise. Il y tenait un discours étonnant. L'Algérie n'était pas touchée par la crise grâce à la politique économique du président Bouteflika, disait-il en vous regardant droit dans les yeux. J'ai alors répondu que l'Algérie n'était pas touchée par la crise parce qu'elle était déconnectée de l'économie mondiale. Rire entendu de M. Benkhalfa, pour signifier qu'il approuve, mais qu'il ne peut le dire, publiquement. C'était le volet le plus évident du personnage.

Séduire

M. Benkhelfa a poursuivi, à la tête de l'ABEF (Association des établissements financiers et bancaires), un organisme qui permet au ministère des Finances de faire ce qu'il ne peut assumer, publiquement, du fait des accords et conventions internationaux. Inutile, par exemple, d'envoyer une injonction à une banque supposée autonome. L'ABEF s'en chargera.

C'est d'ailleurs à l'ABEF qu'a été confié, il y a trois mois, le soin d'appliquer la fameuse décision sur la non domiciliation des véhicules ne répondant pas au nouveau cahier de charges des concessionnaires.

Mais en même temps, Benkhalfa s'était construit un nouveau discours qui tranchait avec celui du gouvernement. La tendance s'est, nettement, accentuée quand il a quitté l'ABEF. Il prônait, publiquement, des choix économiques différents, qui rejoignaient, sur certains points, ceux défendus par des experts indépendants et des cercles de type Nabni. En forgeant, M. Benkhalfa était devenu un spécialiste des questions financières, qui donnait la leçon au gouvernement. Avec le temps, le discours de M. Benkhalfa a fini par apparaître comme une possible troisième voie, entre l'immobilisme du gouvernement et les bouleversements nécessaires qui faisaient consensus, dans les cercles économiques. L'homme était, aussi, très recherché dans les débats. Il aimait les médias, et c'était réciproque : c'était un bon client. Il voulait séduire, et il ne ratait pas une opportunité d'utiliser la presse, à cet effet. Il ne s'embarrassait pas de formules comme les officiels, mais ce n'était pas un opposant, non plus. Sa position était très commode pour dire des choses, largement, reprises par les médias. Sa nomination au ministère des Finances constituait le couronnement d'une carrière. Qu'allait-il faire ? Les fondamentaux disaient, clairement, qu'il ne ferait, strictement, rien : un ministre, nommé durant le quatrième mandat, ne brille pas par ses idées, mais par sa docilité ; les choix économiques et sociaux sont dictés par M. Bouteflika, les ministres se contentent de les appliquer, en y apportant leur talent, s'ils en ont. C'est ce que répète, discrètement, Abdellatif

Benachenou, depuis qu'il a quitté le gouvernement, il y a une décennie.

Un homme virtuel

C'est là que M. Benkhalfa m'a eu. Je pensais qu'en plus de son acharnement à entrer au gouvernement, et de sa volonté manifeste d'être inclus dans certains cercles, il avait, aussi, le sens de l'opportunité. J'étais convaincu qu'il se rappellerait qu'il a été appelé au gouvernement quand il a commencé à tenir un discours distinct de celui de l'exécutif, et qu'à ce titre, il tenterait de continuer à exister, à travers cette différence qui, après tout, lui a ouvert les portes du gouvernement. Je pensais, aussi, que, face à l'impasse financière, le gouvernement ne ferait pas preuve d'autant d'aveuglement. Ce que dit M. Benkhalfa n'engage à rien, cela peut offrir quelques pistes intéressantes, et donc, un sursis pour le pouvoir.

Dernier élément, très personnel : beaucoup de gens me reprochaient une sorte de pessimisme outrancier, avec une critique systématique de ce que faisait le gouvernement. M. Benkhalfa parle de révisions, de rationalisation, de changement de cap ; il serait même prêt à s'attaquer à des dossiers aussi sensibles que les transferts sociaux, m'a-t-on assuré. Pourquoi ne pas le suivre dans cette logique tant qu'il n'a pas changé de cap?

Et c'est là que j'ai baissé la garde. Je notais bien que l'homme, d'habitude très bavard, était devenu discret. Mais je pensais qu'il préparait des dossiers, qu'il mesurait, peut-être, les contraintes, et recherchait des arbitrages très délicats. En un mot comme en cent, je pensais, ou plutôt j'avais décidé de croire, contre l'évidence, que M. Benkhalfa pourrait devenir un vrai ministre des Finances.

Pendant ce temps-là, M. Benkhalfa avait décidé une reddition, en rase campagne. En fait, il n'avait jamais eu l'intention de livrer bataille. Il a cédé même sur l'absurde subvention du carburant, il attendait, juste, le moment favorable pour rappeler que Benkhalfa, qui faisait des discours de changement, pendant les deux dernières années, était, totalement, virtuel.

C'est dur de partir en vacances sur une telle impression.