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Comme remède à la crise financière, le sparadrap ?

par Mourad Benachenhou

Les perspectives d'évolution du prix du pétrole ne semblent pas présager de lendemains qui chantent. La dépression que connaît le marché pétrolier n'est pas près d'être surmontée ; c'est là le point de vue quasiment unanime qui se dégage des analyses faites tant par les acteurs et spécialistes, dont l'expertise est indiscutable et dont les intérêts sont étroitement liés aux tendances de ce marché.

NE PAS COMPTER SUR UNE REPRISE RAPIDE DU MARCHE PETROLIER

Quelles que soient leurs divergences sur les causes profondes de cette déprime, tous ceux qui se prononcent, en connaissance de cause, sur l'évolution des prix du pétrole, aboutissent à la même conclusion : il ne faut pas s'attendre dans les quatre années à venir à une reprise ferme des prix. Certains, et non des moindres, se hasardent même à projeter un effondrement des prix du pétrole à vingt dollars le baril. Ces observateurs pessimistes ne sont pas foule. Mais le fait même qu'ils osent projeter un prix aussi bas sans que personne n'y trouve à redire prouve que nul parmi les professionnels n'est sûr de ses propres conclusions et des projections qu'il en tire et ne peut, donc, présenter des arguments convaincants aux plus pessimistes que lui. Le monde est entré dans un cycle long de déprime du marché pétrolier. C'est là un fait indiscutable, accepté et factorisé tant par les pays producteurs que consommateurs, que par les milieux financiers et les autorités monétaires nationales, régionales comme internationales.

UN REVELATEUR DE PROFONDES DISTORSIONS ECONOMIQUES

ET FINANCIERES

Peu importent les causes, chaque entité économique, commerciale, financière, monétaire ou politique concernée doit s'adapter à la situation complexe et multiforme créée par cette nouvelle réalité dont les impacts, qu'ils soient positifs ou négatifs, sont encore loin d'être totalement compris ou même ressentis.

Ce qui est indiscutable, c'est que cette chute du prix du pétrole constitue un révélateur cruel et franc de distorsions dans les économies des pays producteurs comme des pays consommateurs, et met à nu l'excès d'optimisme des compagnies pétrolières qui constituent à dominer l'exploitation et la commercialisation du pétrole. Des révisions déchirantes s'imposent à tous les acteurs économiques publics et privés, nationaux ou internationaux, qu'ils aient ou non tiré avantage de perspectives pétrolières, brillantes il y a encore quelque douze mois de cela, et qui apparaissent de plus en plus obscures.

Mais ceux qui auront à faire le plus d'efforts pour répondre à ces sombres perspectives sont évidemment les pays producteurs de pétrole.

L'ALGERIE DANS UNE SITUATION DRAMATIQUE

Parmi ceux-ci, l'Algérie se trouve dans une situation que l'on peut qualifier de dramatique, car la politique économique de ses autorités depuis ces quelque vingt dernières années, -et depuis les accords avec le FMI ayant finalement mis un terme à la crise financière dans laquelle se débattait le pays à la suite du cycle de dépression du prix du pétrole commencé en juin 1986- s'est résumée à la mise en place de divers mécanismes de large distribution de la rente pétrolière.

La pénible, si ce n'est cruelle et même violente, leçon des errances du passé n'a, semble-t-il, pas été tirée par les autorités supérieures du pays qui, une fois dépassée la phase de remise en état des finances du pays, s'est immédiatement relancée dans le type de politique de distribution qui avait débouché sur la décennie noire.

Et les donneurs de leçons, encore actifs à différents niveaux de la hiérarchie du pouvoir, et dont certains ont blanchi entre-temps «au harnais,» ou «marginalisés,» pour des raisons aussi obscures que celles qui les ont placés à proximité des rouages décisionnels, ont une grosse part de responsabilité dans cette inertie de la politique économique distributive, qui perdure, bien que l'on soit passé d'une économie centralement dirigée à une économie de marché. Ce qui a changé, ce n'est pas la philosophie politique et sociale qui sous-tend la politique économique, mais seulement les mécanismes de redistribution de la rente.

L'OUVERTURE ECONOMIQUE N'A PAS DONNE LIEU A CHANGEMENT DANS LA STRUCTURE DE L'ECONOMIE

Après vingt années de «libéralisme économique,» le secteur pétrolier continue à dominer les structures économiques du pays. Le pétrole est la source quasi-exclusive des recettes en devises du pays, et sa part dans l'équilibre de la balance commerciale comme de la balance des payements est toujours prédominante. Jamais au cours de ces vingt dernières années la part des recettes en hydrocarbures dans les exportations n'est descendue au dessous de quatre-vingt-dix-huit pour cent. Les recettes fiscales avec lesquelles sont financées les dépenses publiques proviennent à soixante-huit pour cent des hydrocarbures. Trente pour cent du produit intérieur brut, c'est à dire de création de richesses et de distribution de revenus, est fourni par le secteur des hydrocarbures.

SANS HYDROCARBURES, PAS DE SECTEURS HORS HYDROCARBURES !

Certains font référence à un produit intérieur brut hors hydrocarbures. C'est là un concept à la fois faux et dangereux. Il est faux car une bonne partie des secteurs hors hydrocarbures ne pourraient pas fonctionner sans l'apport des hydrocarbures. La preuve en est donnée par le montant des recettes d'exportation hors hydrocarbures qui, faut-il le rappeler ?, comportent des produits tirés des hydrocarbures! Peut-on financer avec ces faibles recettes les besoins d'importation de matières premières, produits semi-finis, pour le fonctionnement de ces secteurs?

Les grossistes, détaillants de toutes dimensions et de tous types seraient-ils en mesure d'approvisionner les consommateurs en biens divers, de la machines à laver, en passant par le fauteuil de dentiste, sans oublier le pain et le sucre quotidiens?

 Les milliardaires -ces usagers du sac poubelle pour transporter «la saleté de ce bas-monde»- qui ont maintenant pignon sur rue, et dont certains sont adoubés de «titres de noblesse politique» dans le système et ne ratent pas une occasion de se mousser par médias interposés en jouant aux sauveurs de la nation, auraient-ils pu amasser les fortunes immenses dont ils jouissent et qui sont leur unique source de respectabilité?

Deux milliards de dollars de recettes extérieures hors hydrocarbures ne mènent pas très loin et si les secteurs hors hydrocarbures avaient dû se contenter de ce montant, beaucoup de milliardaires seraient encore sur la paille originelle et les épiceries, centres commerciaux, supermarchés se contenteraient de vendre la production locale, fruits, légumes, conserves alimentaires, meubles plus ou moins assortis, et rien d'autre, car tout ce qui est produits «high-tech,» n'est en fait que du montage dépendant de l'importation de ses composants.

Et, évidemment, les villas de luxe faisant pâlir de honte les grandes vedettes de Sunset Boulevard, ne pousseraient pas comme de la mauvaise herbe mal tondue, tout comme les parcs automobiles de certains ne ressembleraient pas à des parkings de concessionnaires de voitures, et on ne verrait pas autant de yachts de luxe là où l'envahisseur étranger à posé les pieds il y a déjà 185 années!

PAS DE SUBSTITUTS ACTUELS AUX HYDROCARBURES

Ce concept est dangereux car il donne l'impression qu'une forte croissance des secteurs hors hydrocarbures peut compenser la chute de la richesse en provenance des hydrocarbures. Même les cinq pour cent de croissance hors hydrocarbures ne peuvent exister sans l'apport des recettes hors hydrocarbures et ne sont, donc, pas le résultat brut d'un accroissement de la productivité du travail. Ils ne sauraient non plus, donc, servir de moteur à l'économie, et se substituer au secteur des hydrocarbures pour couvrir le gap de ressources nécessaires pour la continuation de la politique délibérée de redistribution que mènent les autorités publiques, quels que soient les noms proéminents qui les incarnent au fil du temps.

En bref, sans hydrocarbures, il n'y a simplement pas d'hors-hydrocarbures en Algérie. Et c'est là le grand drame de notre pays.

POUR ASSURER LA CONTINUATION DE LA POLITIQUE ECONOMIQUE ET SOCIALE, UN BARIL A 129 DOLLARS !

La notion de «break even» traduit la dépendance totale de notre pays à l'égard des hydrocarbures, dans lequel le pétrole continue à occuper la place centrale, car son prix affecte aussi le prix des différents types de gaz associés directement ou non à son extraction. Par ce terme, on désigne le prix moyen du baril de pétrole permettant au pays de couvrir les engagements financiers que sa politique socio-économique implique. Différents centres de recherches et institutions financières internationales ont effectué des estimations de ce «break even,» ou «point zéro,» pour l'Algérie. Le chiffre le plus optimiste est de 104 dollars, et le plus élevé de 129 dollars avancé par le FMI. Il est possible que ce chiffre soit plus bas, avec la dévaluation de l'euro, la principale monnaie de payement de nos importations, (60 pour cent d'entre elles sont facturées en euro) qui a perdu, en une année, près de 30 pour cent de sa valeur vis-à-vis du dollar, la monnaie quasi unique de nos recettes d'exportation.

UN PRIX DU BARIL DE PETROLE INFERIEUR A SON NIVEAU DE 1974 !

En tous état de cause, on est loin des 55.35 dollars le baril de pétrole, livré au 15 décembre 2015, -ou des 60,63 dollars le baril, livré au 16 décembre 2016!,- (cotation du 27 juillet), ou même des 64 dollars du prix moyen de ce baril pour l'année 2015.

En fait, ce prix moyen, en dollar constant, et compte tenu de l'inflation dans le pays émetteur, est inférieur aux 14,25 dollars payés en moyenne pour le pétrole algérien en 1974, à la suite de ce que les pays consommateurs ont appelé «le premier choc pétrolier.» Ces 14,25 dollars représentent un pouvoir d'achat actuel de 66 dollars, c'est-à-dire deux dollars de plus que le prix moyen du brent algérien prévu pour cette année calendaire.

Avec ce prix moyen de 64 dollars, toutes choses étant égales par ailleurs, et vu l'impossibilité pour les autorités publiques de réduire drastiquement le montant de leurs engagements financiers déjà budgétisés, sans causer des troubles sociaux incontrôlables,-et dont l'exemple est donnée par les récents évènements du Mzab, faussement présentés et interprétés comme un conflit ethnico-religieux, alors que ses causes sont d'abord et avant tout sociales et économiques interpellant directement la ligne de politique économique des autorités publiques centrales- le déficit budgétaire atteindrait en clôture de 2015, 28 milliards de dollars.

Ce montant pourra facilement être couvert par l'appel au Fonds de Péréquation des Recettes, tenu dans les comptes de la Banque d'Algérie. Ce Fonds est actuellement estimé à 52 milliards de dollars, et, en supposant que les autorités publiques décident de geler le budget de 2016 au niveau de celui de 2015- promesse plus ou moins implicite dans les déclarations de hauts responsables- il pourrait être réduit à zéro au cours de l'année qui suit.

VERS LA DEPLETION ACCELEREE DU FPR ET DES RESERVES DE CHANGE

Le prix moyen de 64 dollars aura également des conséquences négatives sur la position des payements extérieurs qui pourraient connaître un déficit de 40 milliards de dollars fin 2015.

Comme cela a été développé plus haut, compter sur les secteurs hors hydrocarbures comme substituts au secteur des hydrocarbures, qui peine à couvrir les charges pesant sur lui du fait des engagements des autorités publiques, ressort de l'illusion. Ces secteurs eux-mêmes ne peuvent survivre sans les apports financiers des hydrocarbures ; que serait-ce se substituer à eux.

Il n'existe pas présentement de marge de manœuvre en terme de potentiel de production existant, et n'attendant que les bonnes mesures pour s'éclore au cours des trois années à venir et apporter, avec pour objectif une source de financement de substitution donnant les 40 milliards de dollars perdus dans le secteur pétrolier et permettant le maintien de la même politique économique et sociale à laquelle se sont engagées les autorités publiques.

DU SPARADRAP POUR COUPER LA SAIGNEE A FLOT ?

Sous quelque nom qu'on le présente, austérité ou rationalité, peu importe! Un bouleversement profond est indispensable, tant dans la politique économique et sociale des autorités publiques que dans la mentalité des Algériens, tout comme dans le comportement du secteur privé, plus parasite que productif, et qui jusqu'à présent a prouvé plus sa capacité à capter une bonne partie de la rente pétrolière que sa propre contribution «sui generis» à la création de valeur ajoutée, qui traîne même dans la création d'emplois permanents- l'Etat continue à être le premier créateur d'emplois dans le pays dans une proportion de 5 à 1 par rapport au secteur privé- comme dans le financement des dépenses publiques, car il est le plus grand bénéficiaire des exonérations d'impôts et des aides à l'emploi comme des 37 milliards de dollars de subventions qu'accorde l'Etat aux produits énergétiques comme à certains produits alimentaires, dont une partie est réexportée clandestinement, et avec risques et périls de la contrebande, ou de la manière la plus légale, sous le couvert de contribution aux recettes d'exportation!

Face à cette situation critique qui verra la déplétion totale, non seulement du Fonds de Péréquation des Recettes,(FPR) qui aura lieu, si rien ne change, dans le courant de 2016, mais également des réserves de changes qui se réduiront de 40 milliards de dollars fin 2015 et disparaîtront totalement dans le courant de l'année 2017, on a l'impression que c'est la politique du sparadrap qui est appliquée.

On bouche les trous les plus visibles, on couvre les plaies trop saignantes, sans tenter de mettre en cause toute la démarche suivie, - et il faut le répéter- depuis 1996, c'est-à-dire depuis que l'Algérie s'est enfin dégagée de la crise financière créée par le retournement du marché pétrolier en 1986.

Au lieu d'aller au fond du problème et de mettre à plat tant les calculs politiques qui sous-tendent les actions dans le domaine économique et social, on continue à vouloir à la fois tout changer et surtout ne toucher à rien. Les déclarations d'autorités qui comptent ne laissent aucune marge d'optimisme.

On veut continuer la même politique jusqu'à épuisement de la marge de manœuvre fournie par le FPR et les réserves de change. On met l'accent sur des mesures de correction administrative qui auraient dû être prises depuis longtemps. Et, comme de juste, voici que le vocabulaire utilisé il y a près de trente années par ceux qui, alors, étaient aux premières loges du pouvoir, reprend vie.

EN CONCLUSION

On se remet à revendre de l'optimisme dans un bateau qui prend eau de tous côtés.

L'Algérie a deux ans, à quelques mois de plus ou de moins, pour prendre la bonne voie du redressement économique. Les dirigeants politiques, ceux qu'on ne voit maintenant rarement au devant de la scène, prendront-ils conscience de la gravité de la situation? Ou attendront-ils un nouveau cycle d'endettement extérieur et de perspectives de cessation de payement pour enfin réagir? Dans le contexte du système politique et du mode de prise des grandes décisions, on ne peut qu'attendre et espérer! Faut-il, finalement, rappeler, comme l'a observé il y a quelque cent années de cela George Santayana, le célèbre philosophe hispano-américain, qu' oublier son passé est se condamner à le revivre ?