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Des ministres intérimaires

par El Yazid Dib

«Si tu deviens homme d'Etat, n'oublie pas que le grand secret de la politique est dans ces deux mots : savoir attendre. Si tu es ministre, souviens-toi qu'on se tire de tout avec ces deux mots : savoir agir.» Alexandre Dumas

Intérimaires, parce qu'ils ne durent pas trop. Ils sont là parce que les autres sont partis. Ils viennent de différents horizons. Les autres s'éparpillent aussi vers les mêmes horizons. Rares sont ceux qui reviennent d'où ils sont arrivés. Orgueil ou prise de goût ; ils rabrouent à mi-mots une origine, un certain point de départ. C'est cette valse des remaniements successifs qui provoque l'instabilité. L'illusion d'une continuité s'est toujours rattachée à une institution qu'à son précaire possesseur. L'on voit bien dans le dernier remaniement rejaillir le sens du professionnalisme et des profils corrects et appropriés. Pourvu que le temps lui étant imparti soit suffisant pour faire éclore ses fruits.

 Il ne suffit plus, pour être ministre de la République, d'avoir été un généraliste, un enseignant, un mouhafedh, un président de croissant rouge ou de comité de soutien. Ni être l'enfant protégé ou le sujet d'un parrainage de sérail. L'échec ministériel rattrapera le défaillant, comme l'histoire rattrapera les intrus et les imposteurs. Rares sont ceux qui mesurent à leur juste valeur l'offre d'un poste ministériel. Dans leur majorité, ils apprennent tous à devenir ministre, une fois ministre. Si « C'est en forgeant que l'on devient forgeron » dit-on, l'adage cette fois-ci n'est pas applicable. Car un peuple n'est pas un métal ou un déchet sidérurgique. Au lieu de s'accrocher avec beaucoup de hargne à vouloir être ministre, l'on ferait mieux de s'investir à penser si pouvoir l'être reste une possibilité et une tâche aisément faisable. Alors que d'autres, bien avant leur prise d'emploi, dégagent déjà la prédisposition ministérielle. Les enfants d'Algérie sont capables des pires défis.

De nos ministres l'on ne garde pas assez de noms ni assez d'intitulés exacts de leur portefeuille. L'on ne se rappelle d'eux que par quelques frasque et déboires. Hilarité ou ironie. Tellement qu'elle devient l'équivalent d'un record, la longévité dans ce poste à d'insolites exceptions est maintenant une denrée rare. A peine chauffé que le cuir du fauteuil ministériel éjecte dans les vagues de la disgrâce son précaire locataire. Furtif est le nom qui s'y assoit, aléatoire sera la fonction qui lui échoit. La postérité gardera tout l'effectif des premières années post-indépendance jusqu'à presque les années 80 où tout commença à basculer vers le dérisoire que l'on s'enorgueillit d'appeler le renouveau sous un slogan d'une meilleure vie. Bouteflika avait gravé pendant 17 ans les fiches de pointage du département des Affaires étrangères et pourtant sous la houlette d'un président plus redoutable qu'il ne l'est, lui actuellement. Beaucoup d'autres eurent au moins un record similaire.

Limités paraît-il dans leur champ d'action, les ministres successifs récents tentent cahin-caha à chaque fois de se déresponsabiliser à la décharge d'entraves ou d'obstacles majeurs. Seul le pouvoir est censé apprécier l'effort de l'un par rapport à l'inertie de l'autre se disent-ils. C'est pour ce dernier justement qu'ils semblent agir et s'entêtent de faire croire à autrui une bénédiction d'en haut.

Devant tous ces paradoxes, sur quel registre évalue-t-on donc un ministre ? Sur le nombre de ses inspections extra-capitale, les projets engagés et non réalisés, les moyens déployés mais mis vainement en branle, les chiffres rébarbatifs, les études lancées et demeurées sans suite ? Alors que l'on devait le faire sur l'état de satisfaction des utilisateurs et usagers du produit ministériel. Un ministre doit produire quelque chose. Sommes-nous satisfaits de l'état de nos routes, de nos cités, de nos ports, de nos hôpitaux ? Le sommes-nous également sur nos salaires, pensions, bourses ? Sommes-nous heureux de revenir du marché prenant en guise de panier, un sac poubelle à moitié vide ? Le sommes-nous autant quand l'on interroge nos bambins sur leur journée passée à l'école, à l'université ou dans la rue ? Ce ne sont ici que quelques éléments d'appréciation citadine, loin de l'orthodoxie des exégètes en matière d'évaluation managériale. Car le citoyen en finalité, outre qu'il soit esprit, est aussi matière. Il a des besoins dont la satisfaction demeure du ressort de ceux qui sont censés le gouverner. Nos ministres du moment font de la gestion une mécanique qui répond aux doléances quotidiennes. Peu importe le feedback qu'ils reçoivent. Ils font de la statistique. Ils la commentent sans nul idéal de vouloir convaincre quiconque. Ils crapahutent néanmoins à aspirer faire quelque chose de bon, tout en ayant en point de mire le maintien et la survie. Ainsi l'on donne l'impression que la fonction ministérielle est plus accessible que celle d'un chef de daïra ou d'un directeur d'exécutif. Elle est moins contraignante que celle d'un maire ou d'un wali. Tantôt elle est une question de popularité, tantôt une affaire de proximité. Le profil qui se dégage d'un ministre, quand l'on veut justifier ses donnes, est vite imprégné de la hauteur de spécialiste. L'on peut aisément être technicien mais pas forcement technocrate. Etre membre d'un gouvernement cela suppose d'abord une conscience du souci national, une habileté politique. La charge est lourde mais pas envahissante. Loin de se consumer dans la dernière phase d'un parcours professionnel jusqu'ici réussi, la fonction de ministre est aussi une conviction intime de pouvoir encore réussir. Elle ne devait donc pas se contenir dans un rajout de mentions à une carte de visite.

Entre ministres d'hier et d'aujourd'hui, il y a toute une période temporelle, toute une culture gestionnelle, toute une génération de gabarit et d'ossature. Ils ne prêtaient pas le flanc tous azimuts, ces très anciens ministres. Des hommes de baroud, de nif. Le risque dans la gestion de leur département n'était pas incarné dans la fâcherie de la présidence, mais bien dans le remords moral qu'entraînerait une faillite ou la sensation terrifiante de la mission inaccomplie ou ratée. Une situation donnée ne s'assimilait pas simplement à un point d'ordre du jour gouvernemental. Elle était à la limite d'une affaire personnelle ; un devoir national. Presque un djihad. La démission comme toujours n'était pas une procédure. C'était le limogeage. Donc une mort politique. Plus grave qu'une mise fin aux fonctions, qui permettra un temps après un probable retour aux affaires ou une conversion radicalement apolitique.

Les ministres d'antan provenaient d'une pépinière un peu exceptionnelle. Ou de la maison révolutionnaire ou du sentiment national. Mais guère de la coopération technique. Ils étaient bien de chez nous. Ils le sont heureusement toujours, pour certains. Nous n'avions point connu de binationaux qui vaquaient aux postes les plus supérieurs de l'Etat et se gavant de ristournes résidaient sur les bords de la Seine. Leur progéniture, certes fréquentait pour les uns, les hautes universités d'outre-mer, mais n'y était pas née. Ils n'avaient pas à gérer exclusivement des dossiers ou piloter des chantiers. Ni d'accointance avec l'odeur fétide des billets. Ils étaient comme au front, des hommes à la solde du pays et non pas à l'humeur de la rente et de l'affairisme. L'on ne gérait pas l'agriculture par la disponibilité de la pomme de terre, l'on gérait toute une révolution agraire.

L'on ne gérait pas la solidarité nationale par le couffin de ramadhan, mais bel et bien par un effort généralisé de volontariat. L'on ne gérait la culture par la foire du livre. Dans ce temps la politique était la politique, pas un système de quota ni un recrutement sur entretien. Elle ne s'apparentait pas à l'obligeance sans idiologie et l'aplat-ventrisme. La responsabilité, unicité de pensée et de parti aidant, n'était que collégiale. L'un subissait l'autre et l'autre agissait sur tous les autres.

Entre ministres d'hier et d'aujourd'hui, il y a toute une culture, toute une génération ce qui fait dire qu'une grande diversité de vision est venue bouleverser l'ordre des valeurs. La problématique du qui a tort qui a raison se révèle pernicieuse et complexe. Mais si l'on arrive à re-identifier ces valeurs et connaître adéquatement leur ordre, l'on saura sans doute qui peut être ministre et comment l'apprécierait-on.

Ces ministres d'antan n'avaient entre autres objectifs que celui de devoir hisser à un niveau espéré le secteur attributionnel dont ils avaient la charge. Ce fut au nom du peuple que leurs actions se perpétuaient. Au nom d'un plan de développement et non d'un discours, non pas au titre d'un principe budgétaire ou d'un impératif mondialiste. Les seuls indices de performance dans la gestion étaient l'écho urbain et rural. La loi qu'ils appliquaient ou faisaient appliquer était cette loi qui rendait hommage aux classes pauvres et démunies et assuraient par voie de conséquence la conservation d'un peuple et sa marche en avant. Les droits de l'homme en cet instant n'étaient qu'un luxe, tant que l'homme cherchait le droit à la survivance remettant dans la voie des institutions ses libertés, son expression et tous ses hypothétiques droits.

Bouteflika n'aurait-il pas déclaré à la fin de son premier mandat à propos de ses ministres « c'est le gouvernement le plus médiocre qu'a connu l'Algérie » ? Nonobstant ce constat, il ne s'est pas décousu depuis d'apporter des airs de changement partiels, itératifs mais modiques. Manque-t-il à cet effet d'occasions politiquement propices pour tendre vers un basculement total au profit d'un personnel gouvernemental, vrais commis de l'Etat, ému par le strict bon sens, par l'engagement et l'abnégation de servir un peuple et un pays et non un sommaire et conjectural jeu d'équilibre ? Avoir la propension de vouloir voir autour de soi des copies conformes de soi est en soi un rêve qui ne s'achève pas. Au réveil l'on ne se retrouve que dénudé et en face de soi. Faire avec le matériel de bord reste aussi une initiative osée. L'on pourrait toutefois réduire les dégâts.

Il est vain enfin, dans un climat où le paysage politique manque d'assainissement, d'attendre des merveilles et des prouesses. Les partis considérés par principe comme étant le fervent pourvoyeur du personnel politique sont aussi en manque d'images. A voir la couleur politique du gouvernement l'on se retrouve en face d'une administration. C'est à elle qu'incombe le rôle de fournir de l'effectif. Ni les partis au pouvoir par le nombre de députés siégeant à l'hémicycle, ni ceux semblant agir dans l'opposition n'ont eu à inverser la situation. Nous serions tentés de dire qu'heureusement que ceci se passe ainsi. C'est l'administration, ce plus grand parti du pays qui est toujours là. De la commune aux services centraux, elle veille à assurer la continuité de l'Etat. De la commémoration des dates et faits historiques aux actes de sensibilisation et de souvenance elle maintient la mémoire et entretient le patriotisme quoique quelque peu ébréché. Ce qui fait corroborer que les ministres dégommés, nommés ou à renommer ne subissent qu'un changement de service, une mutation promotionnelle à caractère purement administratif que l'on badigeonne adéquatement d'une teinte politique. En conséquence de quoi, ils ne sont là en majeure partie qu'au titre de ministres intérimaires.