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Zyed, Bouna et les promesses oubliées de 2005

par Akram Belkaid: Paris

En matière d'actualité, il est parfois des coïncidences tout autant regrettables que symboliques. C'est le cas de deux informations tombées cette semaine. La première est la relaxe définitive des policiers poursuivis pour non-assistance à personne en danger dans la triste affaire de la mort, il y a bientôt dix ans (c'était le 27 octobre 2005), de Zyed Benna (17 ans) et de Bouna Traoré (15 ans). Le drame s'était déroulé à Clichy-sous-Bois et les deux jeunes avaient été électrocutés après être entrés sur un site d'EDF pour échapper à un contrôle de police. On se souvient des évènements qui ont suivi. Trois semaines d'émeutes violentes, des voitures brûlées par centaines, des arrestations, des biens publics détruits : tout cela a projeté l'image d'une société française malade de ses quartiers et de la manière dont étaient ? et sont encore ? traitées ses populations reléguées.

La seconde information concerne, quant à elle, la décision du gouvernement français d'abroger la loi du 31 mars 2006 qui prévoyait la généralisation obligatoire du curriculum vitae anonyme -sans nom ni photographie- à toutes les entreprises de plus de 50 salariés. Il faut rappeler que le décret d'application n'a jamais été publié par les quatre équipes gouvernementales qui se sont succédées depuis l'adoption de cette loi. Il y a un an, le Conseil d'Etat a bien rappelé les autorités à l'ordre mais en vain. Après neuf années de tergiversations, ce serpent de mer que l'on appelle CV anonyme passe donc à la trappe. Là aussi, comme pour la relaxe des deux policiers, l'affaire est définitivement close.

Définitivement ? On se doute bien qu'il n'en est rien. Concernant Zyed et Bouna, il n'est pas besoin d'être expert pour comprendre que le verdict de la justice française ne fera que renforcer la rancœur et la colère qui existent au sein d'une partie de la population. Rancœur et colère à l'encontre de la police mais aussi de la justice. Sur les réseaux sociaux, le slogan « je suis Zyed et Bouna » s'est immédiatement répandu et les internautes n'ont eu de cesse de clamer leur dégoût vis-à-vis d'un jugement qualifié de raciste. Nombre d'entre eux relevaient aussi que dans de telles affaires, les policiers incriminés finissent toujours par s'en sortir et qu'il n'est pas besoin d'aller aux Etats-Unis pour observer de telles situations d'iniquité.

La société française ne va pas très bien et il est évident que cette relaxe ne va pas arranger les choses. Bien sûr, on peut toujours clamer que la justice est indépendante mais cela n'éteindra aucune des mauvaises passions qui minent l'Hexagone. Et face à la colère des uns on trouve les provocations des autres. Celle de Marion Maréchal-Le Pen qui, via twitter, a affirmé que ce verdict était la preuve que la « racaille » avait mis « par plaisir » les banlieues « à feu et à sang ». Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur en 2005, doit être certainement satisfait, lui qui, quelques jours avant la mort des deux jeunes, avait contribué à médiatiser cette puanteur qu'est le mot « racaille ». En l'employant, la Maréchal a attenté à la mémoire de Zyed et Bouna mais elle a aussi cherché à provoquer la colère de dizaines de milliers de gens touchés au plus profond d'eux-mêmes par ce drame.

Pour user d'un vocabulaire militaire, le Front national n'est plus en embuscade. Sûr de lui et de ses forces, il se permet désormais d'aller au contact pour chercher l'affrontement. Autre provocation, celle du député UMP Christian Estrosi. Celui qui est aussi maire de Nice n'a pas hésité à qualifié Zyed et Bouna de « délinquants » ayant commis un « excès de vitesse » ce qui aurait justifié, selon lui, qu'ils soient poursuivis par les policiers. Or, et contrairement à ce qu'a « éculubré » le motocrate de Nice, les deux victimes étaient à pied et la police a reconnu elle-même que ni eux ni les autres jeunes n'avaient commis de délit ou de tentative de délit. Pourquoi alors s'étaient-ils enfuis ? La réponse est simple : ils revenaient d'un match de football, ils n'avaient pas leurs papiers sur eux et ne pouvaient ignorer que, comme de coutume, les policiers les embarqueraient après les avoir soumis à un énième contrôle d'identité mené, bien entendu, dans les règles les plus élémentaires du respect et de la courtoisie?

Le lecteur peut se demander quel lien peut bien exister entre le drame de Clichy-sous-Bois et le CV anonyme. La réponse n'est pas uniquement liée au fait qu'ils font partie d'une large thématique mêlant actualité des banlieues et lutte contre les discriminations. En réalité, il convient de rappeler que ce sont les émeutes de 2005 qui ont permis que le sujet d'une égalité des chances à l'embauche soit enfin abordé au plus haut niveau politique. Sans la mort de Zyed et Bouna, sans l'onde de choc qui a suivi, jamais le CV anonyme n'aurait été médiatisé comme il l'a été au point que le gouvernement de Dominique de Villepin s'est dépêché d'en faire une mesure phare de sa loi de mars 2006.

Il faut donc bien se souvenir des bonnes intentions et des promesses nées de ces émeutes. Le changement était, affirmait-on, en route. Soudain, les minorités devenaient enfin visibles. Les politiques, les patrons et les médias réalisaient qu'il fallait leur faire un peu de place. Ainsi, sans Zyed et Bouna, sans les émeutes de Clichy-sous-Bois, le Club XXIème siècle ? qui regroupe des « réussites » au sein des diverses communautés d'origine étrangères ? n'aurait pas bénéficié d'une audience aussi importante. Et, en forçant un peu le trait, on est en droit de se demander si les Rama Yade, Rachida Dati et compagnie auraient été nommées ministres en 2007 sans les engagements d'égalité et d'équité de l'automne 2005. Dix ans plus tard, les promesses de lutte contre les discriminations ont certes bénéficié à quelques heureux élus et élues. Un peu de saupoudrage pour faire croire à une prise de conscience définitive. Mais l'abandon du CV anonyme - tout comme d'ailleurs celui du récépissé de contrôle d'identité (un outil évoqué lui aussi en 2005 pour empêcher les contrôles répétitifs des jeunes des cités) ? ainsi que l'absence de condamnation dans l'affaire Zyed et Bouna montrent qu'il faudra peut-être attendre les prochaines émeutes dans les banlieues pour que les choses changent de manière structurelle.