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De l'âpre charme d'un réveil douteux

par Adib Bencherif

L'espèce d'éveil promis dans le tube« wake me up » du DJ suédois Avicii porte en lui toutes les contradictions de notre époque et de la génération C. Il entre, notamment, en écho avec les tragiques épisodes de Charlie-Hebdo et des naufrages de migrants en Méditerranée. Dans le clip, les deux personnages centraux, la jeune et bien sûr ravissante adulte (on ne déroge pas aux soucis esthétiques?) et la fragile enfant sont aux prises avec une réalité conservatrice figée qui ne les accepte pas. Par conséquent, pour s'affranchir, elles vont voyager et chercher un monde auquel elles peuvent appartenir. L'exploration menée au commencement par la jeune adulte l'entraîne dans une cité lumineuse qui va la fasciner. Les habitants de cette cité utopique sont rayonnants, particulièrement souriants, connectés par un sentiment d'appartenance symbolisé par le tatouage, qui n'est nul autre que le logo d'Avicii. Dans un concert aux airs de communion, ils semblent fêter dans un carpe diem collectif, tout en revendiquant une forme d'affranchissement à l'ordre existant. Les deux personnages sont dès lors merveilleusement intégrés dans une réalité nouvelle. Le clip se termine avec le visage d'une jeune habitante de l'ancienne ville passéiste et figée; le regard morne et les traits du visage rappelant celui d'un corbeau, d'un oiseau maudit, elle semble regarder au loin vers la cité de rêve.

Il est dès lors particulièrement ironique de constater que cette chanson est devenue un succès commercial en se servant d'un besoin d'affranchissement de l'ordre. Celui-ci est partagé par une jeunesse que l'on épuise en invoquant une crise permanente dans un système en inflation. Cette jeunesse est dès lors appelée à se reconnaître dans les jeunes actrices du clip, sans parler des alliages musicaux d'Avicii et du refrain entraînant porté par la voix soul d'Aloe Blacc qui achèvent de nous hypnotiser. Souscrivons à la liberté dans un horizon de sens où l'on est oublieux des contraintes qui définissent, pourtant en amont, notre liberté! Belle idée?

Dès lors, l'épisode meurtrier de Charlie-Hebdo, qui a entraîné au mois de janvier une couverture médiatique d'une intensité rare, ne peut qu'être suivi par un élan d'indignation collectif pour protéger la cité -critiquée autrefois- mais devenue modèle au vu des événements. Cet élan incarnait pour la plupart des commentateurs et des politiques français une renaissance -au moins temporaire- d'un sentiment d'appartenance nationale. Cette indignation a été partagée dans un même élan par l'Occident en général au nom d'un principe de liberté d'expression non questionnable et considéré d'une manière absolutiste. La liberté absolue des uns semblait pourtant contraindre les voix discordantes qui soulignaient que l'indignation et le rassemblement ne se faisaient pas dans le consensus; d'autres réalités se confondaient en effet avec cet épisode dans un nœud inextricable, mais oublié ou voilé. La France d'en bas, soulignée par l'analyse sociodémographique d'Emmanuel Todd, n'était pas au rendez-vous lors des manifestations. De nombreux dignitaires, notamment africains, l'étaient eux par contre... Un beau geste, au nom de la liberté d'expression, qui ne sera pourtant pas aussi visible lors des massacres perpétrés dans l'université kenyane au mois d'avril dernier. La couverture médiatique et la portée des voix indignées seront aussi bien plus faibles. Le questionnement et l'indignation à l'endroit du paysage politique national et international restent perdus et inscrits dans le paradigme dominant.

La vision et le particularisme de l'acteur dominant aux prétentions universalisantes, parfois conscientes, d'autres fois inconscientes, s'imposent sur les autres particularismes. Comme l'énonce Ernest Laclau, les dialectiques du dominant et du dominé, soit l'imposition de la vision du monde et de la lecture de l'acteur dominant, s'affirment dans les imaginaires, dans une structure idéationnelle. La volonté d'Emmanuel Todd de remettre en question un consensus de façade par son essai « Qui est Charlie ? » est intéressante et nécessaire, mais se fait de manière maladroite. Si les raisons socio-économiques sont aisées à démontrer dans son analyse; la thèse d'une domination ethno-religieuse est difficile à défendre, car elle est, au moins en partie, inconsciente et involontaire, par l'ignorance des susceptibilités et de l'altérité des oubliés et des non-entendus. Emmanuel Todd ne méritait vraisemblablement pas d'être aussi vilipendé dans certains médias et n'était que l'écho lointain des indignations oublieuses du mois de janvier. Son indignation est au moins aussi intéressante que celles auxquelles il répond. Il a été la voix discordante dans le concert. Tous chantent le refrain du mythe de l'unité nationale dans une continuité de l'esprit d'Ernest Renan et ne se questionnent pas sur le mélange du mythe et des faits sélectionnés dans le récit narré et construit pour fonder le sentiment national. L'écrit « Inventer des traditions » d'Eric Hobsbawm n'est certainement pas une lecture à conseiller aux politiques soucieux d'affermir l'existence et l'essence d'une nation authentique. De manière concomitante, sur les réseaux sociaux, la prise de conscience particulièrement tendance « Je suis Charlie » -un air revisité du refrain « wake me up » mais dans une version attristée- n'allait pas voir de nouvelles déclinaisons, malgré les attentats faisant florès dans le reste du monde. L'appartenance à la cité rêvée et à la communauté humaine est déjà un objectif atteint et revendiqué par certains; il ne faut pas l'altérer. Quant aux cités existantes ailleurs ? Laissons-les regarder en direction de la cité idéale, telle la jeune fille aux airs de corbeau?

Les naufrages en Méditerranée font-ils écho à cette jeune fille corbeau qui ne parvient pas à atteindre la cité rêvée ? Celle-ci partageait-elle la volonté des deux personnages principaux de vivre et être acceptée dans la belle cité ? Souhaitait-elle chanter et danser dans ce même concert en partageant le tatouage de cette rayonnante communauté d'esprits vivants dans une bulle de bien-être ? Parmi les naufragés, certains n'ignoraient pas que ce n'était pas la réalité qui les attendait. Tous n'avaient pas un rêve d'eldorado, mais ont quand même tenté leurs chances. D'une misère à l'autre, traverser l'enfer leur était acceptable, même s'il fallait finir dans les limbes. Après tout, par-delà le brouillard, il y a au moins un début de promesse et d'espoir. Pourtant, la rive nord de la Méditerranée n'est plus qu'un équilibre précaire. La cité rêvée n'existe pas et la jeunesse occidentale ne l'ignore pas. Malgré tout, l'on s'acharne à la revendiquer dans un regard a priori renouvelé et pourtant joué dans un environnement aux réformes de façade, miroir d'un clip commercial hypnotisant. Le changement est-il possible à l'intérieur du dispositif énoncé par Michel Foucault; un dispositif qui n'est par conséquent pas questionné dans ces structures profondes ? On peut douter d'un possible réveil lorsque celui-ci est enchâssé dans une nouvelle histoire nous plongeant dans une mise en abîme permanente. En effet, l'implantation de la structure idéationnelle semble difficile à questionner si elle n'est pas réalisée à travers une œuvre collective faite d'une dialectique attentive et inclusive.