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Tuer l'oiseau moqueur

par Hadj-Chikh Bouchan

Harper Lee va publier son second roman. A 88 ans. Elle, c'est toute une jeunesse pour un cercle d'amis.

Deux d'entre eux travaillaient dans une librairie, respectable, celle de Manhès, située dans un passage jadis lumineux, très fréquenté, reliant la rue de l'Hôtel de ville au boulevard Emir Abdelkader à Oran (dont il ne reste plus rien sinon un déprimant, sombre et hideux trou béant défigurant une façade narguant une autre, celle des locaux, toujours provisoires, de la Mairie, en face). Ces amis-là dévoraient revues et livres, qu'ils partageaient après lecture. Des nouveautés littéraires, surtout, «empruntées » ou «détournées», je vous laisse le choix des mots pour qualifier ces larcins qu'un professeur de classe de philo se déclarait prêt à les absoudre au nom de la Morale et de l'accès à la culture.

Harper Lee fut longtemps dans le top 10 de nos lectures pour meubler nos journées de couvre-feu diurne et nocturne en ces années combattantes, difficiles. Elle n'a écrit qu'un seul roman. Un délice : « To Kill a Mockingbird ». « Ne tuez pas l'oiseau moqueur », Prix Pulitzer 1961, porté à l'écran l'année suivante avec, pour interprète principal, un éblouissant Gregory Peck. Le thème : les années 1936 d'une Amérique rêvée durant notre adolescence, que nous dûmes revoir et corriger par la magie du verbe de la narration de l'auteure évoquant une petite fille dont le père, Atikus Kinch, avocat de son état, d'une grande humanité, commis d'office, défendit, désespérément, un noir dans une Amérique raciste.

Nous n'étions pas loin de notre vécu, en somme. Ce roman fut vendu à 30 millions d'exemplaires. Depuis, il est au programme des écoles primaires et secondaires américaines.

Pourquoi j'en parle ? Pour évoquer une époque. Et les exceptions en matière littéraire. Mme Harper Lee c'est un peu le féminin d'un autre écrivain américain, J.D Salinger, qui ne publia, lui aussi, qu'un seul roman, « l'Attrape-cœur », réédité chaque année aux USA. Ou «le Grand Maulnes» d'Alain Fournier, unique production de l'écrivain français. Sans oublier Margaret Mitchell et son volumineux « Autant en emporte le vent ». Une époque où il ne fallait pas écrire des tonnes pour imprimer son nom et son œuvre dans la mémoire collective.

J'en parle aussi en pensant aux amoureux de la littérature, toutes langues confondues, en pensant, un peu, aux éditeurs de chez nous, en révolte contenue, sur le point de mettre la clé sous le paillasson. A ce libraire, jouxtant l'ancien « Café Riche » d'Oran, qui aime son métier mais qui le lui rend mal. Mais qui résiste. Qui va à la rencontre de ceux qui franchissent le pas de la porte de sa boutique, intrigué par ces « égarés ». Il ne sait s'ils vont lui demander un renseignement, une adresse ou lui parler d'un auteur, lui demander un titre d'une nouveauté qu'il aura lu ou dont il aura entendu parler, qu'il aurait déjà commandé pour son plaisir avant de le poser délicatement sur la table centrale. Son plaisir est de surprendre l'hésitant client -demandant timidement s'il avait le titre qu'il recherche -quand il lui annonce, le regard brillant « Oui, je l'ai ». Et lui en parler.

Nombreux, en qualité, ces hommes et femmes résistent. Insignifiants, en nombre, cependant pour faire concurrence aux « fast-food »aux produits indigestes.

« Il y a de moins en moins de lecteurs », m'a-t-il dit. De moins en moins de rêveurs. D'excellents critiques, cependant, ne manquent pas d'indiquer, dans leurs chroniques, les titres qui vaillent la peine de leur consacrer quelques heures. En langues arabe, tamazight et français. Ces auteurs écrivent, publient, acceptent d'être exploités par des éditeurs indélicats auxquels ils pardonnent tout. Comblés d'avoir accompli le premier pas. Etre publié. Sans public.

Demandez autour de vous, à vos proches, vos amis, quelle est la dernière œuvre qu'ils auront lu, qui les a portés au Nirvana. Et vous serez étonné par la sécheresse du désert dans lequel vous aurez mis les pieds. En revanche, les mêmes vous raconteront par le menu les péripéties du feuilleton à la sauce Chiche Kebab ou turque et les intrigues de palais de ce Sultan qui, selon le déroulement de l'histoire qu'elle est proposée, n'a rien d'autre à faire que de gérer la circulation des rumeurs propagées par des intrigants, serviteurs ou eunuques. Sur les pas d'une Sultane maquillée comme une voiture volée, comme on dit. Réduisant l'œuvre d'un monarque remarquable à de triviales intrigues de palais.

Quand ce ne sont pas des feuilletons larmoyants que vomissent ces chaînes de télévision surgies de nulle part, ou plutôt de quelque part, avec un agenda précis, celui de scléroser les cerveaux des citoyens et citoyennes, le petit écran des télévisions champignons domestiques est livré aux discours incontrôlés de chioukhsou de politiques auto-proclamés pour nous dire ce que nous ne voulons pas être. Je ne dis pas qu'il faille mettre un terme aux émissions de divertissements. Je prétends seulement exiger d'elles qu'elles n'abrutissent pas les téléspectateurs qui méritent de meilleures émissions pour les aider à dénouer le vrai du faux, l'essentiel du subsidiaire, l'information de la propagande, la libération de l'asservissement, de la responsabilité au clientélisme.

La télévision est devenue, en l'absence de fait d'un organisme compétent de contrôle pour qu'elle s'ouvre sur le monde de la connaissance et du savoir - une redoutable arme de destruction de notre personnalité. Et les habitudes aidant, mettre bon ordre à tout cela, il faudra plus qu'un ministère de la culture, de l'information et tout autre organisme, tous confondus, pour la sortir de l'ornière.

A trop tarder il se trouvera toujours des gens, malintentionnés, diraient certains, pour affirmer que la culture et le cultuel, dans notre pays, sont à l'image du reste.

J'ai honte de vous l'avouer : j'en fais partie.