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BEAUX ARTS ET MAUVAISES MANIERES

par Belkacem Ahcene-Djaballah

«Devant l'impensable qui envahit l'espace de la cité, qui invite la raison à plus d'audaces dans ses analyses, soudain tout peut se fermer» (Mohamed Arkoun)

On se souvient de la première statue de l'Emir Abdelkader (Alger) qui, tellement disharmonieuse et si disgracieuse (un petit bonhomme au très long sabre sur un énorme cheval), avait soulevé un tollé de protestations, non seulement des artistes mais aussi du citoyen lambda. Elle fut déboulonnée vite-fait, puis remplacée par une autre un peu mieux étudiée et bien plus harmonieuse. Faite en Algérie ? A l'étranger ? Je ne m'en souviens pas. Qu'importe ! Malheureusement, lors d'une opération de restauration (un vrai «nettoyage» !), on lui a appliqué je ne sais quel enduit ou produit qui lui a donné un air «figé».On s'y est, peu à peu, habitué.

On le voit avec la statue du docker dressée du côté du port d'Alger, en hommage aux travailleurs assassinés par l'OAS, qui, bien qu'acceptable, donne, tout particulièrement aux nouvelles générations ne sachant même pas ce que c'est qu'un docker sous le joug colonial et durant la Guerre de libération nationale, la vision d'un travailleur d'une autre temps, «écrasé», et non celle d'un homme héroïque en lutte quotidienne certes pour sa survie, mais surtout pour sa libération d'un servage qui ne disait pas son nom. On s'y est, peu à peu, habitué.

On l'a vu, tout récemment, avec la statue de Cheikh Abdelhamid Ben Badis (il paraît que c'est lui?et, on «les» a cru), montrant un homme «pâle» et «applati»» en même temps. Reproduction «vulgaire et grossière» d'une photo, selon sa famille. Suite à des protestations indignées, allant jusqu'à des gestes d'irrespect à l'endroit de l'œuvre ( ?!), on l'a déboulonnée et déménagée je ne sais où (en espérant que l'œuvre ne soit tout de même pas détruite?et seulement mise dans le musée des «horreurs et des ratages », ne serait-ce que pour témoigner, plus tard, des goûts «cuturels» et «artistiques» des décideurs des années 2000. Les goûts des nouvelles générations étant autres, on ne s'y est donc pas habitué.

La statue d'une femme portant une jarre d'eau, élevée sur la placette (jouxtant la gare routière) rénovée de Bir Mourad Rais (Alger-ouest), bien qu'agréable, n'a, pour l'instant, soulevé aucune contestation. Il est vrai qu'elle ne donne pas, malgré tout, l'image de la femme algérienne de la lutte, de la modernité et de la contestation. Elle ne «dérange» donc pas politiquement et socialement : une sorte de poupée gandeur nature habillée d'une très longue jupe ? tout juste bonne, pour que les jeunes hommes acnéiques et les vieillards lubriques de passage vers la station de bus se «rincent les yeux» ! Elle conjugue les «formes» et le fond?et, d'ailleurs, elle est masquée par les beaux jets d'eau d'un espace pas du tout très fréquenté par le public de la mosquée d'en face. Une statue «transparente». On s'y est habitué.

On a eu le cas du «mini»-buste de Zapata, à Alger...

Et, il paraît que la statue de Bouâmama dressée à El Bayadh (route du centre universitaire) est? sur le grill réseautique «populacier»? et les statues, les «Nailiyates», du jardin d'Essai d'El Hamma/Alger, ont été mutilées? «par des enfants», disent-ils , alors qu'il y a 43 agents de sécurité.

On note que la plupart des «contestations» (re-sic !) naissent au niveau du nouveau (le 5ème ?) pouvoir médiatique : les «réseaux sociaux». Celui de la communication rapide, directe, mélangeant le faux et le vrai, «participative ou interactive», «citoyenne», disent-ils et, surtout , de plus en plus influençant, hélas, les décisions politiques et administratives, car remplaçant les approches scientifiques et rigoureuses comme les sondages... inexistants chez nous... ainsi que le travail de la presse traditionnelle et de ses journalistes ! Passons.

C'est dire comment les choses se sont faites (et se font encore), avec dillettantisme et/ou précipitemment, parfois pour dépenser l'argent de lignes budgétaires oubliées, souvent dans le cadre de la préparation, en général, d'événements qui devaient servir, dans la foulée, à faire connaître des moments ou des hommes- clés de notre histoire ou des pans de la culture nationale? (arabe et/ou arabisée nationale pour Constantine? On a eu moins de polémiques de ce genre pour Tlemcen ! Il est vrai que le Président, alors en grande forme, «veillait au grain») et, en même temps, permettre aux créateurs et aux artistes, à notre «industrie» culturelle, de montrer et de démontrer leurs capacités et leurs talents... et, pourquoi pas, leur génie.

Constantine ! Le wali, qui a exécuté la sentence «virtuelle», relayée certainement par un coup de fil lui enjoignant de ne pas «faire de vagues», a lancé un appel pour que les artistes nationaux proposent plus et mieux. «Quelque chose de pertinent (sic !). La balle est dans leur camp», a-t-il dit. Facile... surtout après une mise à l'écart qui a instillé tous les doutes du monde et après des années de carême intellectuel et artistique forcé.

Bref ! c'est, aspect sculpture, le grand ratage, la créativité n'allant pas plus loin que la production d'œuvres primaires sinon ridicules. Quant à celles produites par des étrangers (exemple de la statue de Ben Badis, un «don» d'une entreprise nationale, réalisée par un artiste ( !?) portugais de hasard si l'on en croit ses contempteurs), elles le sont encore bien plus, «l'artiste», étant tout à fait imperméable à l'âme du modèle, du héros, de l'exploit ou du massacre, du pays, du peuple, de la nation.

La faute à qui ? Il est vrai que les autorités et les décideurs, toujours pressés, plus préoccupés par le gros oeuvre et les très gros contrats, s'y prennent toujours en retard et l'art ( et l'artiste, national ou étranger, mais surtout le national ) se retrouve toujours traité comme «la dernière roue de la charrette». Peu d'argent, peu de temps, mauvais emplacement, beaucoup de «conseilleurs»? Résultat assuré des courses : le navet !

Mais le problème essentiel reste dans l'absence de «l'esprit d'entreprise», celui qui «transgresse et dépasse, puis transcende et crée», dans le cursus de nos artistes issus des beaux-arts en général et des sculpteurs en particulier. La dernière longue grève à l'Ecole d'Alger est venue dévoiler, en parallèle, et en partie, la problématique de fond (cachée par des revendications assez pratiques et terre-à-terre) : L'Art est-il encore enseigné, puis pratiqué, en toute liberté, sans tabous ni complexes? La sculpture, entre autres arts, existe-t-elle (encore) chez nous? avec des artistes qui font passer leurs modèles (nus ou habillés, assis ou debout, morts ou vifs) «de la nature à la culture», pour paraphraser Claude Levi-Strauss? Et, quelles en sont les conséquences qualitatives pratiques d'un art pratiqué de manière moins que primaire ? Et, pourquoi les échecs ou les insuccès ? A qui la faute ?

Qu'elle soit belle ou qu'elle soit laide, l'œuvre d'art en Algérie trouvera toujours des adversaires, surtout «sur la Toile », mais aussi en certains lieux ou cercles religieux... qui cloueront assez vite au pilori toute représentation de l'être humain. Il est vrai que cela dure depuis bien longtemps. J'ai retrouvé sur le net une émission de la télé nationale (de 1971) avec Tahar Benaicha qui présentait l'Ecole des Beaux Arts de l'époque. Salle de sculpture ; travaux pratiques... une tête de cheval. J'ai même l'impression que, mis à part les artistes qui ont eu la chance de faire des études post-universitaires dans le domaine des beaux-arts, à Paris, à Rome ou ailleurs en Europe (assez vite «étouffés» ou «récupérés» dès leur retour, et l'âge venant)... il n'y a pas, il n'y a plus de sculpteurs (je parle bien de sculpteurs et non de «tailleurs»). Si, il paraît qu'il y en a un : Zizi Smail, originaire de Béjaïa... mais «parti» déjà depuis 73. Un sculpteur algérien hors pair. Des œuvres magnifiques (visibles sur le net), qui «fracassent notre rapport au corps», mais sont encore cachées à notre société. Et, dit-on, celles qu'il a laissé au pays ont été soit enlevées, soit «voilées». Il est vrai que nul n'est prophète en son pays ! Chez nous, en ces temps de mauvais goûts et de manières détestables, aujourd'hui plus qu'hier. Le grand public devra se contenter, encore longtemps, de natures mortes, fleurs et fruits, et de sculptures d'oiseaux. Heureusement qu'il reste, dans les jardins des Beaux arts d'Alger et au Musée national, quelques anciens chefs-d'œuvre. Pour combien de temps encore ?

PS : A Kamel Daoud... Bravo, bravo, bravo?et à d'autres livres «briseurs de Vérités» et à d'autres prix... et «5 dans l'œil des envieux» !