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Mémoire et entreprises

par El Yazid Dib

Un anniversaire. Une salle d'hôtel et plein de tables. Il y avait des victimes, des organisateurs et des petits joueurs de rôles. Le sujet devait être important. Histoire et affaires.

Pas même une minute de silence à la mémoire de ceux au nom de qui l'on se rassemble.Pas la moindre méditation, ni la liminaire prière. Pas de kassamen. Le brouhaha et le malouf ont éclipsé la renaissance instantanée et souhaitée des morts. «tayara sefra» ou «hayou echemal el ifriki»* ne sont plus dans le répertoire du moment. Quoi de plus beau pour des «aubainistes» que d'essayer d'avoir le tout en une seule soirée ? La passion personnelle, l'intérêt et l'entretien des liaisons.

Ce qui va suivre est une impression à chaud. Elle tend à retracer temporellement le cheminement que commencent à entreprendre certaines associations. La loi leur interdisant tout rapprochement sentimental avec une entité partisane, voilà qu'elles tombent sous les charmes envoûtants des entreprises économiques et commerciales. Considérant que la subvention de l'Etat ne s'octroie que selon des indices d'allégeance et de génuflexion, ces associations s'engouffrent vers une inconstance prenant sans doute en charge leurs frais, mais à quel prix ? Une prise en main, ne serait-ce qu'à une occasion, une circonstance ou un enjeu événementiel, avait facilité le balancement du souffle associatif dans l'escarcelle des nantis.

C'est malheureux que l'on s'affine à réduire tout un programme de veille mémorielle à la banalité d'un festin. L'heure aurait été à s'acharner beaucoup plus à l'ancrage du devoir de se rappeler les atrocités commises que dans l'embarras du choix des convives. Chacun y allait de son coefficient d'utilité, chacun voulait raffermir au nom de l'événement ses liens et en faire d'autres. L'on sentait des regards chasser des regards, des envies rechercher des introducteurs. Le moment se voulait un hommage et non un conclave d'amitiés et de repositionnement. Plus, l'aubaine a réussi à franchir des étapes dans l'ascension sociale. Les uns allaient permettre, croit-on, aux autres de se hisser et vice-versa. Un carreleur qui s'illustre dans le geste d'honorification, un dalleur qui remet des trophées et fixe aux veules épaules d'icônes éteintes des burnous. L'honneur à un ancien wali aurait été une haute considération si un moujahid, un ayant droit ou une victime était appelé à le lui rendre et non pas par un titulaire de registre de commerce bien garni.

Le verbe élogieux était dans toutes les bouches. L'on a voulu consciemment créer de l'émotion. Elle y était de nature cette émotion chez ceux qui n'ont pas vu leurs morts s'enterrer et dont le deuil reste en permanence suspendu à une reconnaissance qui tarde à surgir. Ces personnes ramenées à la figuration, rameutées à remplir la scène. Elle est cependant superficielle et hilarante, cette émotion ; chez ceux qui de l'histoire veulent faire un tremplin électoral ou une boutique de service après-vente. L'on a tout fait pour rallier, afin de plaire, le pouvoir et la banque. Le décisionnel au gros consommateur. C'est aisé de dire des mots fondateurs, volatiles, usuels alors qu'il fallait les transcrire en lignes, en graphie dans un édito en ultime souci d'une revue porte-parole. Chez ces gens-là, surfeurs sur les mémoires, chasseurs d'aubaines, le scrupule est une nature. L'on fait tout pour user de la compétence d'autrui et, sans rougir, la porter à son palmarès. Ce n'est pas une biographie sciemment enjolivée, fardée et expressément peaufinée qui va donner conviction à l'intéressé que la littérature en question est une vérité absolue.

Il a été ainsi possible de voir une Fondation d'histoire, de mémoire et de lutte contre l'oubli se transformer, l'instant d'un repas, en un forum des chefs d'entreprises. La politique de l'argent prend une tangente de vouloir dépasser les frontières d'un simple investissement. La bonne économie n'est plus un gain suite à une revente à l'état, mais bel et bien un investissement, par paiement de factures interposé, au sein même de la mémoire.

Eloignées de la «politique», les associations sont vite prises en charge par la couverture d'un bon matelas financier. Cette astuce générique de «sponsor» ne peut s'apparenter innocemment à une œuvre de bienfaisance ou une banale charité. Elle a ses desseins. Rien dans ce monde ne se donne sans contrepartie. Elle a ses objectifs. Mettre en évidence ses initiateurs et, partant, insister à tracter dans le même sillage des relégués, des recalés et des nouveaux ambitieux. Payer un couscous froid ou offrir des burnous d'honneur est certes un acte magnanime, mais ne peut se prévaloir d'hypothéquer la décision entière et finale d'une Fondation historique, d'une date légendaire. Alors il s'enrobe dans un geste d'une société civile, au moment où la véritable société civile ne se trouve pas là où elle est censée être. Ce sont ces fidélités pour un idéal immatériel qui la font croître, vibrer et ne jamais dépérir. Aucun agrément n'y est de mise, nulle invitation ou quelconque protocole ne la stigmatise.

La petite présence indigente de gens crédules s'interrogeait sur la présence en masse des gros portefeuilles. L'industrie dans la moelle de la mémoire n'est qu'une barbotine de mauvais aloi. Pourtant il ne s'agissait pas là d'une séance de dégrèvement fiscal ou une conférence sur l'impact des agios. La cérémonie était celle d'un grand événement lié à des massacres, des exactions et de l'injustice qui dure encore. Le moment était au recueillement et la remémoration. L'odeur du Calpiref et de ses jours suivants semblaient pourtant soulever pas mal de couvercles. Hélas, les temps actuels sont tels qu'ils ne s'empêchent de faire graviter autour du trône une multitude de goinfres à la recherche de bribes et de détritus émanant de l'exercice du pouvoir. Les insatiables fonciers, les charognards politiques et les déçus du système guettent de telles opportunités où la proximité devient une approche managériale.

Confondre usine et fondation, moudre apparente citoyenneté et tapageur parrainage n'est pas une erreur à commettre par inadvertance. C'est un autre projet fécondé à bon escient car plus rentable qu'une assiette industrielle. L'une après l'autre, il les attire crescendo.

* chant patriotique dédié aux massacres du 08 mai 1945