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Attitude des intellectuels face à la société globale coloniale

par Zahir Fares

Le chemin suivi par l'intellectuel et, peut-être, une prédisposition naturelle l'ont conduit à une aventure solitaire. Le chemin a été le même pour tous, mais l'âge adulte les conduit dans des voies différentes.

C'est au niveau des attitudes, à travers la production intellectuelle que nous analyserons cette situation. Il y a un nuage de points qui représentent des attitudes diverses des intellectuels face à la société coloniale.

J. AMROUCHE, dans un article de la Vie intellectuelle (août﷓septembre 1952) disait que «la culture peut être une mystification». La recherche des intellectuels, leur conscience du déracinement vont les orienter dans deux directions, la réflexion sur leur propre situation et les voies et moyens d'en sortir. Avant 1945, les productions littéraires sont rares et ce, en liaison avec le malaise ressenti; écrire, oui mais pour qui ? «L'intervention française, sous ses formes diverses, pacification par les armes, encadrement administratif, recherches de terres de colonisation, mise en valeur du pays, avait produit un tel choc sur l'âme locale et bouleversé si fortement les habitudes que les esprits, avant de se reconnaître dans leurs démarches de pensée et de retrouver les moyens réguliers d'expression, avaient besoin de se ressaisir, d'atteindre un nouvel équilibre» . Ce nouvel équilibre, les intellectuels algériens ne pouvaient le retrouver dans les structures existantes. Leurs attitudes vont alors s'organiser autour des deux directions signalées. En s'exprimant, le débat naîtra, les solutions s'ébaucheront en même temps, les intellectuels commenceront à rechercher leur rôle et leur fonction dans la société.

L'école et les débuts de la vie intellectuelle ont placé le groupe intellectuel dans une situation désaxée par rapport à leur propre société. Déracinés dans leur style de vie, ils se trouvent en présence de problèmes qu'ils ne peuvent négliger et l'apparition à leurs propres yeux de la mystification coloniale, ils l'interprètent comme une auto-mystification. La condition de mystifié est difficilement supportable. Avant la Seconde Guerre mondiale, des instituteurs lançaient quelques revues? ; l'on a ainsi « la voix indigène » ou « la voix des humbles » dans laquelle Jean AMROUCHE rédigera quelques essais sur l'idée de nation (1938-1939) ; « le jeune algérien » (1931) dirigé par F.AMROUCHE « chants berbères de Kabylie ? Mélodies d'un cœur sauvage » parait en 1939 ; mise à part cette dernière production, toutes les autres vérifient le principe énoncé plus haut qui place les instituteurs dans une situation préférentielle dans le groupe des intellectuels. L'aventure qu'ils vivent n'est plus purement abstraite ; au contact de leur pays, leur réflexion n'est plus intériorisée ; elle se veut voix d'une société, même si elle utilise la langue de la société dominante.

 Cependant, dans la période qui nous intéresse ici ? (1945-1962) les intellectuels de langue française sont parvenus à maturité et s'essayent dans les outils et dans la culture qu'ils ont acquise. Les jeux commencent, la production littéraire apparaît. Dissertation laborieuse pour certains et presque pour tous une timidité dans l'approche des problèmes. Romans autobiographiques, romans tout court prennent pour cadre un village ou, pour certains, une région.

Mouloud FERAOUN publie en 1950 « le fils du pauvre ». Le récit ne prétendait rien prouver sur le plan politique mais se voulait uniquement évocateur de la vie kabyle, de ses rudesses et de ses traditions en même temps que de cette montée des élites sortant du peuple ». Même type d'inspiration chez Mouloud MAMMERI dans « La colline oubliée » paru en 1952 . La région est encore sous-jacente et semble redonner à l'intellectuel colonisé un apaisement ; mais en même temps s'engage le débat, et, dans la polémique, les intellectuels colonisés se recherchent et tentent de se recomposer.

Le livre de M. MAMMERI sera particulièrement visé. M.C. SAHLI dans « Le jeune musulman », journal des Oulémas, en fait une critique méthodique « une œuvre signée d'un Algérien ne peut nous intéresser que d'un seul point de vue : quelle cause sert-elle ? quelle est sa position dans la lutte qui oppose le mouvement national au colonialisme ? Il n'y a donc pas d'œuvre « désincarnée » ; toute œuvre est expression d'un moment d'une société, de sa situation dans l'histoire.

Les ponts sont coupés, l'intellectuel colonisé doit choisir son camp « lorsqu'à peine sorti des presses et encore inconnu à Paris, ce roman est répandu aux quatre coins de l'Algérie, lorsque les journaux colonialistes habitués à étouffer par le silence les écrits des patriotes lui tressent des couronnes en de longs articles dithyrambiques, nous sommes fondés à trouver l'affaire suspecte. Le colonialisme est si peu chevaleresque qu'il flétrit ce qu'il loue ».

Tout ce que produit l'intellectuel colonisé est important car, de par sa place même dans sa société, il est considéré comme une élite, par conséquent un porte-parole. Il ne peut donc pas s'étonner que le débat ainsi prenne un aspect politique qu'il s'y refuse et il y sera entraîné malgré lui autant donc se définir dès le départ.

M. Mostefa LACHERAF poursuit le débat. La région ne peut être une source d'inspiration pour l'intellectuel colonisé. Ce qui est bon pour Alphonse Daudet n'est nullement valable pour un romancier algérien « on part de fausses données ethniques et...à un tempérament exclusif, à un vertige intellectualiste ; on veut esquisser une sorte d'épopée : celle d'une collectivité montagnarde considérée à tort comme hétérogène et n'ayant aucune attache avec le peuple d'alentour. Bien qu'allusif et latent, ceci est grave et c'est précisément ce qui a plu à la presse colonialiste d'Algérie, à tous ceux qui cherchent à nier la vérité historique, à dresser les uns contre les autres les groupes d'une même famille que le milieu géographique et des conditions de toutes sortes ont différenciés en apparence sans affecter leur communauté d'origine et sa vocation ». M. MAMMERI répondait que « c'était un roman algérien, sur des réalités algériennes, un roman qui, comme tel, ne pouvait donc que servir la cause algérienne » ; en vain car le débat était à la mesure des thèmes coloniaux qui affirmaient qu'en Algérie il y avait une multitude de populations sans liens et qui ne pouvaient prétendre à l'unité d'un peuple.

Non décidément, le retour farouche aux sources ne pouvait libérer intellectuellement l'intellectuel de son déracinement. « Toutes les forces de création de nos écrivains et artistes mises au services de leurs frères opprimés feront de la culture et des œuvres qu'ils fourniront autant d'armes de combat. Armes qui serviront à conquérir la liberté », déclarait Mohamed DIB en 1950. Il ne s'agit pas de décrire mais de témoigner pour agir. C'est ce qu'applique M. DIB dans la « Grande maison » . Les autres jours où ils savaient qu'il n'y avait rien à manger, sans demander d'explications, ils s'allongeaient sur une couverture, une peau de mouton, par terre ou à même le dallage et observaient un silence obstiné. Le moment du repas, ils feignaient de l'ignorer .

M. FERAOUN poursuit son œuvre avec « La terre et le sang » et suit la misère de ses personnages qui partent même en France sur les chemins de l'émigration.

Nous avons retenu ici les œuvres principales de cette première période, celle du silence politique, constaté dans la société colonisée après les évènements du 8 mai 1945. Les œuvres sont là pour témoigner que ce silence n'était qu'apparent; elles expriment non seulement le malaise des intellectuels qui poursuivent leur aventure mais l'état même de fermentation politique précédant le 1er Novembre 1954. Un fait est significatif, cette production littéraire se concentre sur deux années 1952, 1954 et l'ensemble est couronné par «l'incendie» de M. DIB paru en 1954.

La critique de la société coloniale est plus ou moins nette chez les intellectuels; cependant leurs récits, leurs articles, leurs romans ont eu le mérite de tenter de montrer la vie quotidienne de leurs compatriotes et si le thème de la misère est présent chez tous, tous n'en saisissent pas toujours les vraies causes. Leurs œuvres sont une attente. Est﷓ce la leur ? Est﷓ce celle de leur société ? Une chose est néanmoins certaine, leur prise de conscience est celle de tout un groupe humain. Elle est celle de leur société qui émerge. Les intellectuels ne vivent plus une aventure solitaire; une communion s'amorce qu'ils salueront de toute leur âme pour beaucoup. Ils commencent à s'apercevoir que la «mystification de la culture» qu'ils ont connue n'est pas la seule et qu'à leur manière ils ont vécu l'expérience coloniale; que leur problème n'est qu'un élément d'un ensemble plus vaste et qui ne peut être résolu que dans la contestation globale.

L'obtention de prix littéraires à Paris ne supprime pas le déracinement et c'est avec son peuple et non seul que l'intellectuel se libère. Nous retrouvons ici le thème de la fusion, de la communion que développera plus tard Franz FANON dans «Les damnés de la terre». En décrivant la faim, la misère l'écrivain algérien n'est nullement déchiré entre deux cultures, il témoigne et en même temps se démystifie. Les intellectuels prennent conscience qu'il ne s'agit nullement de renoncer à la culture acquise mais plutôt de bien s'en servir et lorsqu'ils ne ferment pas les yeux, ils ne peuvent qu'être engagés; mais leur engagement n'est pas identique à celui d'un Camus décrivant dans ses articles la misère en Kabylie; ils prennent conscience que dans leur situation, s'ils s'expriment, les rapports établis par la société coloniale sont tels qu'ils ne peuvent que choisir leur camp. Ils ne sont pas des observateurs attristés, leurs paroles, leurs écrits, qu'ils le veuillent ou non, ne peuvent être dégagés de leur contexte social et historique. Ils sont eux-mêmes des colonisés. On applaudit à leurs essais, à leur exercice mais au﷓delà chacun de leurs mots n'est que l'expression d'une situation qui les comprend, les entoure, dont ils ne peuvent se séparer.

Arrivé à ce point de l'exposé, il convient de se demander si les œuvres littéraires d'expression française sont la seule représentation de la situation de l'intellectuel. Il est non moins vrai que la littérature algérienne se révèle à présent comme un témoignage sur une période, et plus encore sur la vie quotidienne. Certes, nous avons ainsi isolé parmi les intellectuels ceux qui se sont manifestés publiquement, par « la plume et le livre»' et qui dans tout pays représentent une minorité. Néanmoins, cette minorité dans le cas présent, est représentative à plusieurs titres de l'ensemble du groupe intellectuel tel que nous l'avons défini. Par ses œuvres, elle exprime non seulement les aspirations profondes de l'Algérie pendant cette période, mais encore les contradictions mêmes qui règnent dans le groupe intellectuel. Les romanciers et poètes expriment ainsi les différents mouvements et courants qui parcourent le groupe. Certes, ils n'en sont pas l'expression totale car, tout au moins pour certains d'entre eux, ils ont choisi l'inquiétude, ce qui n'est pas le cas général. Celle﷓ci transparaît dans leur œuvre et les pousse à écrire.

Le déracinement vécu, la situation de colonisé, la réflexion et les débats soulevés, quant à l'avenir de leur pays, les mettent en situation d'attente, attente d'un autre temps qui mettrait fin à un système économique, social, politique et culturel. Aussi bien le jugement que l'intellectuel porte sur cette période de l'histoire est-il un jugement sur lui-même C'est du moins ce qui transparaît à travers les discussions avec des étudiants algériens. Les thèmes développés par chacun sont assez identiques : «l'intellectuel a été le premier à appréhender la réalité sociale de son pays». «C'est l'élément avancé dans sa société». Il a contribué à forger la conscience nationale».

Tous s'accordent ainsi à lui reconnaître une place dans sa société et le rôle qu'il a joué dans la phase de préparation à l'insurrection. Chaque intellectuel en a témoigné à sa manière et en s'exprimant dans des œuvres littéraires ou poétiques pour certains, ils ont parlé de leur propre exil. «Quoiqu'il fasse, l'homme est exilé», dit J. AMROUCHE, «l'un des privilèges du poète est de sentir la douleur de l'exil plus intensément que tout autre».

Il s'agit donc à présent de rechercher si l'engagement que l'intellectuel souhaite lui donne une nouvelle dimension.