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Le maître et l'élève Le syndicat et la grève La médiocrité et la relève

par Abdelhamid Charif *

Un élève incapable d'emprunter et traverser la passerelle que lui dresse et aménage son enseignant, et ne pouvant donc franchir et dépasser son maître, n'est pas un bon élève.

La constatation ne véhicule aucune forme de sévérité, car après tout, sur le plan pédagogique, c'est toujours grâce aux élèves moins brillants que les bons professeurs sont contraints de mieux enseigner. Ce sont plutôt les piètres arro seurs qu'il faut soit arroser et abreuver convenablement, ou bien alors braquer carrément vers d'autres métiers. Quand un mauvais enseignant répond à un bon élève, ce dernier finit souvent troublé et confus, ne comprenant plus sa question, jusqu'à douter et remettre en cause de précédents acquis. Un mauvais enseignant, ça ne doit exister qu'en exception identifiée et assumée, confirmant la règle et rasant les murs. Sinon, c'est tout l'enseignement qui cesse alors d'exister !

Ce n'est pas l'incompétence professionnelle seule qui fait un mauvais instituteur, car avant même d'enseigner ce que l'on sait, on prêche déjà par l'exemple ce que l'on est et ce que l'on fait. Même sans aucun pouvoir administratif, l'autorité et la responsabilité d'un enseignant sont immenses.

Dispenser régulièrement le savoir c'est forcément continuer à en acquérir sans cesse, et un bon maître est obligatoirement un élève modèle. Si on n'éprouve aucune satisfaction à apprendre et partager, on ne peut ni étudier ni enseigner ; et l'esprit socio-revendicatif finit alors abusivement par éclipser et éroder tout sens de responsabilité. Et ce vertueux enseignant que Ahmed Chaouki, le prince des poètes, n'hésitait pas, au début du vingtième siècle, à hisser presqu'au rang des prophètes, se métamorphose dangereusement alors en gréviste récidiviste, revendiquant une contrepartie revalorisée pour une mission qu'il a lui-même déjà biaisée, et qu'il n'est sans doute plus capable d'accomplir convenablement.

Dans le secteur de l'éducation comme ailleurs, les bras cassés avérés qui, paradoxalement, au lieu de penser à des mises à niveau, se croient plutôt super-compétents et indispensables, perdent la majeure partie du temps professionnel en casse-pieds syndicalistes, à réclamer des droits que méritent d'autres individus. Un travailleur sérieux et donc suffisamment compétent tend toujours, contre vents et marées, à privilégier l'exercice de ses aptitudes, en s'épargnant en prime l'insatisfaction chronique, frustrante et handicapante.

La pyramide de l'irresponsabilité

Il est plutôt facile diront certains, et non sans pertinence, de tirer sur l'ambulance des enseignants. Cette relevance reste toutefois très relative, voire infondée, car on ne peut pas prétendument dénoncer et combattre l'injustice en se ralliant à la médiocrité régnante qui en est la cause, en prenant en sus l'école en otage et torpillant irréversiblement le système éducatif. L'enseignement démocratisé et gratuit est certes méritoire et louable, mais son dilemme cruel c'est de constituer le champ d'apprentissage et recyclage privilégié pour les politiciens étriqués, aux formations douteuses, illégitimement installés, mais étouffant d'opportunisme et populisme, et absolument convaincus de suppléer l'incompétence par la ruse et malice. Ce qui finit toujours par miner et saper l'instinct naturel d'apprentissage, et inhiber toute motivation scientifique, l'inflation quantitative des diplômes parachevant fatalement ensuite l'évacuation définitive de la qualité.

L'addiction à la grève et sa planque affûte le tramage des prétextes pour déclencher une nouvelle action, chaque fois que le besoin vital se fait pressant. Le système éducatif algérien détient ainsi tous les records pédagogiques minima. Composant avec des étudiants grévistes dans un grand établissement universitaire, un ministre de l'Enseignement supérieur affirmait, au début des années 80, qu'il était prêt à donner des biberons aux étudiants. C'était la période de la généralisation du principe de rattrapage, et certains verdicts préconisaient comme dénouement d'en organiser plusieurs successifs jusqu'à ce que réussite des perturbateurs s'ensuive. Concurrence oblige, ces scandaleux privilèges de la fronde vont par la suite donner naissance à une multitude d'organisations estudiantines singeant la carte politique, justement parce que composée en majorité d'une pléthore d'exemples à ne pas suivre. Et ces différentes affiliations parasites n'arrivent à s'entendre que sur le passage du témoin relayant les grèves.

Avec l'avènement de la «Âataba», ou abattement circonstanciel, du Baccalauréat, permettant aux grévistes de décider du contenu de l'examen, on n'a plus à bosser dur les parties difficiles, il suffit d'un débrayage pour les sauter. Le système éducatif se nourrissant de lui-même, des années plus tard, la triche n'est presque plus perceptible de l'intérieur, avec une symbiose totale entre le maître plagieur et son élève copieur d'une part, et les bilans officiels concordants des taux de réussite, soigneusement harmonisés à la hausse, d'autre part. Au milieu des années 70 déjà, avec l'euphorie entraînante du réseau parallèle et ravageur, de raccourcis irrationnels d'accès à la Licence en Droit pour les moudjahidine et autres dignitaires, un enseignant soviétique avait bien prédit tout cela. S'adressant à ses étudiants polytechniciens qui, éprouvant quelque mal à enrober leur suffisance, ironisaient sur certaines formations et sur l'aberration des raccourcis, il leur dit : «Rigolez, rigolez, demain ce seront précisément ces gens faibles qui vont vous gouverner !». Ayant bien roulé sa bosse en URSS avant de débarquer en Algérie, il ajoute : «Vous savez, votre pays sait très bien comment identifier et sélectionner la crème. Mais vous allez voir, c'est pour la jeter ensuite à la mer !»

La ruse en mode de gestion

Seul un imbécile, et de surcroît lâche, père ou responsable, peut se réjouir d'abuser et rouler sa famille ou ses subordonnés en rusant en position de force.

La ruse et la malice font normalement partie de l'arsenal défensif instinctif auquel toute créature peut recourir en cas de nécessité pour se sortir d'un danger ou d'une embûche, et l'usage animal est à cet effet très instructif. Les bêtes n'en abusent jamais, et ne l'utilisent que loyalement pour leur survie dans un fair-play exemplaire. Il s'agit donc d'une ressource de réserve que l'on utilise seulement en situation défensive, et non en position de force, les prérogatives de l'autorité devant plutôt modérer et contrôler les pulsions abusives.

La ruse d'un responsable vis-à-vis de ses subordonnés incarne donc plus une faiblesse et lâcheté qu'une quelconque habileté, et ne fait que révéler un abject abus de pouvoir et trahison de la confiance. Et ceux, parmi les abusés, qui confondent ces subterfuges avec intelligence et compétence, ne font ainsi que flatter et encourager les despotes ; et loin de dépeindre une quelconque naïveté bénigne, ils manifestent plutôt leur imbécilité préjudiciable. Ils affichent aussi et surtout, au grand jour, leur dangereuse prédisposition à faire autant, sinon pire, à la moindre opportunité qui peut s'offrir devant eux.

Les disparités et faiblesses humaines sont des bénédictions et imperfections d'origine, parfaitement dosées par Le Créateur, et qui, fort heureusement, n'affectent en rien les choix responsables fondamentaux de la vie. Les voies de la sagesse et la vertu et celles du vice et la perversion sont librement et équitablement accessibles à tous. Autrement dit, les êtres humains ne peuvent pas être tous des prophètes, ni tous des savants, ou champions, ou rois, ou leaders, mais ils peuvent tous être sages.

Le vice et la vertu coexistent toujours conjointement en filiation rapprochée, et un vice ne se développe franchement que si la personne se met à haïr la vertu conjuguée.

Un leader doit être suffisamment intelligent pour connaître et comprendre les autres autour de lui, et suffisamment sage pour se connaître lui-même ; et le pouvoir authentique c'est d'anticiper les difficultés et de diriger les autres tout en se maîtrisant soi-même. Le choix des collaborateurs est l'une des décisions les plus comptables. On doit savoir à qui transférer utilement une partie des prérogatives, car si l'autorité peut être déléguée, la responsabilité quant à elle ne l'est jamais et demeure entière.

Sans devoir y recourir, un responsable sage et compétent ne doit cependant pas ignorer les signes et symptômes des ruses et machinations ténébreuses. Un entourage indigne ne manquera pas de maquiller la réalité devant le chef, et il n'y a pas plus ruineuse qu'une gestion travestie d'illusions de succès.

L'incompétence des leaders aggravée par l'arrogance, l'entêtement et le manque de sagesse peut coûter très cher, sur tous les plans, y compris causer la débâcle du système éducatif. La forme extrême peut faire appel au chantage de la violence et la peur permettant d'obtenir l'adhésion enthousiaste ou forcée, en échange de la précieuse sécurité. En s'entêtant à pousser la faillite jusqu'aux suicides par désespoir de certains, les leaders irresponsables peuvent se retrouver alors coupables de crimes parfaits, avec absence de mobile.

Les erreurs stratégiques se payent et le système éducatif est une des monnaies d'échange privilégiées. L'école et l'université ont désormais été rattrapées par les dérives cumulées, y compris ces graves décisions des années 90 sous-tendues par des désignations et choix catastrophiques, quand l'aventurisme en mal désespéré de suppôts, aussi opportunistes que dociles et serviles, était contraint d'adopter obstinément contre-nature la moralité et la compétence comme des critères de marginalisation. De grandes ressources ont été mobilisées pour manigancer des subterfuges pourris, telle cette déstabilisation et éjection d'un ministre de l'Education, jugé trop compétent et insuffisamment docile.

Les paliers de l'irresponsabilité : Incompétence - Echec - Trahison

«Les hommes ne trahissent jamais plus facilement ni plus fortement leurs projets que lorsqu'ils échouent», Jean-Paul.

L'échec et la trahison, telles sont les deux dernières marches de la descente vers l'abîme, qu'on risque d'emprunter quand on franchit la première qu'est le seuil de l'incompétence.

A force de rabâcher pendant des décennies le slogan «L'homme qu'il faut à la place qu'il faut», nous avons fini par le considérer naturellement inné et acquis, et donc exempt de toute application sur le terrain. Et c'est ainsi que nous avons semé l'incompétence à travers la complaisance d'abord avant de l'étendre à la pactisation et corruption.

C'est la compétence qui définit l'étendue de la responsabilité et non l'inverse. La compétence fixe le rayon de la sphère de responsabilité pouvant être assumée. Et la sagesse de base est de ne jamais franchir le seuil d'inaptitude, au risque de faire éclater le ballon trop gonflé.

Même si une personne sage peut apprendre de ses erreurs et celles des autres, la compétence ne bénéficie de l'expérience des années que si elle existe déjà au départ, autrement dit si elle est initialement positive. Sinon, la règle d'amplification algébrique recommanderait plutôt l'inexpérience comme solution de moindre préjudice. L'incompétence n'est donc jamais innée, elle est toujours provoquée et acquise par manque de sagesse et discernement, quant à l'appréciation du seuil d'incapacité. En doublant la charge que son âne transporte habituellement, le propriétaire de l'animal perd toute sa marchandise. Et c'est précisément ce qui arrive dans plusieurs secteurs, et notamment avec les livraisons du système éducatif. Des individus portant des costumes trop grands pour eux ont fini par tailler et déprécier à leur envergure la valeur des diplômes algériens, rivalisant jadis avec les meilleurs.

L'incompétence acquise mène invariablement à l'échec. Et les échecs répétés et non assumés acculent et poussent les auteurs à chercher et négocier lâchement des soutiens et appuis là où il ne faut pas, y compris auprès des ennemis de l'entreprise ou de la nation. La trahison est ainsi nommée, même si les auteurs s'entêtent à tenir cette roublardise pour une prouesse de l'intelligence

La trahison soutenue et l'aplaventrisme devant un ennemi historique est aussi indigne que compromettante et préjudiciable, à plusieurs égards. Elle conforte en outre l'arrogance de cet ennemi d'hier et l'empêche de faire son mea-culpa, et écarte ainsi toute possibilité de repentir et réconciliation.

Il ne fait aucun doute que la présente réflexion, et d'autres similaires, ne pourrait aspirer à être d'une quelconque utilité que pour des générations futures. Les responsables de la tragédie, et leurs relais, ne verront évidemment jamais les choses sous cet angle. Ils s'entêteront jusqu'au bout en considérant ces symptômes comme de simples dommages collatéraux d'une opération de sauvetage d'envergure dont ils sont les héros, et méritant ainsi tous les hommages et récompenses. Les camouflets et affronts diffamatoires publics accompagnant les scandales compromettants et les butins récoltés par les sauveurs, sont certes humiliants et blessants, mais, loin de les tempérer et assagir, ils vont plutôt conforter leur illusion d'avoir travaillé dur et semé avec sueur et mérite. Prétendre qu'il est facile de sortir d'une crise multidimensionnelle, c'est tout simplement se porter candidat à la relève pour perpétuer le statu quo en changeant juste de décor. La réhabilitation d'un système éducatif démantelé fait partie des chantiers démentiels, et est sans doute le plus titanesque. Il est donc très difficile de conclure par une note d'optimisme, à moins de fantasmer sur une sorte de «dictature scientifique», paradoxe hélas incompatible et inconcevable.

L'histoire glorieuse du pays et ses prodigieux sacrifices doivent toutefois fermer la porte du désespoir. Cela prendra du temps, des générations, mais arrivera bien ce jour où l'Algérie se réveillera avec de nouveaux dirigeants, ne craignant pas de rendre le tablier et les comptes, dussent-ils être des descendants dynastiques des actuels dirigeants. Ils auront un regard rétrospectif peu fier, plutôt de répugnance, envers cette sombre page de l'histoire du pays, et changeront résolument de cap.

Définitivement enterrés avec nous, nos vices pourront peut-être alors servir d'enzymes microbiennes, brassant et catalysant le sang des martyrs pour régénérer nos vertus et valeurs perdues, telles des doses de poison nécessaires à la conception des vaccins et remèdes.

* Professeur, King Saud University