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La mémoire tourmentée

par Kamal Guerroua

Faut-il craindre les crises de mémoire ? Non, bien sûr. Faut-il s'y initier ? Oui, absolument. Car cela fait     partie de l'hygiène de vie de la nation. D'abord, il s'agit de mettre en garde contre le danger que le monde mémoriel devienne un champ de bataille entre les faiseurs d'opinion aussi bien dans les médias que dans la classe politique ou la scène culturelle. Ensuite, il incombe aux historiens de s'approprier l'étude de l'histoire dans le noble objectif d'éviter les confusions et les cafouillages qui peuvent servir d'alibi aux marchands de la mémoire. En réalité, lorsqu'on gère les composantes du destin collectif comme un fonds de commerce, on cessera de cultiver les principes du vivre-ensemble. La mémoire est un précieux trésor qui ne doit jamais être abandonnée aux polémiques insensées.

Or, ironie du sort, si par exemple l'écrivain marocain Abdelkébir Khatibi (1938-2009) parle quand il évoque la période coloniale du Maghreb et de son Maroc natal de «mémoire tatouée», il serait peut-être plus judicieux de nous en tenir dans le contexte algérien de nos jours à une mémoire d'un autre genre, tourmentée celle-là. Une mémoire qui, outre le fait qu'elle soit blessée, nous fait courir le risque de la peur stupide de notre histoire, de nous-mêmes, des autres et surtout du lendemain. Cette grande mémoire hypocritement surnommée «le seul héros est le peuple», «parasitée» et incomprise qui nous paralyse à jamais et où tout semble figé : les positions, les attitudes, les préjugés, les clichés, les méfiances, les peurs... Avancer dans ce complexe écheveau et déranger les faux équilibres qui en faisaient la trame n'est pas chose aisée. Car, en plus d'être un facteur d'aggravation de tensions entre ses acteurs dont certains sont encore vivants, cette mémoire rend la rationalité du grand public frileuse vu le poids grandissant des émotions qui s'y rattachent. Cela est dû en principe au manque de témoignages écrits des protagonistes de la guerre de libération et aussi aux dégâts de la culture orale sur les consciences. Hormis les ouvrages de Ferhat Abbas, Benkhedda, Aït-Ahmed et quelques rares personnalités qui se comptent sur les doigts, on ne trouve devant nous qu'un désert historique qui ouvre la voie au flou et aux interprétations souvent partiales! Terrible comme on est prompts en Algérie à juger ceux qui, soit dit en passant, portent par leurs idées, leurs prises de position ou simplement leur sens critique, «atteinte» à l'histoire officielle dont se drape cette mémoire. Le principe de deux poids, deux mesures étant toutefois bien respecté dans ce cas précis d'autant que l'attitude ou la position des émetteurs de ces jugements varient en fonction des enjeux à conquérir sur le terrain et non pas, malheureusement, au regard de l'intérêt de la mère Algérie.

L'Histoire, bien sûr, celle qui porte sur ses épaules un grand H est manipulée. C'est une histoire à cheval entre surenchère et démagogie. Je parle, bien entendu, de cette histoire que l'on nous a enseignée à l'école «fondamentale» et que l'on a bu à grandes gorgées via l'E.N.T.V et les circuits étatiques. Et qui est, au demeurant, à chaque fois remise en question de l'extérieur du système mais défendue à partir de son noyau dur et ses pions bien placés dans son orbite. Une guerre de tranchées qui n'en finit pas de dérouter plus d'un observateur. Mais pourquoi ? Tout bonnement parce qu'il y a toujours une part de mystère entretenu par le pouvoir, l'opposition, la famille dite révolutionnaire, et les autres acteurs de la scène «mémorielle» qui n'y sont pas nécessairement affiliés etc. Un mystère que l'on cultive de part et d'autre comme à dessein pour pérenniser ce suspense au long cours. On dirait que l'Algérie est un feuilleton sans queue ni tête. Ça tourne dans le vide comme un ovni, sans clap de début ni clôture de fin. Et dans l'intervalle du trajet, tout le monde revient, en courant, de ses illusions pour élucider le mobile de «cette série hors ligne» à la construction de laquelle il a pourtant vivement participé. Très lamentable ! Encore un pourquoi, peut-être ? Parce qu'on a mal démarré, embarqués que nous sommes dans un aéroplane défectueux au milieu d'un ciel nuageux, avec une visibilité qui avoisine le zéro. On imagine facilement la suite : une catastrophe ou un crash, sauf miracle divin ! Pour l'anecdote, il y a quelques années, je m'en suis presque venu aux mains avec un jeune étudiant de chez nous qui prétendait que Messali fut un traître (pour lui tout ce qui est relatif à l'épopée Messaliste dérive de la trahison!) C'est immanquablement ce genre de clichés qui furent véhiculés des décennies durant par l'école algérienne avec le cachet de la nomenclature en place et l'assentiment populaire tacite pour des raisons qui changent sans cesse (dictature, renforcement de la légitimité révolutionnaire, achat des décideurs par la rente d'une légitimité populaire d'ersatz ; puisée dans l'ignorance voulue et fabriquée dans l'inconscient des masses, en diffusant un sentiment faussement hyper-nationaliste pour titiller leur amour-propre et flatter par ricochet leur orgueil, à eux, etc.).

Dans les graines de ce discours, il y a sans doute un fort penchant pour la récupération machiavélique des dividendes de la mémoire algérienne minée, mal apprise, mal assumée et mal interprétée par des générations d'Algériens livrés à eux-mêmes sur tous les plans (politique, identitaire, social, culturel, etc.). Et le temps venu, c'est-à-dire lorsque l'attaque vient cette fois-ci d'un camp que l'on perçoit comme opposé ou périphérique par rapport au noyau qui fabrique les slogans ou les discours officiels, on remanie de fond en comble «le discours institutionnalisé», sujet de honte nationale, rien que pour faire de ce dernier (Messali) un héros hors pair, doué d'un pur nationalisme et d'une perspicacité exemplaire, en tentant à l'occasion d'instrumentaliser et de stigmatiser l'autre partie accusée tantôt de régionalisme, tantôt de pro-colonialiste. En Algérie, c'est d'ailleurs fort triste, le mot «traître» est souvent lâché par toutes les parties en conflit mémoriel sans jamais penser aux conséquences ! Pointer l'autre du doigt et se cacher derrière des montagnes de contre-vérités semble la méthode la plus à même de se forger des armes de persuasion aux yeux du grand public. Et à la pléiade des plumitifs maintenant d'installer l'orchestre du «karaoké» et de se charger de la promotion de la publicité du nouvel album, fabriqué maison ! Que doit-on penser par exemple quand un ex-haut responsable d'État avec tous ses honneurs de Moudjahid traitait Abane Ramdane de traître et «un historique», aujourd'hui mort et dénigré, lui également, par une contre-propagande qui remonte aux années 1960 avant de se racheter une respectabilité sous l'ère de Bouteflika, fulmine sa haine dans une chaîne satellitaire contre cet architecte de la révolution que fut Abane (le mot est de l'historien Benjama Stora)? Une seule chose : la différence n'a pas lieu d'exister chez nous, c'est comme si dans la vulgate officielle qui s'est propagée un peu partout aujourd'hui, personne n'ouvre droit à la diversité.

On doit être de la même religion, de la même langue, de la même histoire, prendre son petit déjeuner s'il le faut avec le marc du café d'antan, manger de la même soupe, dîner avec le même discours et survivre les neurones vissées, avec un disque compact conçu pour les mêmes idées, les mêmes réflexes et les mêmes positions! C'est extrêmement incroyable ce qui nous arrive. Avant que Bouteflika ne vienne au pouvoir, Messali fut banni de toute l'historiographie et son dossier est classé dans les archives noires. Et depuis, l'homme est réhabilité avec des figures de proue de la révolution de 1954 (colonel Chabani, Mohand Oulhadj, Abane Ramdane, etc.). Démarche honorable à l'époque mais peu satisfaisante car elle n'est jamais suivie par le débat contradictoire et la recherche de la vérité. Tout chez nous est sujet aux polémiques boiteuses. Je me rappelle bien que dans le début des années 2000, une poignée de la famille islamo-conservatrice s'est opposée à la tenue d'un congrès scientifique sur la pensée de Saint Augustin, l'enfant de Thagast (Souk-Ahras) algérienne ! Motif invoqué : le personnage est chrétien et cela nuirait à la culture islamique, aux mœurs et aux coutumes d'un pays foncièrement musulman. En plus, cela participe à leurs yeux de cette campagne d'évangélisation menée en Algérie par des cercles occultes dans le seul intérêt de l'Occident! Or, curieusement, cette famille conservatrice oublie que Saint Augustin est un prêtre qui était né en Algérie avant même la venue de l'Islam en Arabie!