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Le message de Mammeri

par Tarik Djerroud *

Au chapitre consacré aux prophètes, la mémoire universelle nous a transmis les efforts du prophète Noé qui, à l'imminence d'un déluge dévastateur, fit appel à ses fidèles et réunit un couple de chaque espèce animale vivante.

La morale du conte était de sauver les espèces et pérenniser la vie sur terre. Quelques siècles plus tard, sillonnant la Régence d'Alger en long et en large, Hamdan Khodja, si ironique fût-il, ne croyait pas si bien dire en comparant les maisons kabyles aux arches de Noé. Mieux que la forme architecturale, l'intérieur des maisons déborde de cette richesse humaine, animalière et où l'on peut humer cette diversité d'aliments frais ou conservés, où l'on peut apprécier un chapelet de prescriptions morales et de stricte politesse. A At Yenni, comme ailleurs, la transmission des valeurs de respect et de l'effort est élevée au rang de mission sacrée. Le tintement et la brillance des bijoux font la renommée des orfèvres locaux. C'était aussi dans l'une de ces maisons kabyles que naquit Mouloud Mammeri : ciseleur du verbe, pèlerin infatigable et collecteur insatiable. Sauvegarder des pans de notre culture orale était sa raison d'être, la matrice de toute sa vie. « Il était temps de happer les dernières voix avant que la mort ne les happe. Tant qu'encore s'entendait le verbe qui résonnait depuis plus loin que Syphax et que Sophonisbe », disait-il, comme un jaloux antiquaire du patrimoine immatériel.

L'ambiance du foyer kabyle, l'odeur d'huile et de foin, entre autres, accompagnèrent les pas du jeune Mouloud. En montagnard qui se respectait, il apprit très tôt le code de l'honneur et l'art de vivre ensemble en milieu villageois dont les règles se transmettaient oralement, à l'école de tajmaât (Assemblée villageoise). De la rime des vers et du verbe ciselé, il en goûtait constamment auprès de son propre père, amin (Président du Conseil) de son village qui en récitait pendant des heures. Nous voici donc devant une âme entrée très tôt en résonance avec les strates culturelles et identitaires de cette belle contrée.

Né en 1917 à Tourirt-Mimoun, l'enfant Mouloud étudia dans son village natal avant de faire trois crochets studieux : le premier à Rabat, le deuxième au Lycée Louis le Grand à Paris et enfin le lycée Bugeaud à Alger où il s'imprégna, tour à tour, des autres cultures du monde, notamment grecque et latine, riches en idéaux, en beauté et en humanité. « Elles continuent de m'éblouir et auxquelles j'ai conservé une fidélité têtue », dira-t-il en 1972 dans les colonnes d'Algérie Actualité. Ses sorties sur le terrain le laissaient admiratif surtout lorsqu'il découvrit que la langue des Marocains ne différait point de la sienne propre. Cet horizon fit germer des interrogations au fond de lui et il gigotait de curiosité, pour ainsi dire, comme une jeune pousse qui cherchait une place au soleil. En 1939, à peine âgé de 22 ans, Mouloud signa un premier article, dans les colonnes de la revue marocaine Aguedal, intitulé « La société berbère » dans lequel il notait la fragilité de cette société malgré son épaisse carapace résistante à la colonisation. Ce premier article fut un détonateur silencieux qui bouleversa intrinsèquement son univers. Curieux, il commença avec joie à consigner des proverbes, des maximes, des contes et collectait un répertoire de mots. Cette pratique devint une tradition d'enfance qu'il perpétua tout au long de sa vie tant il était conscient, comme l'affirma Voltaire, que : « l'écriture est la peinture de la voix ». Oui, le linguiste sut coudre dans la langue de Voltaire pour donner vie aux paroles des petits enfants de Massinissa.

Appelé sous les drapeaux de l'Empire, il découvrit le goût chatouillant du baroud lors de la campagne d'Italie. Puis, l'adieu aux armes se fit en retournant caresser doucereusement les mots afin de poursuivre la passionnante quête de Soi et l'interminable construction du Moi collectif. Ce fut une longue marche. Après un regard sur le milieu sociétal où il avait bourgeonné, il tourna le regard pour autopsier l'évolution de la poésie kabyle dont les premiers résultats furent publiés dans les colonnes de la Revue africaine, en 1950. Il écrivit : « Il est naturel qu'une poésie primitive ou semi-primitive soit plus qu'une autre révélatrice de l'évolution d'un groupe social ». Ainsi, la poésie était hissée au rang de miroir de son propre milieu. La « pieuse littérature » était presque un domaine réservé aux marabouts, et « les poèmes guerriers et politiques, au contraire, sont l'œuvre du peuple tout entier ». A l'orée de la trentaine, il se mit en tête le projet d'écrire un premier roman. « La colline oubliée » vint au monde en 1953, prélude à une riche carrière. Puis une querelle explosa et qui, assurément, n'a pas encore livré tous ses secrets ! A l'heure où le nationalisme algérien était effervescent, une guerre sans préavis éclata, en filigrane, entre les laudateurs du roman primé par le « Prix des Quatre Jurys » et ceux qui voulaient éloigner Mouloud de l'emprise colonialiste. Refusant le prix, il prit aussi ses distances de l'escarcelle des ténors du « Jeune musulman ». Le déclenchement de la Révolution donna enfin au jeune romancier l'opportunité de clarifier son camp et d'affirmer ses positions. Avec « Le sommeil du juste », il fit le point avec le système colonial en avançant le triste constat de l'absence de justice, d'égalité impossible et d'une fraternité introuvable entre des Européens dominateurs et des autochtones asservis à merci. Il grossit ainsi les rangs des maîtres fondateurs du roman algérien moderne dont le dénominateur commun était leur penchant manifeste pour la littérature de combat. Nourris d'un verbe recherché et voluptueux, les textes brillaient par des métaphores croustillantes en images et en messages. Dans « Une lettre à un Français » destinée à Jean Sénac, en 1956, l'enfant d'At Yenni se montra tourmenté par la tragédie que traversait le peuple combattant d'Algérie. « Voici plus d'un an que je n'écris plus rien », avouait-il à son ami, meurtri. Guère tendre avec « cette machine à broyer? la plus laide de l'homme » qu'est le colonialisme, Mouloud consentit à informer M'hamed Yazid, le représentant du FLN à l'ONU en 1957, du « durcissement des deux positions : la française et la nôtre,?, nous nous sommes mis d'accord de suspendre la décision politique à la décision des armes ».

Lorsque l'indépendance survint quelques années et d'autres batailles plus tard, Mouloud préféra retourner à ses moutons : enseigner, lire, écrire et surtout chercher et transmettre, avec la foi d'un missionnaire. Aussi se retrouva-t-il enseignant à l'université d'Alger et dirigeant le Centre de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnologiques. Dans une bulle pourtant suffocante, il sut tirer une vitalité intellectuelle très fructueuse armé d'une subtilité de survie en milieu hostile et très contraignant. Sans « m'as-tu-vu ? ». Esprit modeste et tout entier attaché à sa cause. Un temps, il pilota l'Union des écrivains algériens avant de rendre le tablier et se remettre au travail individuel pour enfin publier « L'opium et le bâton ». Il se mit à la collecte des poèmes de Si Mohand, les oracles de Cheikh Mohand Oulhocine. Puis, à l'ombre d'une arabisation touts azimuts, il rédigea une grammaire dédiée à Tamazight -avec la graphie latine qui cependant ne fait toujours pas l'unanimité. Sa langue étant malade, peu de personnes voulurent s'approcher de son chevet avec des soins consistants et appropriés. « Tes rapports avec le pouvoir (tous les pouvoirs) ont été très clairs ; une distance souveraine (?) Tu n'acceptais aucune contrainte, aucun boulet à ton pied, aucune laisse à ton cou. Tu étais par excellence un homme libre. Et c'est ce que « Amazigh » veut dire. Cette liberté t'a coûté cher », se rappelait feu Djaout en 1989.

 Cette persévérance faite homme distinguait Mammeri d'une aura radieuse et, tel la limaille et l'aimant, un collectif d'étudiants se mit autour de lui pour butiner de sa Tamusni, le savoir pratique comme il aimait définir la science temporelle. Mais les cours de tamazight se faisaient tard, et bientôt ils se feront rares. Rendue obsolète par les décideurs, la chair de tamazight ferma ses portes. Oust ! il y avait comme une malédiction frappant la question linguistique traduite par une chape de plomb insupportable. Si le déni renvoie à la solitude, la solitude a des vertus insoupçonnables. Réfléchir autrement, agir en s'appuyant sur d'autres leviers, rester concentré sur ses projets. Et surtout être vigilant devant l'imminence d'un danger. « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », avança Mammeri en préambule de son court essai intitulé « La mort absurde des Aztèques », publié en 1972. Mexico était le nombril du monde avant de sombrer dans le chaos : malgré leur esprit de résistance, les Aztèques finirent par succomber sous les dagues des conquérants espagnols. Le tableau ainsi peint ne souffrait d'aucune équivoque, il lui fallait tirer une sonnette d'alarme annonciatrice d'une extinction prochaine si rien ne changeait. Face au délire médisant que Tamazight était agitée par la main de l'étranger, Mouloud incarnait la résistance, le travail consistant. Face à la violence, Mouloud choisit la douceur de la pertinence, qualité rare mais efficace, qui n'a d'égale que la force tranquille d'un Larbi Ben M'hidi enchaînée par l'infamie soldatesque de Bigeard. « Celui que la rivière emporte, s'accroche même aux branches épineuses », rappelait-il dans le même essai, en paraphrasant une maxime du terroir kabyle.

Rester vaillant était un principe et une stratégie car, même au creux de la vague, « l'inquiétude n'exclut pas la lucidité », sermonnait-il pour appuyer une sérénité à toute épreuve, caractéristique des anges gardiens de la culture ancestrale. Au même moment, accoutumé au soleil d'Alger et au ciel maussade de Paris, il apprit vite à ses dépens que le soleil de la liberté, quant à lui, luisait mieux sur la ville Lumière. La liberté éditoriale y était propice pour faire tonner la sonorité du verbe kabyle, gicler la suavité de la sagesse ancestrale et donner à la culture locale quelques ailes pour se faire connaître sur une plus vaste échelle. Il fallait sauvegarder le patrimoine, autant que faire se pouvait, pour éloigner le spectre du destin des Aztèques ! Fruit de longues années d'écoute et de traduction, chevauchant entre les dédales des siècles à la recherche des résidus des pépites de l'oralité dignes d'être immortalisées par l'écrit, son essai portant un titre sans maladresse, sans connotation raciste, « Poèmes kabyles anciens », sortit en librairie, où l'on pouvait lire en substance : « Le temps n'est plus où une culture pouvait se tuer dans l'ombre, par la violence ouverte, et quelquefois avec l'acquiescement aliéné des victimes. En ce siècle de monde rapetissé, où les contraintes d'une civilisation technicienne tendent à niveler la vie des hommes, désormais la somme des variantes civilisationnelles fait peau de chagrin ; il n'est pas vain d'en pouvoir sauvegarder le plus grand nombre». Noé n'en pensait pas plus en alertant ses contemporains !

En ce début mars 1980, Mouloud Mammeri accorda une interview au quotidien français Libération où il démontra que Tamazight n'avait guère de secret pour lui, son arc de prédilection pour le polyglotte qu'il fut. Et dans la foulée, une conférence autour des « Poèmes kabyles anciens » prévue pour le dix mars 1980 fut annoncée. A 63 ans, Mouloud Mammeri était déjà un intellectuel de grande renommée. En signe de respect, à côté de son prénom était estampillé un insigne d'honneur : un dda marqueur de pondération -l'équivalent du Sir dans la culture britannique. Cependant, la conférence de Dda Lmulud fut annulée et la rue s'embrasa. Evoquer le passé, consacrer un ouvrage pour exhumer la parole des aïeux, faire une quête des origines qui tendait vers une quête identitaire allait renfrogner les vigiles de la pensée unique. L'annulation de la conférence avait les accents pavloviens des allergiques à l'Histoire.

Cette annulation faisait directement écho à la réception faite à l'ouvrage de Taha Hussein intitulé : « Autour de la poésie antéislamique », paru en 1926. Une levée de boucliers énergique accompagna les deux ouvrages. Une excommunication sordide frappa les deux auteurs. Si Taha Hussein fut traîné en justice, Mouloud Mammeri subit une offensive signé par K.B. (probablement Kamel Belkacem), journaliste au quotidien étatique El Moudjahid, dans un article au titre chargé de sous-entendus : « Les donneurs de leçons » auquel Mouloud répondit d'un limpide : « Le malaise kabyle ». L'annulation de la conférence fut une bastonnade de trop pour la population. Des lignes bougèrent. Décomplexée, la population s'ouvrit au débat autour des valeurs de l'Algérie et des compositions hybrides de l'identité nationale en particulier. Ce fut un mémorable printemps destructeur des chimères qui laissait éclore des fleurons de la pensée. Les tentatives de briser Mammeri ne firent que renforcer ses convictions et magnifier son aura.

Graine fertile à la plume lucide, il clôt son cycle romanesque par un regard intransigeant dans « La Traversée » incarnée par un journaliste désabusé. Son regard calme sur trente ans d'indépendance nous renvoie à un Mouloud insatisfait des réalisations et inquiet au vu des dérives idéologiques et autres métastases intégristes naissantes. Avec un cercle de volontaires, il fonda à Paris la revue Awal, le verbe : paradigme de la culture, pierre angulaire de l'identité et âme du peuple. Bourdieu, le jumeau intellectuel de Mammeri, disait : « instrument de communication, la langue est aussi signe extérieur de richesse et un instrument du pouvoir ». Awal demeure, depuis, cette tribune d'où s'expriment le désir de dire, le droit d'exister et le plaisir de nouer des contacts avec la communauté humaine par la seule magie du verbe.

Généreux à souhait, Mammeri ne s'avouait aucune fatigue, ne confessait aucune lassitude. Même s'il était privé des ondes de la radio et des images de la télévision, tenu éloigné des colonnes de la presse écrite, il restait par ailleurs un conférencier assidu pour faire face au Gouvernement du déni. Semblable à Malek Ouary avec lequel il partageait la sève littéraire -intertextualité disent les critiques littéraires- il était cet insatiable puisatier qui allait jusqu'au fond du Touat pour drainer un torrent de chants folkloriques intrinsèquement habités par l'imaginaire et le vécu des hommes du désert. « Ahellil de Gourara », publié en 1985, enrichit sa palette de publications et consacra la beauté des traditions locales et loua l'esprit créatif et enjoué de son peuple.

Depuis de longs siècles, l'arche de Noé dort quelque part à Ararat, dit-on. L'œuvre de Dda Lmulud, quant à elle, s'acheva en 1989 lors de son retour d'un colloque au Maroc où il succomba dans un accident de voiture, près d'Aïn-Defla. Son arche à lui était emplie de romans, d'essais, de pièces de théâtre et d'une foule de recherches et de conférences. Au faîte, il y avait son ton libre et mesuré. En poupe, il y avait son respect pour les cultures qui, mises en harmonie, irriguent le vivre ensemble dans un esprit de tolérance. La soute de l'arche montre la magnificence et surtout la pluralité de Tamazgha qui appelle à libérer et décomplexer le peuple.

Désormais, l'arche avance, sans Mammeri. Là, à At Yenni, entre les siens, l'Amusnaw se repose aux pieds du Djurdjura arrosé par le chaleureux soleil d'Algérie qu'il aimait tant. Son œuvre porte dorénavant en épigraphe le testament suivant : « Nous avons défraîchi le terrain, à présent, il appartient aux autres de continuer ». L'Amusnaw était clair dans son message : Tamazight a besoin d'autres forces, d'autres volontés. Sauvegarder d'abord. Promouvoir ensuite. Jusqu'au rayonnement.

* Romancier